« On nous dit qu’il faut nourrir le peuple de lait. Mais l’a-t-on nourri de lait s’il n’en vient à supporter quelque vin et viande ? » Ainsi s’exclamait Calvin, protestant contre le maintien du peuple en minorité. Minorité de conscience, minorité politique, minorité économique : ce sont les trois émancipations que demandait Kant dans sa « réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? » La sortie de la minorité, voilà les Lumières. L’émancipation. Oser penser et juger par soi-même. Il est remarquable que ces trois émancipations sont irréductibles les uns aux autres : on peut être économiquement émancipé et politiquement dominé. On peut être politiquement libre et culturellement aliéné.
Il est remarquable aussi que ce soient toujours des minorités, comme la minorité juive, qui, par leur combat pour l’émancipation, fassent voir à la majorité qu’elle n’est jamais aussi entièrement majeure qu’elle le croit. L’émancipation consiste à ne pas se croire trop vite, d’un coup et d’un seul, émancipé. Il reste toujours en tous une part d’enfance, butée, le front aux vitres. Emancipé signifie sorti de dessous la mainmise, la mainmise du père qui tient son fils par l’épaule. Seul le fils qui a secoué la mainmise du père, qui est parti, peut se retourner à son appel, sans que rien ne l’y oblige. Mais seul le fils qui peut se retourner à son appel, et librement l’écouter, est émancipé.
L’émancipation juive nous apporte cette immense leçon, et rappelle à l’émancipation générale cette condition oubliée, cette reconnaissance d’une dette non marchande : la liberté ne consiste pas à se donner à soi-même sa propre condition, elle ne consiste pas à ne rien devoir qu’à soi-même. Nul n’est émancipé s’il n’y a été autorisé. Et le sentiment de l’émancipation est justement la gratitude, le sentiment d’être simplement approuvé d’exister. Sans cette autorisation l’émancipation devient une folie, elle ne sait pas même de quoi s’émanciper, elle croit n’être jamais assez émancipée et ne cesse de revendiquer une chimère, l’abolition de toute condition.
L’émancipation humaine a été très loin pour rompre avec les liens ancestraux, qui, tels les liens égyptiens pour le peuple de l’Exode conduit par Moïse, entravaient les humains et leurs interdisait de répondre à leurs plus hautes vocations. Il lui faut maintenant, sans revenir aux ghettos du passé, comprendre aussi qu’Ulysse un jour veuille revenir à son Ithaque, et que l’émancipation comprend la douceur des libres attachements. L’émancipation humaine a été très loin pour comprendre ce que signifie être majeurs, adultes et responsables ensemble de l’humaine destinée. Il lui faut maintenant revenir de loin pour faire place aux enfants qui grandissent, et nous rappellent à leur tour que nous sommes périssables, fragiles, vulnérables, nés et mortels. L’émancipation ne s’accomplit qu’en cédant la place à l’émancipation de la génération prochaine, sans savoir ce qu’elle fera.
paru « Émancipation juive, émancipation humaine »
Pour une exposition du Parti Communiste Français, 1er mars 2004.
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)