Habiter, quoi de plus évident ? Et pourtant nos sociétés traitent l’habitat comme un bien parmi d’autres. Or l’habitat n’est pas même un droit social comme les autres, au sens du droit au logement. Car celui qui perd cette prise là, comment pourra-t-il reprendre pied, renouer des liens, se refaire une capacité de travail ? Comment pourra-t-il garder une estime, un minimum de maintien de soi. Celui qui n’a pas d’intimité possible, dont l’intimité est dehors, parce qu’il n’y a plus de séparation possible pour lui entre le dedans et le dehors, ne peut être propre. Il faut avoir un dedans pour pouvoir sortir. Quelqu’un qui est sans cesse dehors, exposé aux regards, ne peut plus sortir. Le maintien de soi, l’identité même, supposent un espace inaliénable. Habiter est donc non seulement un droit civique radical, fondement concret de tous les droits et sans lequel ceux-ci sont des chimères, mais une condition de l’existence.
Une condition de la coexistence, aussi car il n’y a pas d’habitat solitaire. On habite par autrui, avec autrui, et pour autrui. On se découvre dans l’existence à partir d’une demeure parentale d’où l’on apprend peu à peu à sortir, où l’on apprend à cohabiter avec d’autres, à nous mêler à d’autres. On y apprend à avoir des proches, à distinguer le proche et le lointain, à accueillir des étrangers qui peuvent devenir des proches, des très proches parfois — et que sont d’autres nos enfants ? On y voit un investissement sans prix, un soin qui sait qu’il n’aura jamais son salaire. L’économie, du grec oikos, maison, c’est d’abord ce par quoi les humains se protègent de l’adversité, en recevant et en se donnant les uns aux autres un habitat durable, une demeure. Et il est certain qu’il n’y aurait rien sans cette cohabitation qui porte l’espace physique à la dignité d’espace humain, sans ces attachements.
C’est d’ailleurs une condition de l’existence économique elle-même : comment entrer dans les échanges si l’on n’a pas de quoi en sortir ? Pour échanger, il faut avoir un point d’appui inéchangeable. Pour montrer de quoi l’on est capable, pour se montrer, il faut pouvoir se retirer. Il faudrait donc que chacun dispose d’une dotation d’habitat, mais inaliénable, indisponible : on peut rendre à César ce qui est à l’effigie des échanges humains et de leur rémunération, mais il faut rendre à Dieu ce qui est à son image, l’être humain dans la pleine reconnaissance de sa subjectivité c’est à dire aussi de sa corporéité, créature parmi les créatures, habitant parmi d’autres. L’importance de l’habiter, c’est qu’il nous rappelle que nous sommes des sujets corporels : nous devons résister à l’emprise d’un Développement technique devenu fou qui prétendrait nous dématérialiser, nous délocaliser, nous déplacer sans cesse. On ne change pas de corps comme de chemise.
Nous pouvons ainsi rapporter la folle croissance de nos échanges et de nos circulations à leur condition de possibilité : le fait simplement qu’il y ait des habitants. Oui, l’habiter est premier par rapport au reste de l’économie, dans sa double-entreprise de productivité industrielle et de consommation marchande. Car la première veut que le monde naturel ne soit qu’une ressource infinie de matières premières, et que l’histoire ne soit qu’une évolution linéaire où toutes les sociétés doivent passer par les mêmes stades de développement. Et la seconde suppose la réduction de l’humanité à l’uniformité de l’homo economicus livré à l’obligation de pouvoir entrer dans un échange rentable, le reste n’étant ni rationnel ni solvable.
Mais le monde nous a d’abord été donné à habiter, à cohabiter, et nous n’avons qu’à en rendre grâce. Non le transformer à tout prix, mais l’interpréter diversement, sans prétendre en faire notre œuvre ni notre propriété. Nous trouvons dans le Sermon sur la Montagne une prédication de l’insouciance qui nous appelle, avec les oiseaux du ciel et les lys des champs, à recevoir simplement le monde, comme un don, en deçà de tout notre travail, de toutes nos œuvres, de toute activité. Le corollaire de cette affirmation c’est ce que j’appellerai l’équivalence des habitats. Si nos habitats sont moins une addition d’objets que l’horizon sur lequel nous évaluons et partageons nos biens et attachements, cet horizon est a priori équivalent pour chacun. C’est ce principe critique qui pointe comment la couverture d’un mendiant peut avoir la même valeur qu’une riche demeure, ou que l’offrande d’une pauvre veuve peut être plus précieuse que toutes les autres. Ce principe de l’équivalence des habitats ne fonde aucune économie, mais donne un point d’appui extérieur pour critiquer sans fin toute économie, et pour augmenter la densité oeconomique du monde, sa diversité en mœurs, en manières d’habiter.
Paru dans Proteste n°106 mars 2006
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)