Nous multiplions frénétiquement la nouveauté des objets qui nous entourent, des modes qui habillent fugacement nos existences, et nous ne faisons presque plus d’enfants, sauf rarement, comme une dernière et somptueuse tentative de nouveauté. D’où nous vient ce problème avec le neuf, ce retournement constant qui caractérise notre modernité entière, de détester ce pour quoi nous avons tout sacrifié? D’où nous vient cette prolifération d’autant plus envahissante que nous rêvons de vide (à cet égard les sociétés orientales sont plus encore que les nôtres obsédées par ces petits objets neufs, noirs et miniaturisés, qui doivent comme le vide répondre à toutes les demandes)? D’où nous vient cet épuisant désir de tout renouveler?
Peut-être avons-nous confondu deux nouveautés. Il y a celle qu’introduisent les inventions humaines, qui au début paraissent neuves (la roue, l’écriture, la poudre, la pénicilline, le transistor) puis qui se sédimentent pour faire le sol ordinaire. Celui sur lequel nous marchons, et qui permettra (ou pas!) de nouvelles inventions techniques, cumulatives. La règle optimiste de cette recherche est qu’il y a une solution à tout problème. L’erreur de la Modernité a peut-être été d’étendre cette règle à l’ensemble des affaires humaines. Car il y a une autre forme de nouveauté, toute différente de la première, et qui tient à la génération, au remplacement des générations humaines, au fait tout simple qu’il y a des enfants qui grandissent. Cette nouveauté tient à la discontinuité qu’introduit la mort dans nos histoires, qui nous oblige, les uns après les autres, à re-commencer, à ré-inventer notre fragile accord avec l’existence et nos formes de civilité. Lorsque les jeunes femmes modestes de l’après-guerre, désirant néanmoins suivre la nouvelle mode de Christian Dior, rallongent et élargissent le flou de leurs robes par des bandes de tissu, elles trouvent le vrai ton de la mode « new-look », elles ré-inventent, re-voient autrement les robes de leurs mamans.
Mais ici il n’y a pas toujours de réponse au problème, comme si la question était de toute façon plus grande que les réponses qu’on lui apporte (même en faisant un enfant), ou comme si la réponse apportée (surtout un enfant!) soulevait des questions inattendues. Le neuf est autre chose qu’une solution. Dans la querelle toujours renouvelée des Anciens et des Modernes, de ceux qui estiment que tout peut resservir (les conservateurs sont des enthousiastes du recyclage) et de ceux qui estiment qu’il faut savoir jeter pour recommencer autrement (les modernes sont des mystiques du recommencement), il n’est pas étonnant d’observer le décalage par lequel les uns et les autres voient leur position évoluer. Ce n’est pas seulement qu’une telle opposition, comme celle de la tradition et de la critique, de la reproduction et de la novation, soit comme un sablier que l’on retourne à chaque génération.
C’est que dans l’affrontement entre l’ancien et le nouveau, dont on ne sait jamais d’avance le résultat, qui s’écarte toujours des intentions, il est parfois des moments où le nouveau se trouve dans une situation critique, car il n’y a pas assez de résistance de l’ancien. À l’inverse il y a des périodes historiques où c’est l’ancien qui est dans cette situation critique, de n’avoir pas assez de force vive et neuve en face de lui pour briser sa mortelle complaisance à lui-même, et simplement le réinterpréter. Et la crise de la modernité tient au balancement entre ces deux abîmes.
Paru dans La Croix 28 Janvier 2000
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)