« un peu mou (regard sur La passion du christ de Mel Gibson) »

Comme quelques autres, je suis allé voir le film de Mel Gibson sur La Passion du Christ. Et je ne comprends pas bien qu’on en fasse tout un plat. Ce film ne présente pas grand intérêt, et je ne le trouve même pas très « accablant », contrairement à ce qu’on dit. D’abord, si on le trouve sanglant et sadique, il faut dire la même chose de l’immense majorité des films commerciaux qui touchent à la même corde, et qui sont aussi horribles que celui-là. J’irai jusqu’à dire que c’est son seul réalisme : ce film n’est pas réaliste ni hyperréaliste dans l’image, qui est au contraire une mise en forme très normée des corps, des vêtements et des espaces. Mais il est tout à fait « réaliste » quant au goût du spectateur, à son goût du sang. Comme l’ensemble de la marchandisation de notre imaginaire aujourd’hui, il joue démagogiquement sur les pulsions les plus basses, il les exalte en leur donnant un semblant de vernis et de justification religieuse. C’est son pieux mensonge. Malraux écrivait de l’art roman que l’artiste sculptait le visage de celui qui était mort pour lui ; on ne sent rien de tel dans ce film. Mais on éprouve un autre vertige, malheureusement plus banal : quand on a trop abîmé un visage on voudrait le détruire entièrement. C’est ce que l’homme fait à l’homme. Cela existe, cette noirceur humaine, cette exécration qui s’acharne soudain sur des boucs émissaires qui sont chargés de tous les péchés et de tous les malaises du monde. Et quand le film montre la brutalité romaine, il y a peu de chance qu’il se trompe beaucoup. La pacification romaine était rusée et brutale.

Là où ce film dérape complètement, c’est dans sa prétention à prendre le texte tel quel, et plus encore à représenter les choses telles qu’elles se seraient vraiment passé. Le souci de faire parler les acteurs dans les langues du temps, araméen, latin, au-delà du cocasse des erreurs historiques, manque justement ce cap : le texte ! Car nous avons quatre évangiles, quatre versions différentes et contradictoires de la Passion. Les dernières paroles de Jésus ne sont pas les mêmes selon Matthieu, Marc, Luc ou Jean. La « réalité » rendue par ce montage à quatre voix a une toute autre sobriété, une toute autre épaisseur que des films aussi plats. D’ailleurs on connaît trop l’histoire : dès le début on connaît la fin ! Alors qu’est ce que signifie la re-présenter encore ? Est-ce à dire que le cinéma serait incapable de travailler à une telle représentation ? Certes non, mais il suffit de comparer La Passion du Christ de Gibson à La Passion selon Matthieu de Pasolini pour voir combien le film de Mel Gibson, et même celui de Scorceze auquel il ressemble à plusieurs égards, sont des films mous, mièvres et sulpiciens. C’est qu’on leur a enlevé la force du verbe.

Je suis terrifié d’entendre des spectateurs sortir du film en disant que c’est exactement le texte. Dans cette mise en scène et ce montage, les paroles ont presque disparu, alors qu’elles font tout le relief, et même toute l’émotion. Les quelques paroles de Jésus qui restent deviennent tellement plates, elles veulent tellement tout dire et rien dire, que l’on se demande comment on a pu crucifier quelqu’un pour de si banales considérations. C’est ce que remarquait déjà le philosophe Kierkegaard, il y a près de deux cent ans : la médiocrité aplanit tellement les difficultés du texte qu’il lui échappe cette dernière difficulté, car « en ce monde de la banalité on n’a pas coutume de punir de mort la pratique de banales remarques ». Et puis de la sobriété des récits de la Passion émerge le sentiment que Jésus est en quelque sorte mort de solitude, du sentiment de séparation et d’abandon qu’expriment ses mots: il est déjà à l’agonie au jardin des oliviers, et il meurt bien trop vite sur la croix, qui était justement un supplice de la lenteur.

Mais pour Gibson, qui écrit l’évangile à l’envers, il faut que le sang retombe sur tous, les proches comme les lointains. Tout cela me donne le sentiment curieux que nous sommes trop proches du texte évangélique, que nous manquons de distance. Même les artistes médiévaux avaient plus de liberté interprétative ! Comme si le poids d’un certain Christianisme invisible mais encore trop présent, justement parce qu’il est mort et refoulé, étouffait l’invention, l’imagination. Rares sont ceux qui s’attaquent avec bonheur à la réécriture de ces Ecritures, à leur représentation. Nous avons d’ailleurs le même problème avec Shakespeare : ses textes sont trop grands pour être repris à bonne distance, et cela donne souvent des platitudes.

Ce film cependant commence par une citation qui nous donne son fil théologique, du fil à retordre. C’est un passage d’Esaïe 53 parlant du serviteur souffrant qui « pour nos péchés a été frappé à mort ». Pour le philosophe que je suis un tel propos est un abîme. Si même nous pouvons oublier les discours, les paroles douces ou dures de Jésus, et n’y voir qu’un agneau muet qui se laisse offrir en sacrifice, il reste un problème. Celui de la souffrance comme peine, comme prix à payer, comme rachat. Toute cette économie du rachat obsède le film de Gibson. Et elle n’est pas sans lien avec ce dolorisme, cette croyance incroyable que la peine pourrait être rédemptrice.

Si c’est l’idée que quelqu’un peut souffrir à ma place, on peut être perplexe : personne ne peut manger à ma place, comment pourrait-on souffrir à ma place ? Peut-être parce que je ne sais pas ce que je fais et que celui qui le sait souffre en silence sans me le dire, pour m’épargner ? Mais souffre-t-il à ma place ? Peut-on mourir à ma place, se substituer à moi pour mourir ? Certes on peut donner sa vie pour ceux qu’on aime, on peut mourir d’aimer, mais si souvent on a donné sa vie pour rien, et dans l’histoire, il y a tant de sacrifices inutiles ! Qui voudrait relancer la vieille machine à sacrifier, si tant est qu’elle ait besoin d’être relancée ? Jésus n’a t-il pas au contraire vitupéré les lapidations, et fait voir les grosses ficelles des mécanismes par lesquels certains humains sont sacrifiés au bénéfice des autres ?

Et si c’est l’idée qu’une souffrance peut compenser une autre souffrance, qu’en faisant souffrir on peut faire payer et annuler une souffrance subie, alors quelle horreur ! Quelle erreur ! C’est la vieille énigme magique de la punition. Peut-on effacer un malheur par un autre ? Peut-on faire subir à quelqu’un le mal qu’il a commis ? La logique de la punition, qui est la logique des représailles, ne rajoute-t-elle pas aux malheurs naturels tout ce malheur que les humains infligent aux humains ? Jésus n’a-t-il pas au contraire vitupéré la punition, et montré qu’on déteste ceux à qui on fait du mal, qu’on leur fait de toute façon du mal en plus, dans une logique de surenchère haineuse. Jésus n’a-t-il pas au contraire sans cesse montré combien le malheur est seulement absurde, bête à pleurer, et qu’il ne vient rien payer ni faire payer. Mais renverser la vision pénale du monde et de la vie, qui est la Loi du monde, mérite sans doute la mort.

Par tous ces traits ce film n’est évidemment pas un film « chrétien » — à moins que le Christianisme soit en train de se scinder entre un christianisme spirituel, autocritique et bien élevé, et un christianisme émotionnel, fondamentaliste et intégriste ! Mais comment nous résigner à cette séparation mortelle entre l’intelligence et l’émotion ? Il faudrait repartir non de la mort, mais de la Grâce, du sentiment de gratitude qui semble au cœur de la vie et des paroles de Jésus, et dont les vitupérations ne sont que les retombées. Jésus ne sépare jamais sa mort de sa résurrection. Dans le film de Gibson la résurrection a disparu et c’est pourquoi la mort même n’est pas prise au sérieux, mais un charcutage à plat. Dans le film de Gibson le monde est méchant : ce ne sont pas seulement les étoiles vides, pas seulement le cannibalisme de la vie qui mange la vie, mais les humains eux-même sont tous des lâches ou des salauds. C’est donc un film qui nous invite à fuir un monde foutu d’avance, qui nous prépare à l’Apocalypse, et qui nous fait rêver d’une terre de rechange, d’un nouveau Nouveau monde. On est en droit d’attendre mieux de la culture américaine. Tout cela n’a de toute façon plus rien à voir avec l’évangile. Tout cela manque non de sang, comme le disait le Caligula de Camus, mais de vin rouge ! La transformation du sang en vin est une lente et vieille conquête de la civilisation, décidément bien menacée.

Paru dans Foi et Vie 2004 n°3, p.25-28

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)