Dans les histoires humaines, le pardon est attendu comme le Messie, qui va glorieusement tout réconcilier. Et pourtant il s’introduit furtivement, presque incognito, partout où quelqu’un accepte de ne pas avoir le dernier mot. Car le pardon n’est pas un grand discours moralisateur qui attribue les rôles et rétribue les bons et les méchants, ni un grand Récit qui pourrait tout raconter et tout sauver. Il rompt avec l’ordinaire de notre monde où la même interminable scène se répète sans fin. En désignant l’irréparable, il accepte qu’il y a de la perte, des dettes abolies et des promesses dont nous devons nous délier. Il fait ce travail de deuil sans lequel il n’y a pas de travail d’enfantement ou de résurrection possible d’un autre présent, d’un autre futur du passé.
Cependant le pardon n’est pas silencieux ni oublieux. Il rompt avec l’ordinaire de notre monde où tout s’oublie sans jamais être reconnu, payé ni pardonné. Il parle et rouvre la mémoire de notre dette. La dette merveilleuse envers ceux dont nous avons tout reçu, la dette horrible envers ceux que nous avons écrasés et auxquels nous avons tout pris. Mais aussi la dette envers les promesses du passé non tenues, les possibles sacrifiés. Par là il rouvre dans le présent d’autres avenirs possibles. Le pardon refuse toute perspective sacrificielle, il rappelle tous les laissés-pour-compte de l’histoire, du présent et du futur.
Par cette double-rupture, avec le ressentiment comme avec l’amnésie facile, le pardon est bien plus que cette petite question de pure spiritualité intérieure, ou d’hygiène morale individuelle, à laquelle nous l’avons trop réduit. C’est d’abord que le mal est bien plus large, haut, multiple et profond, que nos petites culpabilités individuelles. Le mal est coextensif à l’histoire humaine, qui sur tous les registres, politiques, économiques, culturels, a déployé tant de moyens d’opprimer, d’exploiter, d’aliéner les humains. Et le mal est plus ample encore, plus cosmique : si nous enlevions tout le mal que l’homme fait à l’homme, il resterait encore une plainte pure. Mais cette lamentation sans accusation est presque impossible. Car nous avons du mal à supporter une existence sans rétribution ni sanction, à supporter l’expérience d’un malheur entièrement absurde, juste bête, qui ne serait imputable à personne.
Face à cela, dans son incognito même, le pardon est épique, et se tient à chaque fois au cœur battant de l’histoire, comme un inattendu. La justice est prédictible, la vengeance aussi. Mais le pardon est imprévisible, qui néglige le mal reçu pour ne rendre que le bien. Ce faisant il rappelle un Don premier, plus radical que tous nos échanges et toutes nos rétributions. Il rappelle à chaque existence sa naissance imméritée, la grâce d’exister. Il rappelle combien le monde est plus vaste. Il rappelle un commencement oublié, un surgissement nouveau.. Parce qu’il accepte de sortir de la surenchère des échanges et des représailles, des cadeaux comme des violences, il permet de tout recommencer autrement.
Il nous permet de sentir enfin ce que nous faisons. Car à quoi sert de faire beaucoup de choses si nous ne le sentons pas ? C’est notre plus gros problème, humains d’aujourd’hui. Sentir le mal, le sentir vraiment, sans anesthésie ni ressentiment, c’est la seule chose qui permette de ne pas le répéter, et de faire face au mal à venir. Au moment où il est cloué en croix, selon l’évangile de Luc, Jésus a cette parole surprenante : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». N’est-ce pas justement l’impardonnable, que de ne pas savoir ce que l’on fait ? Et tuer, n’est-ce pas par excellence ne pas savoir ce qu’on fait ? Mais le pardon ici appelé sur ces gens voudrait les rendre au présent, leur redonner la possibilité de commencer, d’agir vraiment, de juste sentir ce qu’ils font.
Paru dans Le Figaro
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)