« Penser le sens de la peine »,

L’inflation carcérale démontre assez la dévaluation des peines, comme si celles-ci ne voulaient plus rien dire, pour personne. Qui donc se risque à dire le sens de la peine ? Si bien même on parvenait à avancer quelques justifications théoriques bancales, les pratiques carcérales parfois kafkaïennes suffiraient à les démentir. L’institution de la Loi passe par un rapport de « forces » qui est rarement assumé, alors que l’application de la peine, de bout en bout, fait du mal en plus de la peine énoncée (ne serait-ce que l’humiliation, ou l’atteinte à la réputation, qui est un problème plus central qu’on ne le croit). C’est d’abord que nos sociétés oscillent entre deux conceptions de la punition.

Il y a une conception de la Loi morale où l’institution de la punition est simplement juste et égale pour tous : pour Kant par exemple la question de l’utilité de la punition pour le coupable ou pour la société serait immorale et instrumentaliserait les sujets. Les punir c’est les respecter, faire respecter en eux le sujet moral, le sujet de droit ; même si le sujet de fait est abattu par ce qu’il a fait ou impuissant à faire autrement. La loi arrête la spirale du malheur, mais aussi la responsabilité, ne la laisse pas courir en tous sens. Elle sépare et met un écran, une distance : elle fait passer le sujet derrière un voile d’ignorance, car nul n’a le droit de prétendre savoir « qui » il est, et il faut lui donner sa chance. Le difficile est ici de passer de ce sujet fragile, dissocié, à un sujet capable, dans tous les sens du terme, de répondre de lui-même.

De l’autre côté nous avons une conception de la visée éthique, qui fait crédit à la dignité du sujet, à sa parole, et table sur l’estime qu’il a de lui-même pour le responsabiliser, ce qui suppose une individualisation des peines, un aménagement dont il soit partenaire. En prenant sa parole au sérieux, y compris ses plaintes mais aussi ses projets, on rétablit la continuité d’un espace public où chacun a des droits et des devoirs, on cherche à restaurer le lien social. Le sens de la punition est du même coup préventif, et se fonde sur la capacité des sujets à mesurer ce qu’ils risquent, à calculer le coût de leurs actes. Le danger est ici de croire de manière « optimiste » (sans voir la spirale du malheur) qu’on peut tout contractualiser (magouiller ?), alors que l’on a affaire à quelqu’un qui est désarmé.

Chacune d’elles présente une face de ce qui est « juste », mais des effets pervers, qui s’additionnent. Si l’on ne fait que punir, sans se sentir tenu par l’obligation d’expliquer, de rendre audible et acceptable le sens de la peine (qui doit rester l’affaire de chacun), il ne faut alors pas s’étonner si du côté des détenus se généralise le déni de responsabilité, l’incapacité à répondre de soi-même c’est-à-dire l’incapacité à se mettre en question. Si la punition se réduit à un fait brut et pur, inexplicable et n’ayant pas besoin d’être expliqué, il ne faut pas s’étonner d’avoir affaire à une violence aussi dénuée de signification, insensée comme une décharge, un accident: « ça m’a pris ». La justice ne cherchera plus alors qu’à gérer des risques quasi-statistiques, qu’à se mettre au service d’une démocratie préventive : c’est la tentation technique et sécuritaire d’une surveillance vidéo-électronique ou neurochimique, dans laquelle on traite des comportements, sans plus jamais rencontrer des âmes, des intentions, des actes, des paroles.

Cet évitement du sens de la peine correspond peut-être à un excès de sens, à une attente excessive du côté de l’accusation publique. Comme si une douleur que l’on fait subir pouvait magiquement effacer une autre douleur déjà-là. C’est l’ambiguïté du mot « peine », à la fois chagrin, douleur subie, et punition, faire souffrir. Les humains préfèrent que tout malheur soit la punition ou la conséquence d’un crime plutôt que d’accepter qu’il soit parfois simplement absurde; d’où cette vision pénale du monde où chaque malheur trouve sa place dans une rétribution générale. On le voit, les manières de punir sont des « concentrés » de culture, parfois archaïques. Or cela « répare » d’autant moins le malheur que nous ne sommes plus dans une conception du temps cyclique, réversible, de retour à l’équilibre. Cette « vengeance mesurée » s’avère incapable de réparer l’irréparable, incapable de rendre commensurables des vécus incommensurables.

Dans tout cela, il me semble que la question du temps est centrale. Il y a en effet un travail de la peine, et le sens prend du temps. Du côté du « public », on attend la réparation. Cela suppose non seulement de formuler le droit, d’arrêter les responsabilités, mais de formuler la plainte, de la faire entendre. Il y a des procès où ce travail de la narration plaignante et accusatoire suffirait, comme si la peine s’y épuisait. Souvent on attend plus: que le coupable exprime le désir de réparer, qui atteste une sorte de reconnaissance symbolique des torts qui ont été subis par les victimes. Par elle la victime sent que sa plainte a été entendue. C’est juste. Mais la fausse réparation est celle qui prétend supprimer l’irréparable. Car on ne répare jamais entièrement un acte, dont l’irréversibilité est désormais mêlée au cours du monde. C’est pourquoi il faut faire tout le possible pour réparer, car on peut toujours plus réparer que l’on ne le croit; mais il y a toujours un reste d’irréparable, d’excès du malheur non seulement sur l’intention « méchante » mais sur la possibilité de réparer. Vouloir que tout soit rétribué et réparé, jusque sous la forme financière et assurantielle que prend aujourd’hui la réparation, c’est ranimer le vieux fond archaïque et punitif dont nous avons déjà parlé.

Pour le « puni » aussi, le travail de la peine peut produire un sens qui n’est pas donné au départ. Car je ne sais pas si c’est la « prison », mais il s’agit de penser une institution qui permette de reconstruire un rapport au temps, qui est aussi un rapport à soi et aux autres. D’arrêter le temps infernal et de redonner un temps durable, comme on dit redonner une chance (c’est d’ailleurs le sens de toutes les institutions, de la justice comme de la santé ou de l’éducation). Or ce sont les frontières entre le dedans et le dehors qui donnent ce temps (le jour où il n’y aura plus aucune frontière il n’y aura plus de temps, plus de différence de points de vue). Il est remarquable que toutes ces institutions commencent par « rétrécir » le milieu : les ouvertures sont réduites, dans la variété, dans l’intensité, dans l’espace, dans le temps. Les échanges sont soumis à des contraintes limitatives, qui permettent au sujet de savoir ce qu’il fait, de n’être pas débordé par ce qui lui arrive. Mais il s’agit bien de réélargir progressivement le milieu, de faire de la pluralité des différences entre le dedans et le dehors une « machine » à donner du temps. Car le « temps » n’a rien de cette mesure magique qu’il est devenu dans notre culture (argent, « punition », tant de temps). Temps de quoi ? Le temps vivant (je ne parle pas de ce temps mort, de ce « tuer le temps » en quoi consiste trop la prison) n’apparaît que par la possibilité de différer, d’interpréter diversement ce qui nous est donné. La peine n' »a » pas de sens, elle doit être interprétée.

La sanction commence avec des êtres irresponsables, souvent incapables de comprendre ce qu’ils ont fait ni ce qui leur arrive, et qu’il faut parfois protéger de leur propre capacité de nuisance. Au début la peine n’a pour eux aucun sens. Le juge qui énonce la sanction doit tenter un début d’explication, et s’interrompre, comme s’il ne maîtrisait pas tout, et manifester ainsi que cette ébauche de sens est inachevée, et que la suite appartient aussi à celui qui reçoit d’abord la punition comme un fait brut. Dans le meilleur des cas, on termine avec des êtres responsables, qui sentent ce qu’ils ont fait et se sentent dans la capacité de ne plus le refaire. La justice est alors, depuis ses dispositifs de rétrécissement, de voile protecteur, jusqu’à sa fonction de rétablissement des pleines capacités juridiques, narratives et éthiques des sujets, une machine à retarder, une machine à intriguer, une machine à donner du temps. Manière de placer les sujets en situation se réinterpréter eux-mêmes.

Paru dans Hommes et Libertés, Revue de la Ligue des droits de l’homme n°111 sur la prison, nov. 2000

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)