« Polémos est roi », Héraclite déjà, depuis les lisières de la Grèce archaïque, en faisait la loi universelle. Et Hegel a poussé l’antagonisme jusque dans l’intériorité philosophique : faire de la contradiction intime le moteur et la méthode de la pensée. Il est vrai que le conflit est partout. Il est au centre de nos familles, qui sont depuis la nuit des temps le lieu de toutes les vraies tragédies — et pourquoi justement a-t-il toujours fallu que l’humanité se structure autour de ses tragédies ? Il est au coeur de nos religions: le sacré touche au sacrifice qui ritualise la violence en la canalisant sur un « bouc émissaire », et le « canon » des textes sacrés n’est-il pas ce qui a obligé à vivre ensemble des traditions qui auraient pu s’entre-détruire? Il est, plus encore, au centre de nos cités, de nos États, et on a pu définir la démocratie comme l’art d’instituer des conflits négociables. Le conflit des interprétations, le désaccord, est en ce sens fondateur. Y compris pour les sociétés de droit. La violence éclate peut-être justement parce qu’on ne supporte pas le conflit. On peut par exemple entendre la guerre comme l’incapacité à installer et soutenir des désaccords durables. Mais il en est de même dans les passions de la vie intime.
Conflits intimes, conflits lointains
Il faudrait alors distinguer entre les violences tragiques, domestiques, celles du dedans de la maison, et les violences du dehors, liées à l’étranger, aux espaces de la mobilité hostile et anonyme. Ou plutôt il y aurait toute un gamme entre les deux limites de la violence purement intime, de la violence contre soi —et le suicide, la drogue, les vertiges de la vitesse, des risques, et des excès, attestent que cette violence là n’est pas rare— et de la violence massivement organisée, méthodique, la violence d’État à État. Sur cette gamme on trouverait les violences à enfant, les femmes battues et les drames familiaux, les violences de rues qui frappent plutôt les garçons, les violences sociales, ou ethniques, les violences organisées des mafia et des guérillas terroristes, auxquelles répondent des violences étatiques de type opération de « nettoyage » et de gendarmerie. J’ouvre exprès cette gamme pour montrer que la guerre civile n’est jamais loin. Dans les conflits, dans les rapports amis-ennemis, on sur-estime les rapports d’hostilité lointaine, et on sous-estime le rapport d’inimitié avec les proches.
Les préférences pour la violence
On pourrait aussi rebattre les cartes autrement : non seulement le conflit est partout, mais il y a plusieurs façons de préférer la violence, ou de basculer dans la guerre. Il ne faut pas négliger l’étonnante faculté humaine de faire son propre malheur, de préférer le malheur. Dans la pénombre qui précède de peu le siècle des Lumières, Bayle affirmait que « l’homme aime mieux se faire du mal pourvu qu’il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui tournerait au profit de son ennemi ». Nous sommes évidemment assez loin de l’adage plus utilitariste mais aussi plus optimiste d’Adam Smith affirmant qu’en cherchant égoïstement son bien on sert le bien commun. Mais il y a dans l’observation de Bayle, qui décrit si profondément nos « dépits », par lesquels nous préférons détruire ce que nous aimons plutôt que de l’accorder à un autre, le germe d’une réflexion sur la possibilité de se sacrifier, qui est aussi une réflexion sur le courage civique, d’oublier son intérêt privé, pour se donner sans limite. C’est là le paradoxe, que c’est en cherchant la plus grande justice ou le plus grand amour que l’on trouve parfois les plus grandes injustices, les plus grandes haines. La plupart des violences sont vécues d’abord comme des actes de justice ; c’est en levant le nez que l’on mesure que l’on a rajouté à l’injustice.
D’autres figures de la préférence humaine pour le malheur sont possibles, et notamment le fait que l’homme préfère rajouter au malheur plutôt que de subir passivement l’irréparable. Car on souffre de ce qu’on subit, alors qu’on ne sent pas ce que l’on fait —fût-ce douloureux pour soi-même. On préfère accomplir soi-même l’irréparable, le devancer, pour ainsi s’immuniser contre lui. Et puis les humains préfèrent que leurs malheurs soient la punition ou la conséquence d’une faute plutôt que d’accepter qu’ils soient parfois simplement absurdes : mais cherchant à tout prix un coupable, éventuellement eux-mêmes, ils risquent d’augmenter encore le malheur sous prétexte de l’arrêter. Faire payer un malheur subi en faisant mal, c’est une des formules magiques les plus anciennes auxquelles nous croyons encore. Enfin, et pour arrêter ici notre liste ou notre rapsodie, les humains semblent préférer encore échanger des violences plutôt que de ne rien échanger, manière sans doute de croire qu’ils sont quand même dans le même monde. Quand on n’est plus que des choses les uns pour les autres, on touche le pire, mais aussi il n’y a plus que des corps, des corps vulnérables, et la violence pure n’est jamais très loin de la tendresse silencieuse.
Le désir d’unanimité et le désir de différence
En gros cependant il me semble possible là encore d’ordonner toutes ces logiques de conflit autour de deux axes. Dans son petit livre sur Le conflit, Georges Simmel montre comment la violence se déchaîne non pas tant pour séparer les humains que pour enfin les réunir, pour revenir au même monde, et parce qu’on ne tolère plus la tension, le conflit des mondes. Le conflit violent éclate pour ramener à un monde unique la tension entre plusieurs mondes dont la compatibilité est incertaine. Parce qu’on ne peut pas supporter autant de différences, d’incompréhensions, de tensions, de diversité, d’échec à communiquer, à partager enfin simplement les malheurs, à goûter les mêmes joies. Incapable de soutenir la tension, la violence se déclenche alors, comme une forme de résolution des conflits par liquidation du conflit. Il y a dans cette forme violente de formuler le conflit un désir d’unanimité, sinon d’enthousiasme : il faudrait que tout le monde adhère au même monde, à la même forme de vie, ou bien s’en aille.
D’un autre côté, Claude Lévi-Strauss a montré que toute culture vit d’échange, et que « l’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul ». Le risque est très grave pour les petites cultures entièrement isolées qui s’étiolent. Mais le risque n’est as moindre pour une société humaine gagnée par la mondialisation : il y a un seuil au–delà duquel les échanges trop rapides et trop massifs se nourrissent des différences entre les cultures sans en créer de nouvelles. C’est pourquoi la conflictualité augmente sur le terrain des identités culturelles, linguistiques et religieuse. Sur ce constat, on peut distinguer deux sortes de guerres : « coloniales » pour se nourrir de nouvelles différences quand on a épuisé les nôtres; « civiles » pour produire de nouvelles différences quand il n’y en a pas à conquérir à l’extérieur. Les guerres civiles récentes, qui menacent toutes nos sociétés, ne sont pas des résurgences d’archaïsmes nationalistes ou religieux, mais des effets ultra-modernes de la mondialisation. Comme si la fonction de ces guerres était de refaire des différences et des frontières, là où l’unification et le nivellement vont trop vite. Les « purifications ethniques » sont de terribles symptômes de ce refus de la ressemblance là où des populations commencent à trop se ressembler, manière de refaire de la différence.
Ce serait le motif inverse de déchaînement de la violence de celui remarqué par Simmel, et que pointe Lévi-Strauss. S’il est difficile de supporter de trop différer, il est non moins difficile de supporter de trop se ressembler. Il fallait refaire l’unité et la fraternité en abattant toutes les cloisons et en forçant tout le monde à vivre sous la même règle unanime. La violence est ici une autre façon de résoudre le conflit, en établissant des séparations manichéennes, en plaçant des protections du pur ou du bon contre le mélange et les compromis, et plus simplement en excluant du jeu tous ceux qui n’en partagent pas les règles, ou que nous ne jugeons pas qualifiés pour les partager. Peut-on d’ailleurs séparer les deux phénomènes? Le plus souvent nous nous réunissons et nous identifions contre l’autre, contre le différent, en l’excluant, en refaisant éventuellement une différence. Et sans aller jusqu’à la guerre, toutes les passions de la communication jouent sur ce double registre.
Le conflit des paroles
Pouvons-nous tirer de ces observations dispersées une réflexion d’ordre plus synthétique encore sur ce qui fait le cœur des conflits et de la conflictualité ? Sans prétendre tout contenir dans les remarques qui suivent, il faut tenter une hypothèse qui rende intelligible de larges aspects de la question. En effet, nous avons un problème commun, de savoir comment faire place à autant d’humains si semblables et si différents. Comment faire place à autant d’humains qui se ressemblent d’autant plus qu’ils se combattent avec acharnement (mais on finit toujours par ressembler à son adversaire), et qui diffèrent d’autant plus qu’ils s’imitent sans cesse, se copient, s’envient (« les autres le font bien ») ? Nous avons un problème commun, de savoir comment faire place à autant d’êtres qui ne peuvent interpréter le fait d’être né et d’exister, d’être venus au monde, sans se comparer les uns aux autres, sans se distinguer les uns des autres. Or tous ces humains doivent néanmoins cohabiter, partout où ils vivent.
C’est exactement la question de Hobbes, l’un des philosophes qui a le plus cherché à penser le problème du conflit et du besoin humain de sécurité. Il observait que le plus faible peut encore et toujours infliger au plus fort un dommage pénible, parfois insupportable. Il observait en même temps que les humains préfèrent s’en remettre à quelqu’un d’assez fort pour se charger de la sécurité du plus grand nombre, plutôt que de risquer une ruineuse lutte de tous contre tous. On peut d’ailleurs prolonger ses réflexions, et conseiller aux vainqueurs, dans un conflit, d’utiliser leur force en sachant qu’ils ne seront pas toujours les plus forts. Il faut ainsi toujours se débrouiller pour ne pas humilier, et vaincre en faisant de sorte que l’autre ne perde pas la face, et puisse jouer le rôle honoré du « bon perdant ». De toute façon on peut remarquer que si une grande force l’emporte sur une force légèrement inférieure, la plus grande force ne peut rien contre l’extrême faiblesse, hormis la barbarie. On a toujours une balance des forces dissymétrique, mais il faut des forces de plus en plus grandes pour réduire la résistance de forces de plus en plus petites, et c’est pourquoi les grosses forces doivent toujours, au-delà d’un certain seuil, composer avec les petites.
Mais Hobbes, pour sa part, se dirige vers d’autres analyses, qui portent sur la condition langagière des humains. N’est-ce pas en effet parce que les humains parlent et se parlent qu’ils passent le plus clair de leur temps à comparer et à se comparer ? N’est-ce pas en faisant cela qu’ils se mesurent et cherchent qui est le plus grand ? Plus généralement, n’est-ce pas ainsi qu’ils cherchent leurs ressemblances et leurs différences, leurs proximités et leurs distances. « C’est parce qu’il parle que l’homme se bat. C’est aussi pour cela qu’il cesse de se battre », commente Pierre-François Moreau dans un beau livre sur Hobbes. Oui, comme le remarquait déjà l’épitre de Jacques, la parole est un feu, et comme une petite langue qui peut enflammer un grand corps, un petit gouvernail qui peut conduire où il veut de grands navires ! La méchanceté verbale peut faire autant de malheur qu’une violence physique. Ce pouvoir de la langue, on l’appelle rhétorique : je voudrais avoir ainsi montré jusqu’à quelles passions le conflit peut être embrasé par les paroles, avant de montrer comment les paroles peuvent aussi le calmer, le retarder, le différer, l’apaiser. Nous avons un problème commun, de savoir comment nous pouvons différer ensemble, puisque que nous ne pouvons différer les uns des autres qu’ensemble, et que nous ne pouvons vivre ensemble qu’en différant les uns des autres.
Le différend institué : le droit
Les humains sont de plus en plus nombreux, envieux les uns des autres et divisés ! Pour résoudre ou liquider leurs conflits ils se font parfois la guerre, depuis la guerre civile privée que nous appelons la vengeance, et qui est partout, jusqu’aux guerres lointaines que retransmettent en direct les télévisions câblées. Mais les humains peuvent aussi parler pour négocier et discuter de ce qui les oppose. C’est à ce moment-là qu’ils ont le plus besoin de rhétorique. C’est ce que dit le philosophe de la rhétorique Michel Meyer, qui continue :
« Les hommes négocient la distance entre eux en évaluant ce qui les sépare ou les rapproche sur un sujet donné. Ce sujet, qui est la matière dont ils débattent, peut être présenté directement, littéralement, mais cela ne laisse place qu’à l’alternative brutale du désaccord ou de l’adhésion pure et simple. Plus subtile est l’expression détournée de la solution; détournée, en grec, se dirait tropologique. Un trope, ou figure de style, est un détournement de sens »[1].
Nous sommes ici très proches de ce que Paul Ricoeur propose dans Le Juste:
« C’est cette juste distance entre les partenaires affrontés, trop près dans le conflit et trop éloignés l’un de l’autre dans l’ignorance, la haine ou le mépris, qui résume assez bien, je crois, les deux aspects de l’acte de juger: d’un côté trancher, mettre fin à l’incertitude, séparer les parties; de l’autre, faire reconnaître par chacun la part que l’autre prend à la même société que lui »[2].
Car la condition langagière qui leur est faite les tient ainsi entre certaines limites, hors desquelles ils ne peuvent comparaître. C’est qu’ils doivent sans cesse apprendre à voir le semblable dans le différent, et le différent dans le semblable.
Que peut faire la figure, le trope rhétorique, dans cette affaire? Justement entraver le conflit, la guerre civile, le déchirement de ce qui ne veut pas être identique; et entraver le désir d’unanimité, l’identification enthousiaste ou apeurée et sans reste. Les deux tendances vont ensemble, d’ailleurs. Les figures de la rhétorique sont là pour les intriguer, les retarder, pour leur faire des chicanes, pour mettre des écrans qui compliquent la représentation, font voir le conflit où l’on ne voit que consensus, et la ressemblance où l’on ne voit que division. La figurativité des métaphores et des images permet en effet à un énoncé de prendre sens dans plusieurs configurations différentes, d’être interprétée différemment. C’est essentiel au droit, mais aussi à la conversation ordinaire. Il se forme ainsi une sorte de compromis, de boîte noire, où la communication est maintenue dans l’écart même entre les points de vue en présence. Cette genèse des règles dans la conflictualité, sans recourir à un « tiers » ni à aucun élément extérieur aux pratiques, et en tirant parti de la force éclairante du conflit là où il ébranle l’ordre habituel pour faire voir une injustice inaperçue et remettre les règles en jeu, est remarquable et plus fréquente que l’on ne croit.
On pourrait dire ainsi que la rhétorique cherche à penser le langage comme l’institution du compromis en dépit du différend et du conflit, qu’elle doit penser la conflictualité dans le langage, et qu’elle présuppose des sujets parlants égaux capables de négocier leur différence, de la découvrir ensemble. On doit signaler à cet égard que tout l’art de la rhétorique consiste à moduler ses arguments sur ce qui nous est identique ou ce qui nous différencie, en jouant sur le clavier de l’amplification ou de la diminution. Plus profondément, le travail de formulation du différend et du désaccord est vraiment le moment décisif du conflit. Le plus souvent il y a violence parce que le conflit apparent en cache un autre qui n’a pas pu être formulé. En revanche, si l’on parvient à ne pas croire trop vite que l’on sait où réside notre désaccord, si l’on cherche à formuler ensemble un désaccord dans lequel on se reconnaisse vraiment, alors oui on peut honorer le conflit, ne pas en avoir honte, et honorer son ennemi même, ne pas le traiter comme un rat !
Le différend installé, le compromis
Mais aussi il est un moment où il faut sortir du langage et de la négociation, parce qu’il faut sortir de la réciprocité. La réciprocité est le cœur de la logique de représailles, de l’échange violent. Il faut alors faire cesser le face à face tragique, prendre les choses de façon plus modeste et plus drôle, par les pieds peut-être ! Par les choses, ou par l’épaisseur d’un langage qui en prétend pas clarifier et clore définitivement le sujet. Le compromis consiste donc à détourner le face à face. Il le fait par le détour apaisant à des figures interprétables; il installe des objets ambivalents, qui peuvent être employés comme ceci et comme cela, et qui servent donc à transiger sur les vues des uns et des autres, à intriguer, à retarder, à faire écran et qui obligent à cohabiter.
Au long de l’histoire du droit, mais aussi de le littérature et de l’ensemble de la culture, tout se passe en effet comme si l’on avait à chaque fois canonisé ensemble les régimes de langage et de communauté entre lesquels le conflit était devenu mortel: le canon est alors ce geste vital par lequel une communauté, au bord du déchirement irrémédiable, place dans la même boîte noire les versions antagonistes, et ouvre ainsi un espace de cohabitation plus dense, plus tendu, qui oblige les rescapés du conflit au passage, au compromis. Ils peuvent alors réinterpréter ensemble leurs passés et leurs promesses. Ils peuvent alors différer ensemble.
Olivier Abel
Notes :