Notre période est marquée par la crise de la représentation politique issue du reflux des partis de gouvernement classiques et du développement de partis jusque là marginaux comme les Verts. Nous devons mettre à profit cet ébranlement pour réfléchir sur les formes de l’action, et sur celles des partis politiques. Il est notamment urgent de sortir de l’opposition paresseuse, déjà pointée par Max Weber, entre les mains sales de l' »éthique de responsabilité » et les intentions pures de l' »éthique de conviction ». Nous admettrons plutôt qu’il y a deux sortes d’actions politiques : celles qui portent sur les règles et les contraintes de la structure économique et sociale, et celles qui portent sur les « marges » symboliques de ce système.
Deux sortes d’actions politiques
Les premières, qui s’inscrivent dans le système, relèvent bien d’une « éthique de la responsabilité », et leur marge de jeu est souvent assez réduite. Bon an mal an il s’agit de faire avancer le fourbi, en essayant d’intégrer à l’élaboration des décisions le maximum de points de vue différents. Ces points de vue ne devraient pas être seulement ceux des experts, mais ceux des victimes possibles de ces décisions. Or celles-ci se trouvent bien sûr parmi les agents ou les usagers concernés, représentables (et il faut inventer les techniques de concertation nécessaires). Mais elles se trouvent aussi parmi ceux qui ne peuvent pas être représentés dans le processus de l’action politique : victimes lointaines dans la géographie ou dans les générations futures, ou qui n’ont pas de langage ni de média pour faire entendre le tort qu’elles ont subi ou qu’elles subiront. C’est sur ces aspects occultés que se condensent le sentiment d’injustice et le déficit de démocratie, et c’est ici que s’ouvre le champ possible d’autres sortes d’action.
Ces actions politiques du second type, qui portent sur les « marges » symboliques, ont une amplitude de jeu beaucoup plus grande, car leur domaine est l’imagination (ou le fantasme) politique. Dans la mesure où les réponses apportées par l’action « responsable » laissent sur leurs bords une marge de question, c’est cette marge (même « symbolique ») qui orientera toute la problématique du débat politique. C’est elle qui symboliquement fera la différence, définira la perspective dans laquelle les choix de gestion s’inscrivent, imprimera pour l’ensemble de la société l’espace et le mouvement dans laquelle elle se perçoit et s’oriente. Cette marge symbolique relève de ce que j’appellerai l' »éthique de l’interrogativité ».
La marge de manœuvre politique
Aujourd’hui dans la société française, et à quelques nuances près dans bien des pays de l’Europe et du monde, c’est dans une large mesure le discours ultra-nationaliste qui occupe cette marge, rejetant les autres options politiques dans la technocratie, et restant par défaut maître des questions et des problématiques. Pour limiter ce terrain que nous lui avons laissé, déjà, il faut que ceux qui exercent les responsabilités politiques saisissent les occasions d’actions ou de décisions mêmes minimes, mais à la portée symbolique forte, qui permettraient la compréhension par les citoyens des tenants et des aboutissants des choix effectués.
On pourrait prendre des exemples dans les domaines de la justice, de l’intégration, de l’information, de l’environnement, de la gestion du service public, des transports, des règles d’accueil des étrangers, de la coopération avec les pays du Sud, etc. Au fond l’important serait de réassurer symboliquement les rôles respectifs du droit, du législateur, des services publics, de l’Etat, et finalement du débat démocratique face aux pressions du Marché. Car celui-ci ne saurait prendre en compte tous les aspects des problèmes : tout n’est pas achetable, vendable, ni affaire de rentabilité.
Même si la critique de l’Etat classique est à poursuivre, c’est la tromperie d’aujourd’hui que de laisser croire que l’Etat est toujours vecteur d’uniformisation, et que le Marché est seul respectueux des diversités. Cette tromperie est d’autant plus grave qu’une société sans projet politique, sans « vouloir-vivre ensemble », sans orientations, est une société où ressortent les vouloir–vivre corporatistes les plus archaïques, le népotisme, le piston, les clientélismes. Après le retrait des Etats, les « mafias » de toutes sortes sont peut–être les formes de pouvoir les plus stables et les plus dangereuses dans le monde actuel.
Le sens de l’interrogation écologique
Mais la responsabilité politique ne suffit pas. Pour réduire le poids excessif pris par les questions identitaires (immigration, Europe, déclin de certaines catégories sociales), il faut surtout qu’une autre grande force de formulation de questions occupe la marge symbolique dont nous parlions : or aujourd’hui seuls les Verts (au sens large) sont en position d’apporter une problématique assez vaste et cohérente pour prendre cette place dans l’imaginaire public. Ainsi leurs questions peuvent contrecarrer celles de l’extrême–droite et imprimer à la techno-structure un autre champ de responsabilité que celui défini par les questions d’identité et de sécurité.
C’est là qu’apparaissent les tâches d’une « éthique de l’interrogativité ». La première condition, la plus générale, est de rester conscient que l’on apporte des questions, davantage que des réponses. Il s’agit donc de ne pas chercher à combler trop vite les interrogations, à ne pas remblayer par un discours trop hâtif l’horizon ouvert par ces questions : le propre d’une question est de tenir en suspens plusieurs réponses. C’est cette ouverture des réponses possibles qui fait la première vertu des interrogations portées par les Verts : un débat s’ouvre, il ne s’agit pas de le clore. Il faut au contraire détailler les questions.
La seconde, c’est d’accepter que les questions les plus vastes ne sont pas seulement la radicalisation d’une question première (par exemple le doute quant au projet de croissance indéfinie) qui engloberait tout et prétendrait commander à toutes les questions, mais aussi celles engendrées par la rencontre et le mélange entre plusieurs questions irréductibles les unes aux autres. Ainsi la critique de l’impératif de croissance économique et la question de la sauvegarde de la diversité des paysages biologiques et humains, rencontre-t-elle le problème de l’identité dans nos sociétés irréversiblement pluralistes et ouvertes. Avec cette perplexité nouvelle : comment protéger la diversité des habitats et des lieux d’identification, sans y « incarcérer » leurs habitants, en les laissant libres de les quitter, d’émigrer, d’en épouser d’autres ? C’est un problème très complexe, mais qui enrichit le « modèle écologique ». Car le pluralisme a besoin du recoupement de plusieurs échelles de différenciation, de deux « grilles » ; l’individu ne peut alors être identifié par une appartenance univoque (les Cadres, les Bretons, les Protestants), et il peut échapper à une définition unilatérale. Ainsi surtout le lien, le tissu social se forme-t-il plus solidement.
Le pluralisme n’est pas réalisé
Pour prolonger un instant ce questionnement, il faut dire que le pluralisme, garant du respect de la diversité comme des libertés individuelles, n’est pas encore réalisé dans nos sociétés, qu’il n’a pas trouvé son ampleur véritable. Avec l’Europe, nous devrons aller plus loin encore dans la séparation entre l’Etat et la Nation, entre le lieu de la loi et le lieu du sentiment, entre l’identité politique et l’identité culturelle. Mais qu’est–ce qu’une identité culturelle sans support politique et économique ? Peut-on établir un pluralisme religieux et culturel, sans y conjoindre un pluralisme politique et économique qui en est pourtant la condition et l’espace ?
Le pluralisme économique n’est pas réalisé par le libéralisme : celui-ci ne permet pas la résolution équilibrée des interactions entre les diverses cultures, « formes de vie », de travail, d’échange, d’habitation. Le pluralisme politique n’est pas réalisé dans les démocraties occidentales : ce serait l’institution d’un « droit différentiel », qui rendrait davantage compte du « conflit des légitimités » qui caractérise la société contemporaine : la question des types de compétence des différentes instances de décision est bien à l’ordre du jour. Car le « déficit démocratique » risque de se creuser dans l’éclatement entre le niveau supranational, le niveau national, et le niveau régional des décisions, tant que l’on n’aura pas admis qu’il pouvait y avoir un conflit des échelles de démocraties, et qu’aucun de ces échelons ne peut être minoré dans le débat démocratique d’ensemble.
Peut-être faudrait-il en finir avec les pratiques politiques qui veulent qu’on se présente avec les mêmes étiquettes, discours et slogans, à tous les niveaux de la vie politique. Il est urgent que les citoyens s’habituent à raisonner en termes d’échelles différentes, et comprennent que leurs intérêts mêmes peuvent être contradictoires selon l’échelle ou le type de décision concernés (en matière de transport ou d’aménagement du territoire, par exemple). En ce sens il serait très dommage que les Verts croient ou laissent croire à l’homogénéité des positions, des intérêts ou des questions dont ils sont porteurs, depuis le local jusqu’au planétaire.
Le passage de l’interrogation à la responsabilité
La dernière des tâches d’une éthique de l’interrogativité consiste à penser et à permettre le passage de l’utopie aux contraintes du système, de l’action symbolique à l’agir responsable, de l’interrogation à la réponse. Ainsi enfin l’intelligence écologique rencontre-t-elle le projet proprement politique. Cela ne peut se faire que si les Verts rompent les amarres avec la tendance « réactive » et parfois apolitique d’une partie d’entre eux.
Sans étouffer l’interrogation, qui ouvre les horizons et préserve les points de vue irréductibles au système, il y a un « principe de responsabilité » qui doit équilibrer ce « principe espérance » que porte l’interrogation et qui veut mettre au monde un autre monde : c’est de rester sans cesse à la recherche de réponses, de compromis, même provisoires et discutables. Une interrogation qui ne chercherait pas de réponse, outre qu’elle serait inféconde, aurait vraiment trop facilement réponse à tout !
Paru dans Libération le 10 avril 1992
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)