1. Le temps est la défaite de la pensée. Et cette défaite est incontournable; nous épuisons sur elle l’impatience de nos rêves et la patience de nos techniques.
2. Les humains sont des êtres historiques, amateurs de temps raconté –mais tout temps raconté se raconte nonobstant du temps vivant non raconté. Et cette impuissance à raconter l’inracontable, ce retard irrémédiable, est sa passion. Jusque dans les passions amoureuses, comme dans les passions guerrières, il n’y a rien d’autre.
3. Quant à la guerre, l’attente. Le militaire ne tue que le temps. La narration aussi peut servir à tuer le temps – s’entend: à rendre l’homme régulier.
4. Pourquoi raconter, c’est raconter la guerre? C’est que la guerre est à la fois objet de la narration et suppression du temps de raconter. Le guerrier doit d’abord tuer le temps. Après il est prêt à tout.
5. On peut se demander si l’effondrement de la logique industrielle soviétique (qui ne visait qu’à l’augmentation de la production) n’est pas aussi ce qui permet l’apparition d’une logique de la consummation, de la guerre.
6. 50 ans, ou bien plutôt quand l’autre génération va disparaître: la longueur d’onde du choc, le bord fuyant sur lequel l’oubli et l’histoire se décident. La prescription juridique, d’ailleurs, et peut-être même le pardon quand il cesse de rompre le silence, ne sont rien d’autre. Ce « délai d’effacement » est la structure et le rythme de base d’une société.
7. Les sociétés trop vieilles ne peuvent plus pardonner, réparer, oublier.
8. Peut-on oublier l’irréparable? Mais peut-on se souvenir de l’irréparable?
9. Dans tout irréparable il se trouve deux choses à la fois. Quelque chose de passé, de fini, comme laissé à la poussière, déposé au sol à une distance suffisante de notre visage; comme ce de nous-même dont pour vivre nous avons dû nous distinguer; comme une mémoire déjà éloignée, échangeable comme un vêtement, traductible, racontable ou négligeable. Et quelque chose de toujours présent, de pas encore fini, d’incommunicable, qui nous est aussi propre et inaliénable que notre visage, que notre peau ou qu’une blessure, à quoi nous appartenons et sommes fidèles parce que nous ne saurions échapper à notre mémoire la plus propre.
10. L’histoire commence quand il n’y a plus de confusion entre l’absent et le présent. Quand le deuil et le souvenir ont fait leur travail de séparation. Quand on fait la différence entre la mémoire qui maintient présent et l’anamnèse qui rend présent l’absent.
11. Comment, à la seconde génération, ce qui avait été une bénédiction peut-il devenir une blessure?
12. On peut passer une vie entière à expliciter, détailler « autrement » ce qui s’est passé un jour ou une petite année. Et si on ne le fait pas, nul ne le fait, et la génération répète le passé. Mais quand on le fait, la génération suivante peut bifurquer autrement.
13. Etre adulte à la mort de son père ou à la naissance de son enfant: prendre un coup de vieux et entrer dans le temps.
14. Le visage qui se rapproche jusqu’à disparaître: figure constante du temps, de la rencontre, de l’advenir.
15. Les relations sont dans le temps, à tous points de vue. Dans les relations, d’abord, il n’y a pas de rencontre pure, parce que toujours déjà il y a une histoire, un passé, qui opacifie la transparence actuelle de la rencontre. Ensuite il n’y a pas de relation sans relation (narrative) de la relation, cette relation formant une sorte de contrepoint scénographique des rencontres. Cela désigne un hiatus temporel interne à la relation, qui en est la raison d’être. À tous ces égards le temps est l’obsession de la relation, ce qu’elle cherche à déjouer. Le temps enfin est la raison du « roman », l’irrémédiable obstacle et l’élément de la passion amoureuse; et le jeu de la succession et de la simultanéité autour d’un irrémédiable décalage, tisse toutes les intrigues romanesques. Si seulement l’être qui me désire et celui que je désire étaient la même personne, l’histoire serait finie, elle tomberait bien, comme on voit parfois chez Shakespeare et Marivaux. Mais la seule solution pour intriguer assez le temps, c’est de tisser ensemble, courtoisement, une durée. Un temps ouvragé.
16. Deux modalités du temps: Dieu ou l’Argent. Le capital, c’est du temps gagné, du temps thésaurisé. On ne gagne jamais que du temps. Le capital c’est donc la temporalité aliénée. La révolution, ce serait la réappropriation du temps humain dans la praxis, qui suppose à la fois le plein déploiement de la technique, et la libération d’un temps de la parole partagée. Il semble difficile de faire les deux en même temps.
17. Justice du marché: s’il faut x heures de travail pour acheter un objet-service M, il faudrait que M soit acheté/aliéné pour une durée x! Cela suppose une monnaie différentielle.
18. La réciprocité est une technique pour fonder la stabilité, faire durer l’agir commun, le faire résister au temps par l’endettement mutuel.
19. Gagner du temps (sphère technique, l’argent?), puis tuer le temps (sphère oisive, le sexe?).
20. Dans les grands magasins, un sentiment de pillage général, comme si un incendie se propageait dans les lointains et qu’il fallait vite emporter tout ce qu’on peut, tout en affichant un « y’a pas l’feu » général.
21. Avec la démographie, et la multiplication des sujets temporels, c’est le temps aussi qui s’accélère, comme si la densité démographique déterminait une sorte de masse–vitesse chronologique.
22. Le temps accélère avec la densité, le nombre et la vitesse de déplacement des humains (des sujets soumis à une temporalité voisine).
23. On peut toujours glisser un geste supplémentaire entre deux instants; on peut toujours supprimer un geste et faire contacter deux moments dans un seul, plus vaste.
24. Tourner rapidement, temps rapide (conduit à l’isolement). Tourner lentement, temps lent (tend à la participation cosmique).
25. Le temps solitaire est étiré et interminable quant aux choses à faire, et s’évanouit dès qu’il s’agit de penser. Le temps partagé abrège le temps de la pratique, mais allonge le temps du penser ensemble.
26. La conscience, organe de notre rapport au temps; le corps, organe de notre rapport à l’espace.
27. Eprouver une frontière: s’éprouver soi-même, trouver sa limite, se trouver soi-même autrement, et éprouver l’autre.
28. Le jour où l’on pourra se déplacer par commutation (décomposition ici et recomposition instantannée là–bas), que deviendra l’identité des personnes déplacées? –en général qu’est–ce que l’identité d’une personne déplacée?
29. Histoire d’un empire un peu byzantin, où chacun recevrait un jour son arrêt de mort, et où le temps de sa vie serait fonction de la distance-vitesse des moyens de communication et (à cause de l’accélération de ceux-ci) de la complexification des rouages administratifs, judiciaires et techniques qui séparent l’émission de la sentence de son exécution.
30. Nous sommes entrés dans le l’époque de « la grande compilation ». En général cela vient à la fin.
31. Entre rapidité et lenteur qui partagent nos sociétés, est-on incarcéré dans un rythme, dans un longueur d’onde, peut-on en changer? Peut-on être le même qui et qui, et est-ce cela le pouvoir, la position sociale dans le réseau des vitesses et des lenteurs, obligées et choisies?
32. Il y a du temps parce qu’il y a une pluralité de points de vue. Cela est aussi vrai de la possibilité de l’histoire humaine. Nous ne savons pas ce qui se passera lorsque l’humanité sera entièrement branchée sur le réseau du même « temps réel ». Sans frontière. Un réseau total.
33. Il n’y a pas de centre de l’histoire, et pourtant l’histoire ne peut pas être écrite de nulle part.
34. Dedans et dehors. En prison, c’est cette différence qui fait du temps. Mais dehors ils sont tous pris dans le « temps réel », il n’ont plus de différence de point de vue, ils n’ont plus de temps, ils sont tous dedans sans plus pouvoir en sortir.
35. On sent le temps que l’on ne peut pas accélérer, ou ralentir. Celui–là paraît passer terriblement lentement, ou terriblement vite.
36. Se déplacer, voyager, cela donne au moins un sens au temps et à la vie, même si on ne sait pas lequel. Alors on accélère.
37. Plus on voit près de soi, plus on voit près du présent – le lointain dans l’espace l’est dans le temps. Le présent est proche.
38. La rapidité tranquille et inexplicable avec laquelle les petits enfants renversent ce que l’on avait pourtant prévu qu’ils allaient renverser! Comme s’ils étaient dans un autre espace-temps que nous.
39. Les échelles de temps varient, et les humains, les éphémères, les lichens, les poussières ou les étoiles ont des gammes incommensurables, dans leurs variations sur ce thème.
40. Le temps commence par salir, par recouvrir de sa poussière accumulée, par faire de quoi rendre les traces possibles, avant de nettoyer, d’éroder, de ramener au même toute trace, toute différence.
41. L’érosion elle-même commence par créer des irrégularités, des singularités, avant de tout régulariser et de tout ramener au sable. On pourrait méditer cette expression banale et terrible: « ça revient au même ».
42. Il faut qu’il y ait trace pour qu’il y ait écart, sens, relief, singularité ; mais il faut que la trace s’efface pour que d’autres traces soient possibles, pour que la singularité s’enlève sur un fond perdu –la mémoire comme surface. Ou bien d’autres traces viennent relativiser les premières, les plis multipliés en tous sens venant froisser le premier pli, et comme l’effacer sous le nombre.
43. Le « temps » de la lecture est un temps de rêve. On y passe dans l’autre temps.
44. C’est la clôture (moment de la poétique structurale) qui permet de s’échapper à la réalité historique (mais cette fuite a évidemment une signification historique), de la suspendre et d’ouvrir d’autres réalités, d’autres temporalités
45. On s’arrête quand on ne veut plus sortir du jeu, quand on veut rester dedans, s’y abriter, n’en plus jamais sortir, comme si dehors rôdait la mort. Voyez la rapidité de lecture des enfants, alors que l’adulte prend le « temps de la lecture »; peut-être parce qu’il sait déjà la fin. Assez du possible, on veut du réel : voilà ce qu’est passer de l’enfance à l’âge adulte.
46. Comment communiquer et transmettre à propos de l’irréparable (les grands malheurs, ou simplement le temps passé)? Il faudrait, on voudrait, et en même temps on a sans cesse le sentiment l’auditoire ne recevra pas. Il ne reste alors qu’à se replier dans l’absent, qui est là en fait comme tout entier, et qui demeure comme hors du temps, pour peu que l’on cesse de l’interpréter. Mais le peut-on sans mourir bientôt?
47. D’un côté le passé n’est plus, le présent même est blessé par l’irréparable de ce qui passe, et tout est absence. De l’autre côté on a parfois le sentiment inverse que le temps est dilaté, dilué, que le passé est là, que tout est irrémédiablement et magnifiquement là, que tout est présent pour toujours.
48. L’Etre est absence de ce qui est. Soit que l’être et le présent même soient toujours déjà passés; notre désir est alors de rentrer dans l’Etre. Soit que le temps soit néant, pluie vide et que notre travail écarte ou rapporte le néant par ses prouesses, transmutant le temps en être, en épaisseur, en présence.
49. Le temps c’est l’absence de ce qui est, c’est l’être comme absence, c’est l’autre.
50. Ce qui a été est et demeure. Ce qui est n’est pas, est à venir.
51. Le sentiment d’éternité vient du sentiment de compossibilité; de possibilité pour tous les temps de cohabiter dans une sorte de présent élargi. Et l’expérience du temps, la chute dans le temps, du sentiment de l’incompossibilité des différents temps.
52. Peut–être pouvons-nous observer quelque chose comme des horloges du schématisme et des attentes. Cela expliquerait certaines coïncidences, comme si l’on repassait par les mêmes « endroits » du temps propre; et cela expliquerait qu’à circonsatnces variables il puisse y avoir le sentiment de déjà-vu ou de configurations quasi–identiques.
53. Le passé est ce qui n’est plus, c’est le monde où je suis né. Et ce monde pourtant a été et continue à être, mais soumis comme à une déformation du paysage, à des vitesses relatives diverses. Ma temporalité singulière serait ma capacité à supporter cette distorsion; et ma mortalité, ce serait le point de rupture, l’incapacité à retenir, à remanier, à réinterpréter le paysage: n’être plus soi-même à son tour que vestige.
54. A la naissance, chacun de nous est encore extraordinairement proche du big-bang. Puis il s’en éloigne et tout se ralentit (qu’est-ce qu’un an pour quelqu’un de quarante ans?) mais dans un éloignement non seulement aux autres mais à soi qui touche une fois sa limite, son point d’immobilité.
55. A la naissance, chaque instant dure une éternité, puis chaque année semble éternelle: à cinq ans, l’année est à peine davantage d’un quart de la vie. A mon âge, une année n’est plus qu’un quarante-cinquième. Et l’accélération continue jusqu’au sentiment de ne plus compter, de n’en plus pouvoir.
56. Au début, on n’existe pas, on est transparent au monde. Et puis avec le temps le moi s’étoffe et s’épaissit, et soudain on s’aperçoit que le moi fait trop de bruit, que les ouvertures se sont bouchées une à une, et que c’est trop tard. Mais aussi vieillir est doux: c’est s’attacher à des singularités, au simple fait que quelque chose existe en dehors des mots, du Moi général.
57. La seule chose qui me console de l’irréversibilité du temps, et de ses outrages à mon corps, c’est qu’un jour je mourrai. Sinon je n’oserais pas même me salir les mains. De toute façon je n’en sortirai pas intact.
58. La pire douleur : être immortel et serrer dans ses bras, éperdument, un être mortel.
59. Le temps m’absente de mes propres paroles de mon propre corps!
60. Le style: la manière de dépenser le temps.
61. Le style, ce qu’il comporte de sacré et d’intransmissible, est dans la manière dont je m’offre au temps, à l’absence de ce que je suis. Un religion, c’est une langue, ou mieux un poème, mais auquel il faut appartenir, auquel il faut se consacrer pour le comprendre – ici, le temps de l’incorporation poétique dépasse mon existence: je mourrai avant de l’avoir compris et pourtant je l’ai au corps.
62. Les religions cristallisent, condensent, abrègent ou au contraire ralentissent les évolutions psychohistoriques.
63. Est-ce encore l’Islam, celui qui ne respecte-t-il plus ses vieux, ceux qui ne jettent pas la première pierre?
64. Mourir avant la fin de l’histoire, c’est la rater. Mourir à la fin de l’histoire c’est la réussir. Mourir après la fin de l’histoire c’est une autre histoire; et c’est être sage. Mais comment les gens peuvent-ils survivre à leur génie, à leur action, à leur rôle, à leur histoire, à leur malheur même?
65. L’effritement d’un être commence par celui de son langage.
66. Ce qui a été dit une fois peut–il être répété? Si le temps interdit la répétition, voilà une question vraiment socratique, une question capable d’arrêter la philosophie.
67. Je ne sais de quoi, je garde un éblouissement perpétuel, qui laisse à blanc mon corps, ma voix. D’avoir senti le temps à l’état pur suffit-il à donner ce sentiment d’enfance, d’exquise faiblesse?
68. Le protestantisme, mais sans effort: ne surtout pas durer, le désir de s’effacer. La jubilation de s’effacer devant les suivants, et dans le théatre même de la gloire de Dieu qu’est ce monde. Ce temps. L’acte pur, quasi sans sujet, qui ne dévoile presque rien.
69. Le baptême peut fournir une nouvelle naissance. Cela devrait intéresser les astrolâtres!
70. La frontière, la naissance: c’est la sorte de coupure/continuité dans l’espace, dans le temps, qui commence à nous faire défaut.
71. Avec l’imagerie médicale notamment, les parents ont très tôt une image de leur enfant qui leur donne un sexe et donc un prénom ; mais l’impossibilité d’avoir une image, jusqu’à la naissance, d’un être qui était pourtant si proche déjà, si connu et cependant si inconnu, jouait un peu comme l’interdiction de se faire une image de Dieu dans les religions monothéistes : c’était comme une réserve qui interdisait d’identifier trop tôt cet être, qui donnait aux parents le temps de réaliser qu’ils ne « savent » pas complètement qui est cet enfant, qu’il n’est pas que la réalisation de leur projet mais quelque chose d’autre. C’est cette réserve et cette discontinuité que, d’une manière ou d’une autre, il nous faut retrouver.
72. L’irréversible de la naissance: rien ne pourra plus faire que je ne sois pas triste à sa disparition.
73. Le temps irréversible : face à lui, jetée comme un défi, l’action violente tente de faire l’irréversibilité : qu’après ne puisse plus être comme avant. Mais une joie peut suffire.
74. Je me souviens, soudain, à la naissance de mon premier enfant, ce sentiment étonné, inattendu, qu’il n’était plus besoin de courir, que j’avais désormais tout mon temps, que j’étais désormais sur les berges du temps. Que le temps qui m’était donné désormais était simplement en plus.
75. Mon fils Timour (7 ans) à la question du temps: « moi je pense qu’il y a plusieurs mondes, et qu’à chaque instant nous passons dans un autre monde, mais que tous les mondes existent ensemble ».
76. Timour pleurait cette nuit-là. -Mon chéri, ne pleure plus c’était un cauchemar. -Mais non c’était un joli rêve. -Alors pourquoi pleures-tu? -Parce que je l’ai oublié.
77. Timour: « Est-ce que j’ai été autrefois? » Puis, pensif: « mais je suis autrefois pour les gens de demain ».
78. Timour: « est-ce qu’il y a en nous un organe du temps? »
79. Timour: « on croit toujours que maintenant c’est le chaos, mais après on découvre que maintenant c’était très bien ».
80. Ma fille Lalé (4 ans): « le temps se fait lui-même ».
81. Lalé: « il y a une chose que je ne comprends pas: on veut jamais rentrer dans le bain, et ensuite on veut jamais en sortir ».
82. Le premier mot de Lalé: « encore ».
83. Le temps fait de l’espace. Au moins le temps fait en moi de la place pour d’autres que moi, et pour moi-même comme un autre. Cette place touche au deuil et à l’enfantement. Au pardon et à la promesse.
84. Il y a parfois dans le bonheur, qui est toujours simple comme l’instant que l’on voudrait suspendre et partager avec ceux qu’on aime (avec tous), la véritable expérience de l’angoisse, écrasée ailleurs par les soucis. La véritable expérience de l’imparfait du présent, la véritable expérience du temps.
85. La coupure violente dans un tradition, est-ce ce qui lui permet de repousser vigoureusement (le scandale vital qui lui permet de briser la complaisance mortelle à elle-même), ou bien est-ce ce qui la condamne à ne plus pouvoir faire rien d’autre qu’à copier, de pire en pire, elle-même ou les autres?
86. Les conditions d’une bonne commémoration. 1) un anachronisme, c’est à dire quelque chose dont on puisse parler aujourd’hui. 2) où l’on puisse re-distribuer les rôles (du bien et du mal). 3° où l’on puisse faire le jeu des hypothèses (et si).
87. Politique de l’oubli ou du pardon: le jubilé, la nuit du 4 Août, la promesse oubliée.
88. Il est un point où le devoir de mémoire comprend dans son impératif de se souvenir qu’il faut oublier. Ne pas oublier d’oublier. Seuls ceux qui ont encore assez de mémoire, d’ailleurs, se souviennent qu’il fallait oublier, comme les athéniens de la génération qui suit la guerre civile avec les trente tyrans ou comme les français au tournant du 17ème siècle pour lesquels l’Edit de Nantes avaient une signification vitale.
89. L’oubli ainsi a à voir avec l’irréparable du malheur, car comment se souvenir de l’irréparable? Mais plus radicalement l’oubli a à voir avec l’intransmissible, avec l’indicible. Et ce n’est pas que celui du malheur, ce peut être l’oubli des promesses fondatrices, et ce qui fait que les fondations ont toujours le statut quasi-mythique de l' »oublié ». L’oubli alors, c’est ce qui permet le mémoire du bon délivrée du mal. Et l’oublié est ce qui revient du mal, la promesse du bon qui l’initiait.
90. Deux sortes d’histoires. L’histoire monumentale, quand le monument devient la geste d’un peuple multiple, d’un peuple qui s’ignore, je l’appelle histoire épique. L’épopée, c’est ici la mêlée de plusieurs histoires, et c’est qu’il n’y ait pas unité de drame, mais cette mémoire à plusieurs désigne une commune volonté. L’histoire archéologique, ou architectonique, apparaît quand il s’agit de dégager les commencements d’une épopée, les fondations du « monument », les singularités qui ont été sacrifiées puis recouvertes de manteaux de paroles. L’enquête historique se fait alors sur des archives, sur des traces, mais plus encore sur les lacunes des traces, les manques, les oublis, les effacements.Là est la scène absente à la représentation, qui la trouble et la commande. Là se découvrent les règles de déformation narratives propres à une « épopée », le schématisme propre d’une histoire, son style.
91. Tâches de l’historien : 1) faire l’inventaire des différences avec le passé ; 2) être présent à ce monde–ci. C’est à dire, pour unir les deux faces, montrer sur l’exemple du passé, que tout est continuel malentendu. La formidable mise en scène du plus grand nombre possible de malentendus croisés, simultanés, indifférents même les uns aux autres.
92. Dans l’oubli, je voudrais aussi distinguer l’oubli d’incorporation (ce qui se passe quand un enfant soudain oublie tout ce dont il se souvenait il y a peu, sans que cela disparaisse, mais parce que désormais au contraire cela fait partie de lui, cela structure immémorialement sa perception, son action, son monde) et l’oubli d’autonomisation (ce qui se passe quand la réponse, parce qu’elle n’avait pas besoin de rappeler la question, comme la paix trouvée n’avait pas besoin de rappeler la guerre dont on vient de sortir, soulève d’autres questions ou se met à répondre à d’autres questions).
93. On fait secret sur ce qu’on ne veut pas oublier.
94. L’éthique et le temps 1: avant que ce soit irréversible, avant le point de non-retour, « avant qu’il soit trop tard », agir ou arrêter. L’éthique et le temps 2: pour que tout ne soit pas absolument aléatoire et arbitraire, et « en attendant », et « tant que possible », tenir, maintenir, persévérer.
95. Entre la promesse (le maintien de soi dans l’altération) et le pardon (l’acceptation de soi comme un autre), nous avons la gamme plus ou moins tensive de nos attitudes face au temps. C’est pourquoi le courage originaire a une structure, d’ailleurs intimement liée à la temporalité, que dévoile justement l’expérience du découragement et de la fragilité, celle que nous éprouvons dans l’insoutenable oscillation entre la fatigue ou l’ennui d’exister et l’angoisse du néant. Mais c’est aussi, à l’inverse, la même racine qui donne l’oscillation du courage entre le courage d’exister de se singulariser, de se distinguer, et le courage d’être, simplement, je disais tendrement, d’être dans l’être et comme de s’y effacer.
96. Au simple fait d’être né, nous répondons par l’initiative, l’action, la capacité à rompre et à commencer nous-mêmes quelque chose de neuf. Ce courage suppose la capacité à différer, à interpréter différemment nos situations, à tenir un intervalle qui marque la différence entre ce que nous recevons ou trouvons et ce que nous donnons ou agissons. Peut-être que nos temporalités ne sont rien d’autre que cette différence; que ce retard sans cesse produit et réduit. Et que cette oscillation entre le courage de se distinguer, de désirer se connaître soi-même, et le courage de s’effacer, d’exister simplement par et pour autrui.
97. Le présent contient plus ou moins la tension, l’écartèlement entre l’irréversibilité du passé et l’imprévisibilité du futur.
98. L’action augmente l’amplitude du rapport du futur au passé, et réinscrit ce que l’on croyait définitivement passé dans l’ampleur du présent. D’un présent à ce point ouvert sur l’avenir qu’il rouvre le passé. Le présent alors n’est pas le point fugitif, mais le geste épique.
99. L’action toujours dit: la prochaine fois ce ne sera pas pareil.
Olivier Abel
Publié dans Esprit n° 8-9 98
Une première version de ces brèves réflexions, plus courte,
a été publiée dans la revue Autres Temps n°57.