Je connais quelqu’un qui prend une douche chaque jour, souvent même plusieurs fois, et qui chaque fois change de chemise,—appelons le Georges et disons tout de suite que ce n’est pas moi, ceux qui me connaissent peuvent l’attester ! Georges a certainement bien des raisons de faire cela, ce n’est pas à moi de le lui reprocher. Un jour cependant il se trouve dans un pays où l’eau est rare et précieuse, et où changer de chemise deux fois par jour est un luxe de touriste de première classe. Aurait-il honte de sa petite habitude, il ne pourrait pas faire autrement. On ne se change pas si facilement. On peut changer beaucoup de choses, mais on ne change pas de « soi » comme de chemise. On ne se lave pas si facilement de tout ce qui nous est le plus propre !
D’entrée de jeu je raconte cette petite observation, parce que je voudrais combattre le sentiment, aujourd’hui extrêmement répandu, qu’il est facile de se changer. Il suffirait de changer de lunettes, de vêtements, de look, de voiture, de conjoint, il suffirait de s’essayer autrement. Il suffirait, comme notre Georges en état de touriste, de vacances et de légèreté, de partir loin, bien loin de nos vies routinières. C’est la forme universelle du changement : le déplacement. Avec quelle frénésie nous nous déplaçons sans cesse, en quête de changements ! Hélas, si loin que l’on soit parti, le « moi » est toujours là, tout près de nous, blasé, mesquin et ennuyeux. On voudrait encore le changer mais il est trop propre. Que faire alors ?
Tentatives de changement
Georges a de l’argent, et instinctivement il va d’abord chercher à se changer par l’argent, en achetant un nouveau regard sur soi. Et il a raison, car l’argent est la figure même du possible, de ce monstre protéiforme qui peut se transformer comme magiquement sans cesse en autre chose : il donne un sentiment de liberté, et que tout est remplaçable. Mais on ne peut pas tout acheter, de toute façon on n’a pas assez d’argent et un nouveau « soi » est hors de prix. Il faut alors peut-être, coup de génie, inverser la démarche : pourquoi ne pas se vendre ? Voilà en effet un philtre magique qui transforme le soi beaucoup plus complètement et radicalement : se vendre comme une marchandise, s’introduire soi-même dans le circuit merveilleux des vénalités. Hélas ! En dépit de ce que disent nos idéologues de l ‘économie marchande et du capital humain, nous ne pouvons pas vendre tout ce que nous sommes, mais seulement quelques petites grimaces, quelques petites dextérités, et le reste… nous reste sur les bras. Pas rentable, pas transformable, pas vendable.
C’est alors qu’intervient un nouveau retournement, proprement révolutionnaire — Georges n’aime pas beaucoup les révolutions, mais aux grands maux les grands remèdes ! Il faut changer le moi lui-même, changer de caractère, s’éduquer, se former. Tout est question d’exercice et d’habitude, et avec un peu de discipline et d’application, un peu de « travail sur soi », on peut donner au soi de nouveaux plis qui vont effacer les précédents. Cette fois on prendra des bons plis ! On peut choisir n’importe quel pli, l’exercice d’un sport exigeant ou d’un instrument de musique difficile, ou même un exercice spirituel, l’important est qu’on l’ait choisi soi-même sans se faire manipuler, et que l’on se soit changé, formé soi-même. On peut ainsi non seulement se découvrir des talents qu’on ne se connaissait pas, mais déployer des dispositions que l’on aurait cru pour nous inaccessibles. Alors pourquoi ne pas se refaire soi-même tout autrement, à volonté ? Mais plus on croit que l’on est ainsi malléable au choix, plus on oublie la dure finitude qui tôt ou tard se rappelle à nous. Et pas plus que tout ne peut se vendre, tout ne peut pas s’enseigner, s’apprendre, et on découvre un jour qu’il nous est impossible de nous former nous même, de nous reformer entièrement.
Notre candidat au changement n’est pas découragé. Georges sait maintenant qu’il a été enfant avant que d’être adulte, et il se demande s’il n’est pas victime d’un dommage ancien, d’un tort subi, d’une bifurcation mal prise et trop tôt, d’une blessure mal cicatrisée. Avec lui nous essaierons encore les thérapeutiques. On peut considérer en effet que l’on est malade de soi-même, et sinon pourquoi voudrait-on à ce point se changer, se fuir soi-même, n’importe où, à tout prix, par tous les moyens ? À défaut de pouvoir se jeter comme un objet consommé, ou à défaut de pouvoir se « malléer » comme le matériau d’une œuvre d’art qui serait l’œuvre de notre vie, on peut désirer se réparer, se faire réparer, se soigner. On peut s’estimer malade du désir d’être autre chose, et demander à la médecine de changer jusqu’à notre sexe, jusqu’à notre neurochimie intime. On peut s’estimer victime d’une injustice et demander une sorte de réparation de tout ce que l’on est et qu’on ne devrait pas être. À la limite on voudrait pouvoir « renaître » entièrement, et les thérapeutiques touchent ici au religieux, à l’expérience spirituelle de la « nouvelle naissance » —mais ce genre d’expérience ne se fait justement pas à volonté ! Les avatars seraient ici assez comparables aux précédents, et je ne voudrais pas lasser le lecteur —je lui demande d’ailleurs de m’excuser, j’ai perdu le fil de mes idées, il a fallu que j’explique longuement à mon ami Georges que ce n’est pas de lui qu’il s’agissait. Bref on ne peut pas davantage tout soigner ou guérir que l’on ne peut tout enseigner ou tout acheter. Et il y a des choses de la vie, des choses de soi-même, que l’on ne peut ni vendre, ni remodeler, ni jeter ni réparer : il faut simplement faire avec.
Besoin de changement
Je reconnais que jusqu’ici le propos est un peu décevant, sinon discutable. Certes, au passage nous avons relevé ça et là de nombreuses voies possibles pour le changement de soi. Seul un fou qui voudrait se changer complètement, un peu comme ce vieux baron qui avait l’absurde prétention de se soulever lui-même par les cheveux, pourrait être déçu. On ne demande pas plus, pour se changer modestement mais bravement, qu’un peu de commerce humain, un peu d’exercice de soi, et quelque main-forte quand tout vacille. Pourquoi ironiser sur tout cela ? Et n’est-il pas possible et bon de tenter parfois un peu de se changer ? Faut-il céder à un fatalisme tel que nous n’aurions rien à apprendre, que toutes les cartes seraient toujours déjà données ? Et même pour déployer nos possibilités d’être, nos talents, nos pouvoirs être les plus propres, ne faut il pas les essayer, et faire des choses que nous ne savons pas faire ?
Bien souvent dans la vie, à défaut de pouvoir changer de monde, à défaut même de pouvoir changer les autres y compris les plus proches, n’est-il pas vital de pouvoir au moins se changer un peu soi-même ? Et n’arrive-t-il jamais qu’avec regret ou remords, l’on s’éprouve soi-même trop malheureux ou trop méchant pour continuer comme cela ? N’y a-t-il pas en nous cette effrayante faculté de faire comme méthodiquement notre propre malheur ? De nous entêter dans notre malheur, d’y surenchérir en lui cherchant des justifications ? Ou de nous émietter nous-mêmes, de mettre notre propre vie en lambeaux ? Comment alors pardonner aux autres, c’est à dire justement les autoriser à se changer, si le mal est si profond que l’on ne se pardonne rien à soi-même ? Si profond que l’on s’enferme dans l’irréversible, rajoutant nous-même à l’irréparable ?
Le sujet est délicat. Car c’est justement une des règles élémentaires du pardon, au moins du pardon ordinaire, que l’on ne peut se pardonner à soi-même. Pour une raison toute bête : c’est qu’il est très difficile de se regarder soi-même autrement, ce qui est le cœur du pardon. Calvin commence son Institution de la religion chrétienne en remarquant que les humains ne se connaissent que devant le miroir de l’image de Dieu. Un autre seul, par son regard, peut m’autoriser à me voir moi-même autrement. Il faudrait alors dire que l’on ne peut pas se changer soi-même immédiatement, mais que la parole ou le regard ou la présence d’autrui peut, sinon me changer, m’autoriser à me changer. Ce qui suppose d’accepter à la fois la possibilité de se changer et son caractère souhaitable.
Conditions du changement
Cela, il faut bien l’accepter pour vivre, pour parvenir à vivre ensemble, et pour continuer à vivre les uns après les autres. Sans changer, comment entrer dans l’échange et en sortir ? Je prendrai plusieurs exemples d’institutions avant de parler de la société en général.
On vient de parler du pardon : s’il était impossible de se changer, à quoi servirait la « peine », je veux dire le système judiciaire et pénitencier en général ? Si l’on estimait impossible l’amendement et la véritable réhabilitation des coupables (ou de ceux qui risquant de le devenir, puisque nous sommes à l’âge des démocraties préventives), ne faudrait-il pas les éliminer ? Les parquer à vie dans des camps barbelés et des zones de non-droit ? S’il était impossible de changer, de se doter de compétences nouvelles (et non reçues dans le paquet cadeau de la naissance), à quoi bon le système éducatif, pourquoi torturer les enfants pour leur apprendre et leur faire découvrir d’eux-mêmes quoi que ce soit d’autre, qu’ils ne savaient pas pouvoir faire ou savoir ? Pourquoi ne pas simplement trier ceux qui n’iront pas sur des voies de garage ? S’il était impossible de se départir de ces mauvaises habitudes que sont bien des maladies, de trouver une nouvelle forme d’immunité, un nouvel équilibre de santé qui ne soit pas seulement passif mais à peu près autonome, pourquoi continuer à entretenir un système de médecine et de santé publique si coûteux, ? Pourquoi ne pas abandonner chacun à sa bonne fortune ?
Ce n’est pas sans inquiétude que je pose toutes ces questions, car je redoute que déjà nous ayons renoncé, sur ces trois lignes, à soutenir par nos institutions tous ceux qui demandent à changer de vie, tous ceux qui demandent à ce que leur soit donné une nouvelle chance. Non pas que l’on puisse changer qui que ce soit malgré lui, bien d’accord et je suis libéral sur ce point : le changement de soi dont nous parlons est une libre possibilité, à la rigueur un devoir envers soi-même, mais rien à quoi l’on puisse forcer autrui (ce ne serait plus se changer). Mais que l’on doive autoriser et soutenir celui qui veut se changer, lui en donner sérieusement la chance et les moyens. Sur ce point je ne suis pas libéral. Il nous faut pour cela des institutions (prison, école, hôpitaux, etc.) capables de protéger la vulnérabilité de ceux qui sont en train de se changer, comme une chrysalide, et de commencer par rétrécir le milieu afin de le réélargir lentement, de façon contrôlée. Il nous faut des institutions capables de filtrer les coups du sort et les informations du monde, pour que le sujet qui est en train de se transformer, et qui est toujours un peu comme un adolescent ou un convalescent, puisse aller jusqu’au bout de sa transformation et trouver le rythme autonome de son changement. Pour cela il faut instituer la différence entre le dedans et le dehors.
Plus généralement, pour pouvoir se changer, il faut donc pouvoir s’abriter, il faut habiter quelque part vraiment. Je ne parle pas de propriété, mais simplement de cette possibilité d’intimité dont le SDF est privé (où se lave-t-il ? lui qui est toujours soumis au regard des autres ? doit–il remettre les mêmes vêtements, doit-il les jeter et s’en procurer de nouveaux?) La possibilité de se changer et le maintien de soi, ensemble, supposent la différence entre le dedans et le dehors, entre le propre et l’autre. Et au sortir de chez soi, où l’on s’est préparé à se montrer, comment se montrer le même ? Comment se montrer différent ? Il faut que la société soit comme un espace d’apparition, un théâtre, qui donne à chacun, vraiment, l’occasion de dévoiler « qui » il est, de proposer par la parole et par l’action, et justement parce qu’elles sont fugaces et non définitives, diverses interprétations de soi, divers « essais de soi ».
Accepter d’être soi même
Mais je ne viens de traiter que de la possibilité en quelque sorte extérieure du changement, de ses conditions. Nous devons encore envisager la question de savoir comment discerner le légitime « essai de soi », le changement souhaitable, de la prétention illégitime à changer de soi comme de chemise. Et je retrouve ici mon Georges, qui voulait tellement se changer. Peut-être était-ce pour rester bien propre, bien lui-même. On se souvient qu’il avait découvert qu’il ne pouvait pas entièrement se changer, et qu’il fallait bien qu’il accepte à un certain point d’être lui même avec des choses qu’il ne pouvait pas changer, juste approuver et éventuellement interpréter autrement. C’est le début de la sagesse que d’accepter, pour se changer, de ne pas tout changer. Pour changer une petite chose, il faudrait tout changer, bouleverser le système entier des habitudes et l’environnement auquel elles tiennent. Mais on ne peut jamais tout changer. Et puis celui qui veut se changer, c’est encore lui-même qui se projette, et comment pourrait-il projeter autre chose qu’une extension, une modification ou un rétrécissement de son soi ?
Dans son Traité du désespoir, Kierkegaard établit une série d’alternatives toutes aussi désespérantes les unes que les autres. On peut désespérer de ne pas parvenir à être soi même, se chercher désespérément en remuant terre et ciel, défiant tout ce qui s’y oppose ou nous console de ne pas y parvenir ; ou désespérer d’être toujours encore trop nous-même, et ne plus rendre « que de rares visites à son moi, afin de voir s’il n’y a point eu de changement », puis le laisser « comme une porte condamnée au fin fond de son âme ». On peut désespérer par manque de finitude en se fuyant sans cesse dans l’imaginaire, ou désespérer par manque d’infini en s’enfermant soi même dans une foule de petites tâches anonymes. On peut désespérer par manque de nécessité et se noyer dans les purs possibles, ou désespérer par manque de possible en s’étouffant dans la nécessité. Parfois on est changé, ébranlé, bouleversé de l’extérieur, par un coup du sort : on voulait changer, mais au premier vrai petit changement on est épouvanté ! Parfois on se prend à la folle et burlesque métamorphose de croire que l’on peut s’offrir un autre soi, et c’est peut-être que le vide intérieur est tel qu’on fait tout pour zapper. Il n’y a pas même assez de consistance pour qu’il y ait le moindre changement.
Je pense à cette magnifique page de Rilke[1], où le narrateur décrit des personnes qui changent souvent de visages, les usent très vite et les jettent, comme si c’étaient des gants dont elles auraient eu une provision inépuisable : lorsqu’elles s’aperçoivent qu’elles n’en ont presque plus de rechange, elles essayent de faire attention, de ne pas les user, mais elles ne savent pas les économiser, et le dernier visage s’use trop vite, bientôt paraît la doublure, le non-visage, et ces personnes disparaissent avec lui. Il raconte aussi ces personnes soigneuses, qui économisent leur visage et en prennent tellement soin qu’il leur fait toute la vie, et qu’elles transmettent à leurs enfants leurs visages de rechange inemployés.
Accepter de devenir autre
Cette dernière figure est peut-être le cas de Pierre. Vous ne connaissez pas encore Pierre. C’est quelqu’un de sérieux, Pierre, et il n’aime pas trop le changement. Plus exactement il n’aime pas les « caprices », et cherche sans cesse à rester en cohérence avec lui-même. Quand il change, il change en bloc, ou plutôt il retourne une autre face de la même identité ! Il respecte tellement ses propres paroles et actes passés, il a tellement peur de perdre la continuité avec lui-même, de perdre son propre fil sa propre identité, qu’il ne lâchera jamais rien de lui-même. Il ne comprend pas comment Joseph a pu laisser son manteau aux mains de la femme de Potiphar, lorsqu’en l’absence de son mari elle cherchait à le séduire[2]. Pierre ne veut rien perdre de lui-même et se retourne sans cesse pour vérifier que son ombre le suit —ah ! s’il pouvait ne pas même avoir d’ombre ! Bref, Pierre se méfie des variations, et d’abord de ses propres variations. Il préfère se rétrécir à n’être qu’un petit roc stoïque dans l’océan de l’universelle métamorphose, plutôt que de céder à l’appel des sirènes. Il a peur au premier changement de perdre son âme. Il est prêt à tout trahir plutôt que de se trahir lui-même, fût-ce par un mot ou une attitude qui ne serait pas exactement lui. Il n’imagine pas un instant qu’il puisse se confier à une cohérence plus vaste, qui se poursuivrait à son insu jusque dans les changements, dans les variations mêmes. Il place tragiquement sa dignité dans son invariance, dans son inflexibilité.
Mais parfois la seule manière de se retrouver, c’est bien de se perdre ! Et parfois, c’est le début de la sagesse que d’accepter, pour surtout ne rien changer, de tout changer… Mourir à soi pour devenir, accepter de se reconnaître toujours dans une autre figure, de ressembler à ceci, à cela, à tout, au contraire, au reste et à n’importe quoi. Comment d’ailleurs entrer dans l’échange sans accepter d’y recevoir un rôle ? Comment recevoir un rôle sans chercher à l’améliorer, à nous le rendre aimable et acceptable ? Mais aussi comment accepter un rôle sans pouvoir en changer ? Comment entrer dans l’échange sans pouvoir en sortir, faire pouce ? Comment survivre à son rôle ? Peut-on se changer et sortir du traquenard dans lequel on peut se trouver soudain enfermé à la fois par les autres et par l’excellence même avec laquelle longtemps on a librement tenu son rôle ? On se demande parfois si les humains préfèrent ne pas avoir de rôle plutôt que subir celui dans lequel on voudrait les fixer, ou bien s’ils préfèrent encore accepter n’importe quel rôle qu’on leur donne plutôt que de ne pas avoir de rôle?
Cela suppose moins de raidissement tragique, et davantage d’humour vis à vis de soi et de ce qu’on a vécu jusque là. Je me souviens de cette réplique d’une poule de dessin animé qui venait d’échapper par miracle à l’abattage : « j’ai revu toute ma vie en un clin d’œil: que c’était ennuyeux! » Plus généralement il y a un formidable comique à rencontrer tous les visages pressés contre nous dans la rue comme autant d’expressions multiples d’un Protée génial. C’est comme si les différents êtres n’étaient que des modalités ou des moments du même. Comme si la vie était une grande métamorphose de personnages changeants, ouvrant pour tous le jeu d’essayer tous les possibles, sinon même de mélanger des figures incompatibles, des monstres grotesques. Comme si nous pouvions même, comme le bel Orlando de Virginia Woolf, passer de vie en vie en changeant de génération et de sexe ! Car le comique de la métamorphose est aussi une érotique — le sexe est toujours un peu comique parce qu’il est un « shifter », un glisseur, une sorte de régression qui permet de changer de rôle, d’essayer comme en abrégé toutes sortes d’interprétations de soi.
Le tragique et le comique
Mais pour Pierre, rien de tout cela n’est comique, le tragique est justement que chacun soit coincé dans son rôle, que chacun ait son visage dont il ne peut changer, que chacun ait pris des plis indéclinables qui font son style, sa manière d’être : impossible de se mettre à côté de soi, et de se mettre à la place d’un autre. Et Pierre trouve naïf de croire que l’on puisse ainsi essayer d’autres « soi-même » comme on enfile un t-shirt. Il déteste ces virtuoses de tous les rôles de toutes les compétences, capables de tous les profils, jouissant de toutes leurs facultés, ayant goûté à tous les plaisirs et à toutes les ascèses, dissolus dans le pouvoir pur. Il les haït, il trouve qu’ils n’ont pas de corps, pas de limite à leur perpétuelle métamorphose de zombies zappeurs !
Le tragique c’est de soudain revenir de ce monde en perpétuel devenir à l’étroitesse d’un point de vue, se demander qui on est, se découvrir enfermé dans la raideur d’un rôle. C’est d’être obligé de l’interpréter, censé savoir le faire alors qu’on ne le connaît même pas — on le découvre au fur et à mesure, c’est comme un traquenard on n’aura pas d’autre chance. Le tragique, c’est que certains reçoivent un rôle si malheureux ou si méchant dans ce meilleur des mondes, sans aucune possibilité de changer, de sortir de leur point de vue singulier, inéliminable, aussi exigü, étranglé soit-il. Et c’est qu’un changement, si vraiment c’est un changement et pas un petit jeu, est précisément irréversible.
Pourtant, qu’il est vital, ce rire à travers les larmes, ce refus des grandeurs, de tout prendre au sérieux, les changements comme les impuissances à changer ! Qu’elle est douce cette petite musique de cirque que l’on entend au loin, parfois dans la vie… N’est-ce en acceptant de se regarder soi-même sans bien se reconnaître, en acceptant la métamorphose des âges et des rôles, en acceptant d’avoir été, pour s’effacer et reparaître autrement, ou pour laisser la place à d’autres comme s’ils étaient vous-mêmes, que l’on va jusqu’au bout de la reconnaissance de soi-même ? Il faudrait ainsi à la fois pouvoir se changer, accepter d’être changé par ceux qui nous aiment et nous voient autrement, s’essayer autrement, accepter d’être essayé autrement par d’autres ; et reconnaître le point de docilité ou de rébellion où l’on ne peut se changer ni être changé, que l’on a atteint en soi un point indéclinable, et que le changement qui nous était proposé ou imposé non décidément ce n’est pas nous, cela ne nous ressemble pas.
Une consistance variable
Comment rassembler ces variations sur un thème ? Je repartirai pour finir d’une difficulté commune. Nous avons un problème, dans cette société de mobilité et de flexibilité impérieuse et généralisée. Nous devons nous plier à toutes sortes de règles, nous modifier sans cesse selon que nous passons d’une sphère de vie et d’activité à une autre. Nous devons faire valoir la diversité de nos expériences passées et déployer la diversité de nos compétences possibles. Et en même temps nous devons à chaque fois être tout entiers à ce que nous faisons, jouer le jeu, sans bien savoir comment rassembler non seulement des projets successifs, mais des morceaux aussi épars et en faire « une vie » ?
Car nous ne pouvons pas liquider le besoin de consistance qui permet à un sujet de se reconnaître au travers de ses variations, de s’estimer le même qui a fait ceci et qui peut faire cela. Une personne doit pouvoir rassembler dans un récit ce qui lui est arrivé et ce qu’il a fait, et rassembler dans quelque promesse ce à quoi elle veut tenir, et qu’elle estime être. Sans cette consistance, on peut perdre toute estime de soi.
Mais nous ne pouvons pas davantage durcir une cohérence inflexible qui interdirait à ce sujet de s’interpréter autrement, de se changer, de montrer que son histoire n’est pas finie, de refuser ce qu’on dit de lui qu’il est. Nous devons faire place au pardon comme à ce qui nous délie de l’irréversible, du sentiment que rien ne peut changer et que tout est déjà joué. Certes on doit tenir compte de sa réputation, que ce soit pour la renforcer et bien tenir son rôle, ou pour la rejeter et la modifier. Cependant, pour vivre on a besoin d’être respecté et de se respecter soi-même comme un autre, comme quelqu’un que l’on ne connaît pas vraiment et qui peut nous surprendre.
Sans se connaître, comment prétendre se changer ? Mais comment se connaître sans se chercher, sans se faire varier soi-même ? Sans s’aimer jusque là où nous ne savons pas qui nous sommes. Pour se changer, il nous faut donc un point solide extérieur à soi, un regard d’autrui qui nous libère — bien des regards d’autrui nous tiennent (même gentiment) captifs. Et il nous faut un point solide au plus profond du soi, une confiance en soi indéclinable qui nous permet tous les doutes sur nous mêmes — bien des formes du souci de soi nous tiennent esclaves (même agréablement) de ce que nous croyons être.
Le seul ennui c’est que mes remarques ne semblent pas avoir ébranlé l’affirmation optimiste de Georges qu’il doit bien y avoir moyen de se changer, peut-être pas comme de chemise, mais assez profondément, si on le veut vraiment, et si on est parvenu à en réunir toutes les conditions. Mais elles n’ont pas davantage ébranlé la négation lucide de Pierre, que le changement est quelque chose qui arrive sans qu’on le veuille et sans condition, qu’on ne peut de toute façon pas tout vouloir, et que de soi-même on ne peut pas se changer. Ma seule consolation est que cette affirmation et cette négation, formulées ensemble, forment les solides préceptes d’un « traité du vouloir-vivre », qui ne saurait faire sans elles.
Olivier Abel
Publié dans « les essais de soi », Peut-on changer ?
Paris : l’Atelier, 2004, p.63-85..