– Pardonner, est-ce oublier, tirer un trait ?
Non. Le pardon n’est pas une parole magique, immédiate qui tirerait un trait sur tout. Mais c’est une parole. Une demande de pardon ou un pardon accordé, il ne faut pas les confondre, mais c’est d’abord une rupture avec le silence, une levée de la mémoire, le contraire de l’oubli. Le pardon est une libération de la mémoire. On fait apparaître une demande douloureuse, tellement douloureuse qu’elle ne pouvait même pas se formuler avant. En ce sens là, le pardon n’est pas pour moi un acte religieux, ni moral. C’est d’abord presque un phénomène psychique qui ne se commande pas.
– Mais comment savoir si un pardon est sincère ?
C’est très difficile, quelque part c’est même invisible pour les yeux. Il faut y croire chacun de son côté et faire confiance. Mais un pardon sincère ne laisse pas les gens intacts. Car on assiste alors à une rupture avec le passé et l’on se découvre une nouvelle mémoire en prenant une part de la responsabilité et une part de la “ victimité ”. C’est un effet que j’ai observé très concrètement avec mes enfants ou dans une scène de dispute. Après, vous dites à l’autre “ je te demande pardon, j’ai été.. ” et il y a cette phrase qui apparaît, “ mais non c’est moi qui… ”. A ce moment-là, on prend une part de la responsabilité, même si on n’était pas responsable. On n’a plus de mémoire exacte de ce qui s’est passé, un peu comme un brouillage dans la mémoire, ou bien une mémoire nouvelle. Je crois que le pardon ici est sincère. Il a changé la mémoire, il a débloqué un autre rapport au passé.
Il n’en reste pas moins que ce pardon ne se commande pas, il ne s’exige pas non plus. C’est un choix politique ou moral que je fais par volonté de partager le malheur. Bien sûr, on pourra toujours dénoncer le caractère instrumental ou hypocrite de la demande de l’autre, mais cette attitude pourrait le faire plonger dans la haine.
– C’est-à-dire ?
Sur la question du pardon, il faut vraiment faire attention. Parce que dans le pardon demandé ou accordé il y a une démarche d’amour et quand on la rejette, elle se retourne en haine encore plus forte. C’est la raison pour laquelle il faut être très, très, très prudent avec le pardon, comme il faut être très prudent avec la réconciliation. Les peuples qui veulent se réconcilier font un effort mais c’est un moment où ils sont très fragiles. Tout peut re-basculer dans une haine civile encore plus grande parce que le désir d’un rapprochement, peut-être trop hâtif, aura été bafoué.
– Quelles sont les limites du pardon ?
Quand le crime est trop grand pour être puni, il y a de l’impardonnable. Ou quand le malheur est tel que l’on ne peut pas le formuler. D’une certaine manière on peut penser l’impardonnable sous la forme de “ ce qui ne peut pas encore être pardonné ” parce qu’il faut du temps… Il y a des moments où il faut retrouver une bonne distance. Ce qui manque au Kosovo, c’est ce sentiment de bonne distance. La justice, là, intervient pour mettre en place des écrans protecteurs entre les uns et les autres. Car les Serbes sont dans des irréparables que les Kosovars ne comprennent pas et les Kosovars sont dans des irréparables que les Serbes ne comprennent pas. Le passé est encore trop présent.
Il y a toujours un temps proche qui est un temps brûlé. Il a fallu 15-20 ans pour observer une levée de la mémoire sur la Shoah. Avant les gens dans la rue n’en savaient rien ou alors ils n’en savaient que trop et ils avaient besoin de le refouler…
Quand le malheur de la victime est trop grand, il se transmet de génération en génération alors que la culpabilité, elle, ne se répète pas de génération en génération. Il y a là une grande dissymétrie. C’est très important : les enfants des victimes sont encore quelque part des victimes. Un malheur se transmet, une blessure se transmet. Alors qu’une culpabilité ne se transmet pas. Moi, je refuse absolument de dire que les enfants ou les petits-enfants de coupables sont coupables. Ils ont une mémoire mais c’est une mémoire politique. Ils acceptent de se déplacer pour aller prendre une part de responsabilité et faire en sorte qu’un tel malheur ne puisse se reproduire. Quand Willy Brandt (ndlr : Chancelier de la République fédérale allemande de 1969 à 1974) va s’agenouiller sur le mémorial de l’Holocauste, c’est un geste politique.
L’idée du Jubilée a aussi un axe politique, on repartage les promesses de vivre ensemble. C’est un geste très politique. Mais quand le Pape demande pardon pour les fautes, son geste n’a de sens que si c’est un travail collectif de l’ensemble de la communauté catholique.
– Demander pardon à Dieu quand la victime n’est pas Dieu, cela a-t-il du sens ?
Les conditions ordinaires du pardon sont ici transgressées, car “ normalement ” celui qui demande pardon doit être celui qui a commis le tort, et celui qui accorde le pardon doit être celui qui l’a subi. Cela peut toutefois avoir un sens religieux dont il ne faut pas sous estimer la sincérité : il s’y fait un travail de formulation du remords, du tort. Mais pour celles des victimes qui n’éprouvent aucun sentiment religieux, cela peut être une injure supplémentaire. D’où l’insistance que je mets sur les conditions politiques d’un tel geste. Ceci dit, il est très important qu’il y ait des gestes de mémoires politiques. Et la mémoire politique ne doit pas être confondue avec la culpabilité morale.
– Pardonner aide-t-il à vivre ?
Le pardon énonce que quelque chose est fini. C’est une manière de formuler et d’activer le deuil.
Il ne peut pas y avoir d’enfants qui grandissent s’il n’y a pas eu le deuil de ceux qui sont morts. Mais il faut qu’ils sachent qu’ils sont des rescapés du massacre des innocents. Toute nouvelle génération est une génération de rescapés. Une génération de survivants. On partage tous cette angoisse métaphysique, cette culpabilité métaphysique presque, d’être des survivants. La vie n’est pas un droit. Il faut sentir que d’autres aussi y auraient eu droit. Et pourquoi c’est vous qui êtes là ? Ayez d’abord la gratitude d’être né, c’est fondamental dans la vie. C’est fondamental pour le courage, pour la capacité politique et morale de se déplacer et d’aller prendre sa part dans le partage du malheur. Comme dans le partage du bonheur d’ailleurs. On partage le bonheur comme le malheur. Vivre ensemble, politiquement, c’est ça.
Pardonner l’impardonnable ?
En juin 1942, Simon Wiesenthal, “ chasseur de nazis ” depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, est emprisonné dans un camp en Pologne. Il rencontre, dans des circonstances étranges, un jeune SS à l’agonie. “Il faut que je vous raconte une chose horrible…une chose inhumaine- à vous seul, parce que…vous êtes juif. ”
Simon Wiesenthal l’écoute jusqu’au bout. “ Ce que je vous ai raconté est affreux. Pendant les longues nuits où j’attends la mort, je suis hanté par le désir de parler de tout ça avec un Juif…et de lui demander pardon. Seulement je ne savais pas s’il y avait encore des Juifs. Je sais que je vous demande beaucoup, presque trop. Mais sans réponse, je ne peux pas mourir en paix. ”
“ Je me lève, je regarde dans sa direction, je regarde ses mains jointes. Un soleil paraît s’épanouir entre elles. Ma décision est prise. Sans un mot, je quitte la pièce. ” Telle est la réponse de Simon Wiesenthal. Obsédé par cette rencontre, il attendra 1969 pour la raconter dans son livre, Les Fleurs de soleil, avec toujours cette question lancinante : “ ai-je eu raison ou ai-je eu tort ? ” En fin d’ouvrage, douze personnalités, dont Olivier Abel et Simone Veil, réagissent à cette interrogation métaphysique sur le pardon.
A.R.Pour aller plus loin :
- Site du Mémorial du martyr juif inconnu : http://www.calvacom.fr/calvaweb/memorial/cdjchome.php
- Les Fleurs de soleil. Simon Wiesenthal, Albin Michel 1999, 55 francs, 8,38 EUR.
- Le pouvoir de pardonner, Lytta Basset, Albin Michel 1999, 49 francs, 7,47 EUR.
- Le pardon, briser la dette et l’oubli, Olivier Abel, Seuil 1998, 39 francs, 5,95 EUR.
Paru dans Phosphore, Question essentielle de juin 2000
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)