Affaire Kelly, affaire Baudis. Quelque chose est pourri dans notre société, qui tient à la rumeur, au bruit malheureux que peuvent faire les paroles. Il n’est guère de semaine où n’éclate une affaire qui touche à la réputation de quelqu’un. Le plus curieux, c’est que nous nous estimons dans un monde moderne, libéré, bien éloigné des sociétés traditionnelles et « orales » où la renommée de quelqu’un, c’est à dire aussi sa crédibilité, la valeur de sa parole, pesait plus lourd que sa richesse pécuniaire. La société moderne n’a cessé de chercher à délivrer les individus du boulet de leurs réputations, qui les faisait prisonniers d’un passé, de rôles distribués une fois pour toute, ou d’histoires familiales anciennes. Aujourd’hui les qualités sont le plus éphémères possibles, vite interchangeables —et la seule valeur sûre c’est l’argent ! Qui pourrait vivre à crédit, sans argent, sans capital, sans métier, sans fonction, sans diplôme, rien que du poids de sa seule parole ?
Et pourtant, presque clandestinement, la réputation est partout : ce qui fait l’autorité d’un grand capitaine d’industrie comme la fidélité à une commerçante de quartier, l’aura d’une collégienne dont plusieurs garçons sont amoureux comme le prix d’un avocat. Même l’éphémère célébrité de cinq minutes souhaitée à chacun par Andy Wahrol n’a de sens que dans une société où l’on cherche à faire parler de soi, à tout prix —ce n’est pas toujours économiquement très rationnel. Et la célébrité d’une image de marque n’est pas forcément vendable. Par contre elle est comparable, n’existe même qu’à se comparer sans cesse, qu’à chercher sa grandeur. Dans cette course souterraine à la renommée, ce qui va distinguer une présentatrice de télévision d’une autre, un intellectuel d’un autre, c’est sa réputation, qui est faite de l’addition des réputations respectives de tous ceux qui parlent d’elle ou de lui, et qui par transitivité les créditent de leur réputation.
C’est peut-être que dans notre société, les grands se marquent à l’importance de leur carnet d’adresses, à leur faculté d’établir des connexions inédites, et de pouvoir conduire simultanément une multiplicité de connexions qualifiées. Leur réputation est justement la forme la plus convertible de leur pouvoir, leur capacité à mobiliser un réseau, « sur parole ». Les vieilles institutions de l’anonymat civique ne pèsent plus très lourd face à ces réseaux des amis de leurs amis. Ceux qui n’ont plus de lieu où ils sont reconnus, qui n’ont pas de réseau qui de proche en proche puisse faire valoir leur parole, ne pèsent pas lourd, quels que soient leurs autres titres. Notre illusion serait donc de croire que la renommée n’était qu’une valeur traditionnelle, aujourd’hui résiduelle. Nous avons à régler à la fois un énorme déficit de reconnaissance et un véritable trafic de réputation.
C’est dans ce monde ultra-moderne qu’éclatent les nouvelles calomnies. Les sociétés traditionnelles où l’oralité était si importante, et le poids spécifique de la parole de chacun, avaient de forts contrepoids au pouvoir de la renommée. Il fallait au moins que la réputation ne soit pas attachée à la personne comme une étiquette définitive. Et toute atteinte mensongère à la réputation, calomnies, faux-témoignages, était punie, souvent aussi sévèrement que le méfait dénoncé ! Aujourd’hui les pouvoirs de la réputation sont partout, mais sans régulation, sans contre-pouvoir institué. Calomniez sans risque, il en restera toujours quelque chose. Chaque scandale médiatico-juridique laisse non seulement une flétrissure qui s’attache pour longtemps à une personne, mais une trace irréparable dans l’imaginaire collectif, un discrédit de la parole qui nous affecte tous. C’est que nos petites langues, comme le disait déjà l’épître de Jacques, sont comme le gouvernail du grand bateau dans lequel nous sommes ensemble embarqués.
paru « La société des calomnies » dans La Croix, envoyé le sept 03 pour publication
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)