« La France toute catholique »

La France est un pays tout catholique qui s’ignore. Il faut probablement être juif, musulman ou protestant, ou simplement un peu étranger, d’une façon ou d’une autre, pour le sentir ; non pas forcément comme une oppression, mais comme une curiosité, une perpétuelle surprise. La France est un pays « catholique », mais bien plus par son anti-catholicisme que par son catholicisme réel, qui est tellement plus vivant, subtil et complexe — et si différent d’ailleurs des catholicismes italien, par exemple, ou allemand. La société française, les mentalités françaises, ont épousé en creux la forme de cette substance dont elles se sont vidées, qu’elles ont caricaturée et refoulée dans l’immémorial. Je ne parle pas des messes officielles auxquelles le pays entier communie à l’occasion des malheurs nationaux. Je parle ici de cette France profonde dont le catholicisme est le cher vieil ennemi, l’adversaire intime qui toujours éclipse tout autre.

Je voudrais proposer trois exemples, trois figures. La première sera celle du « jacobinisme », qui a porté à son apogée le centralisme de la monarchie absolue de type français, et qui pense l’unité indivisible du corps politique. A bien y réfléchir, autres sont les sources de la République dans la monarchie centraliste de type français ou même espagnol, autres celles de la Démocratie dans la complication féodale, comme en Italie du nord, en Allemagne ou en Angleterre, où les co-seigneuries se multiplient, les vassalités s’enchevêtrent jusqu’à ce que le pouvoir soit à peu près distribué. La voie française a été celle de la « monarchie jacobine ». Même si beaucoup de protestants français ont été jacobins lors de la Révolution, la tendance profonde du protestantisme en France, plus girondine, a toujours été de résister au centralisme : c’est simplement que le protestantisme n’a survécu qu’à bonne distance de Paris et de sa société de cour, dans le refuge de ses jardins provinciaux. Et lorsque nous voyons la « libre-pensée » réclamer une émission le dimanche matin, nous avons du mal à comprendre comment elle peut se présenter comme une pensée unique — n’y a t-il pas toutes sortes de libres-pensées ?

Le second exemple est celui des « libertins ». Des chanteurs les plus anarchistes à la télévision la plus commerciale et aux philosophes les plus appréciés, il est de bon ton en France de se moquer un brin des règles et des institutions. Un petit grain d’immoralité se porte à la boutonnière, et l’on considère comme délicieux l’art de transgresser les lois, mais sans trop les abîmer. Car on le fait d’autant plus tranquillement que l’on aime au fond la Loi, que l’on veut des normes claires, et que l’on s’effraye des vides juridiques. Il faut à nos libertins de salons un État fort ou un Père tutélaire, qui rappelle la norme, quitte à ce que les pratiques réelles méandrent bien loin de tout cela. Les règles ne sont pas destinées à être interprétées dans l’existence, mais plutôt à capter et à gérer l’imaginaire public, quitte à le mettre dans une situation pénale, mais banalisée, de transgression qui confirme la norme. Le libertinage est ainsi asservi à une perpétuelle réaffirmation de la règle qu’il transgresse, et qui indique en pointillé ses petits découpages puérils. Il ne viendrait pas un instant à l’esprit de nos libertins que l’on puisse suivre une règle par fair-play, sans qu’il y ait une instance paterne de récompense ou de punition.

Mon dernier exemple de cette mentalité « catholique » sera plus dur, moins sympathique peut-être, mais plus fascinant encore. Il existe en France, même si très marginalement et inconscient de lui-même, un catholicisme antidémocratique, d’autant plus fanatique souvent que résolument athée, et dont l’une de meilleures figures historiques est celle de Charles Maurras. Il a pris la relève de ceux que jadis on aurait appelé les « ultras » —les ultras contre-révolutionnaires, bien sûr, mais aussi les ultra-montains, ceux qu’ont accusait (à tort) de prendre leurs ordres de l’autre côté des Alpes, à Rome. Aujourd’hui les athées de ce « catholicisme » fanatique se recrutent bien autant chez des ultra-révolutionnaires de type maoïste, vitupérant la démocratie et son mol humanisme. Ceux là sont prêts à fusiller les traîtres et les adultères. Il voudraient ne voir qu’une seule tête et vouent le pluralisme à l’enfer. Ils ont l’angélisme de l’action totale. Certes ce catholicisme anti-moderne est très marginal, mais il arrive qu’il donne le ton. Et pour celui qui a une oreille avertie, cela arrive même assez souvent.

Sur ces trois registres exemplaires, qui parfois se liguent et forment de grosses vagues dangereuses, la France est un pays catholique jusque dans son anti-catholicisme monolithique, qui ne laisse place à rien d’autre ! Chaque fois qu’un débat nouveau se fait jour, où l’on croit pouvoir bifurquer vers des problématiques un peu neuves, que ce soit sur le « voile » des écolières, les mariages gays et bien d’autres sujets, il suffit de quelques secousses pour retomber dans nos bonnes vieilles ornières toutes tracées. Disons le : les premiers qui aient une véritable capacité critique à l’égard de cet athéisme du catholicisme, ce sont les catholiques eux-mêmes, je veux dire ceux dont la foi est assez vivante et crédible pour ne pas se laisser figer, refouler et muséifier dans une culture « morte », ceux qui ne se laissent pas enfermer ni étouffer dans de tels simplismes. Ceux-là désormais sont tellement ailleurs ! C’est sur eux, ainsi que sur tous ceux qui ne se laisseront plus méduser par l’automaticité stupide d’une réaction « anti-judéo-chrétienne » qui vise un fantôme inconsistant, que nous comptons pour sortir des lourdes décombres d’un anti-catholicisme décidément trop catho

Paru dans La Croix le 14/09/04

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)