Série d’articles sur l’habitat, l’architecture

Depuis longtemps déjà les historiens et les anthropologues nous le disent, nos villes sont en train de mal tourner ; un peu comme la Rome antique avait mal tourné. C’est que nous avons oublié de rapporter la folle croissance de nos échanges et de nos circulations à leur condition de possibilité : le fait simplement qu’il y ait des habitants. L’économie, du grec oikos, maison, c’est d’abord l’ensemble des moyens par lesquels les humains se protègent du temps et de l’adversité, en recevant et en se donnant les uns aux autres un habitat durable, une demeure. Et il est certain qu’il n’y aurait rien sans cette cohabitation qui porte l’espace physique à la dignité d’espace humain. C’était paradoxalement l’une des thèses fondamentales, et sous-estimées, de Marx, que de reconduire l’économie à ce qui la rendait possible, la subjectivité corporelle de tous ceux qui tentent de travailler et de vivre.

Oui, l’habiter est premier par rapport au reste de l’économie, dans sa double-entreprise de productivité industrielle et de consommation marchande. Car la première veut que le monde naturel ne soit qu’une ressource infinie de matières premières, et que l’histoire ne soit qu’une évolution linéaire où toutes les sociétés doivent passer par les mêmes stades de développement. Et la seconde suppose la réduction de l’humanité à l’uniformité de l’homo economicus livré à l’obligation de pouvoir entrer dans un échange rentable, le reste n’étant ni rationnel ni solvable. Au fond, sur ces deux points, le capitalisme continue l’entreprise du communisme par d’autres moyens — aussi peu libéraux : le capitalisme autoritaire, à la chinoise, en est l’efficace exemple.

Entre temps pourtant nous avons découvert le prix infini, et la fragilité extrême, de la pluralité des vivants, des cultures et des formes d’habitats. Le monde nous a d’abord été donné à habiter, à cohabiter, et nous n’avons qu’à en rendre grâce. Non le transformer à tout prix, mais l’interpréter diversement, sans prétendre en faire notre œuvre ni notre propriété abusive. C’est l’idée biblique du Jubilé que l’espace doit régulièrement être repartagé. Et nous trouvons dans le Sermon sur la Montagne une prédication de l’insouciance qui nous appelle, avec les oiseaux du ciel et les lys des champs, à recevoir simplement le monde, comme un don. Et si nous considérons les choses avec attention, nous découvrons que les objets dont nous composons nos habitats façonnent nos mœurs et nos esprits, plus que tous les Maîtres, comme le remarquait le cinéaste Pasolini.

Si même l’on accepte les postulats de l’économie de marché, il faut bien que les acteurs disposent d’une dotation d’habitat, qui serait la condition pour entrer et sortir des échanges. Car le jeu des échanges suppose pour chacun de pouvoir distinguer un dehors et un dedans, où il puisse se retirer, accueillir autrui, se préparer à sortir. Pensons à nos SDF : ce droit d’habiter devrait être inaliénable, parce qu’il faut rendre à César ce qui est à l’effigie des échanges humains et de leur rémunération, mais rendre à Dieu ce qui est à son image, l’être humain dans la pleine reconnaissance de sa subjectivité c’est à dire aussi de sa corporéité, créature parmi les créatures, habitant parmi d’autres.

Le corollaire de cette affirmation, que l’habitat est donné et qu’il est inaliénable, c’est ce que j’appellerai l’équivalence des habitats. Si nos habitats sont moins une addition d’objets que l’horizon sur lequel nous évaluons et partageons nos biens et attachements, cet horizon est a priori équivalent pour chacun. C’est ce principe critique qui pointe comment la couverture d’un mendiant peut avoir la même valeur qu’une riche demeure, que les assurances ne peuvent « rendre » une photographie volée, ou que l’offrande d’une pauvre veuve peut être plus précieuse que toutes les autres. Ce principe de l’équivalence des habitats ne fonde aucune économie, mais donne un point d’appui extérieur pour critiquer sans fin toute économie, et pour augmenter la densité oeconomique du monde, sa diversité en mœurs, en manières d’habiter.
Lewis Mumford, La cité à travers les âges, Paris : Seuil, 1964, p. 285 et 310-312.

« Les logements populaires de Rome furent certainement les plus rudimentaires et les plus malsains qui existèrent en Europe occidentale jusqu’au 16ème siècle. Ces immeubles, sans chauffage, sans eau, sans cuisine, sans water-closets, étaient en outre si élevés et si défectueusement conçus qu’ils n’offraient aucune issue à leurs occupants dans le cas d’incendie, ce qui se produisait fréquemment. (…) Un peuple qui pouvait se vanter d’avoir conquis une grande partie du monde s’entassait dans des réduits prouvés d’air, bourdonnant de bruits et nauséabonds, payant au plus haut prix le droit de vivre dans des conditions honteuses et dans la crainte. (…) L’histoire de Rome indique, avec un relief particulier, ce qui, dans le domaine politique aussi bien que dans celui de l’urbanisme, doit être à tout pris évité. Nous voyons là de multiples signaux d’alarme, indiquant le départ de pistes dangereuses. Lorsque, dans des centres surpeuplés, les conditions d’habitat se détériorent tandis que le prix des loyers monte en flèche, lorsque le souci d’exploiter de lointains territoires l’emporte sur la recherche de l’harmonie interne, nous songeons inévitablement à ces précédents romains.  (…)

Mais déjà, sur ce vaste amoncellement de débris et de ruines, des surgeons apparaissent, portant l’espoir d’une vie nouvelle. Leurs racines s’enfonçaient profondément dans un tuf de croyances religieuses, différant du tout au tout des conceptions et des fatales erreurs de l’existence romaine. La santé de l’âme comptait plus que les maux et les faiblesses de la chair, l’homme opposait à la pénurie son jeûne volontaire, et le renoncement à tous les biens devenait le moyen d’obtenir un éternel salut, cependant que l’aveu des péchés pouvait ouvrir la voie de la renaissance. En renonçant à tout ce que le monde païen avait convoité, les chrétiens sauveraient du désastre  des éléments qui devaient permettre, plus tard, de reconstruire. »

Citation

Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes, Paris : Seuil, 2000, p. 45.
« L’éducation donnée à un enfant par les objets, par les choses, par la réalité physique rend cet enfant, corporellement, ce qu’il est et ce qu’il sera tout au long de sa vie. Ce qui est éduqué c’est sa chair même, comme forme de son esprit. »

Ouvrage de référence

Lewis Mumford, La cité à travers les âges, Paris : Seuil, 1964

Cet article est le premier d’une série de quatre articles correspondant aux quatre séries de cours, sur l’Habitat, l’Architecture, la Ville et l’Urbanité, à la Faculté libre de Théologie Protestante 83 Bd Arago Paris, les jeudi de 14h à 16h, ouvertes aux auditeurs libres. La troisième série, sur la ville, commence le 10 mars, avec pour intervenants F.Smyth, F.de Coninck, O.Mongin.

  1. Le monde donné à habiter
  2. Le grand ensemble et le labyrinthe
  3. De la cité séculière à la ville élective
  4. On demande un peu d’urbanité

Série d’articles a été publiée « Le monde donné à habiter » dans Réforme n° 3114, 3115, 3116, 3117, des 10-17-24 février et 2 mars

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)