Alors que bien des pays émergents se lancent avec frénésie dans les bienfaits de la production-consommation, dans nos sociétés on n’y croit plus trop. Elles sont apparemment fondées sur le désir de consommer et le besoin de travailler, mais tout se passe comme si, discrètement, leur centre de gravité était en train de se déplacer. Le cœur n’y est plus, le moteur ne cesse de caler. Comme si notre imaginaire était en train de changer, ébranlant les présuppositions admises quant à ce qu’est une vie réussie. Ce léger déplacement dans nos images de la vie bonne, qui de proche en proche est en train de tout bouleverser, touche l’ensemble de la vieille Europe. Dans l’histoire, l’Europe n’a déjà que trop gagné, c’est pourquoi elle peut décliner, se dépenser, se dévouer à autre chose. Et si elle était en train d’inventer autre chose, de plus précieux pour le monde, de plus désirable ? L’Europe a connu la victoire, la richesse, la gloire, et se cherche un autre moteur. Et si elle s’apprêtait à proposer un modèle de société plus réellement alternatif aux modèles existants ailleurs dans le monde, qui ne serait pas fondé sur les redistributions d’une croissance dont elle sait d’expérience qu’elle n’est pas infinie ?
On me dira que c’est là un discours défaitiste qui se résigne au chômage massif, un luxe de nanti, ou une utopie romantique qui risque de désarmer la France dans une compétition mondiale où la moindre hésitation nous fait perdre des marchés. Mais dans mon propos il y a d’abord un constat ténu mais entêté, comme si on tendait l’oreille pour écouter ce qui est déjà là. Au fond les pays avancés croient de moins en moins au Développement, même quand il se dit le moins inhumain possible pour les plus démunis, et le plus durable possible pour les équilibres écologiques. Il ne s’agit pas d’interdire aux puissance montantes comme la Chine ou l’Inde de goûter aux fruits de la croissance, mais de ne pas nous laisser leurrer par le faux espoir que la seule compétition des capitalismes peut écarter la guerre à mort pour les dernières ressources planétaires et apporter des solutions aux catastrophes naturelles qui viennent. Mon propos n’a rien de défaitiste et n’annonce pas la fin du monde. Ce n’est qu’un éboulement, mais il est profond, et il est temps d’en mesurer l’ampleur.
Car de quel déclin parlons-nous ? Au cœur de nos civilisations se tient un noyau éthique qui oriente leur vouloir vivre global, leur style de vie et leurs approbations. C’est ce programme quasi-métaphysique qui donne le rythme propre à chaque civilisation. Certes les civilisations se déploient en augmentant les échanges, l’intervalle entre ce qu’elles prennent et ce qu’elles donnent, entre ce qu’elles reçoivent et ce qu’elles en font. Mais elles ne peuvent pas augmenter indéfiniment et sur tous les tableaux. Leur déclin n’est pas la mort, c’est ce par quoi elles passent ou non à la postérité. Des civilisations se sont fondues dans d’autres, parce qu’elles se sont retirées de la course aux plus forts, et c’est à ce moment là souvent qu’elles ont acquis leur véritable « autorité », qu’elles ont été les plus inventives, les plus créatrices. Comme Ricœur l’écrivait en 1951, « une civilisation n’avance pas en bloc ou ne stagne pas à tous égards. Il y a en elle plusieurs lignes (…) La vague ne monte pas au même moment sur toutes les plages de la vie d’un peuple ». Il est temps de nous retirer de certaines compétitions ruineuses pour investir vers des activités plus réellement infinies que la pure croissance économique, et de remettre au cœur de notre programme de civilisation le désir d’augmenter la densité des formes de vie possibles, la cohabitation intense des sciences et des arts. Il est temps de partager autrement la fugacité du bonheur, et la possibilité donnée à chacun de montrer qui il est avant de s’effacer de lui-même devant les suivants. Mais pour cela encore faut-il avoir la force de décliner tranquillement.
Olivier Abel