La lettre encyclique « Evangelium Vitae » du souverain pontife Jean–Paul II sur la valeur et l’inviolabilité de la vie humaine est un remarquable exemple du flottement actuel qui règne dans les esprits. La précédente, « Veritatis Splendor », qui eut un chiffre de vente miraculeux, présentait l’avantage d’une qualité argumentative certaine : l’appareil aristotélicien et thomiste était mis en branle, et on sentait avoir affaire à une tradition cohérente. Certes, comme toujours, la référence à une prétendue « loi naturelle » permettait à l’autorité romaine de mettre la main sur la définition de la Vie et de l’Homme, et de justifier l’impérialisme universel d’une tradition pourtant bien culturelle. Et puis on pouvait ne pas être d’accord avec les opinions exprimées, mais comment reprocher à une communauté de tenir envers et contre tout son propre langage, sa propre forme d’expressivité ?
Ici il en est tout autrement. On parle pêle–mêle de commerce des armes, d’avortement, de génocide, de démographie, de contraception, de violences ethniques, de stérilisation, de torture, d’euthanasie, sous l’idée que notre civilisation et notre culture sont une culture de mort. En face de cette « conspiration », l’Evangile de la Vie (sous–entendu la voix romaine) œuvrerait pour la valeur unique et incomparable de chaque personne, pour le respect de la vie et de la fécondité, pour les véritables Droits de l’Homme et pour la Résurrection. Dans ce combat magnifique de la Vie contre la Mort, du Bien contre le Mal, et de la Lumière contre les Ténèbres, on croit qu’enfin la situation est claire ; en fait tout est embrouillé.
Dans cette bouillie, d’abord, on ne reconnaît plus la spécificité ni l’épaisseur des drames vécus dans chacune de ces situations, si différentes: au fond le vécu de la femme qui avorte et celui de celle qui prend la pilule, par exemple, reviennent au même, d’être les symptômes d’une culture de la mort. Jamais les marxismes ni les freudismes les plus édulcorés et les plus primaires n’auraient osé porter le soupçon si loin, de tout réduire à n’être que le mécanisme ou l’index d’un seul et même motif.
Ensuite, ces ténèbres d’une « conjuration contre la vie » font l’amalgame de tout ce qui peut faire peur : ce que l’on brandit ainsi à l’horizon d’une catastrophe obscure, et qui semble presque souhaitée, permet cependant de rassembler le troupeau des « faibles » sous la conservation de l’Église (sous–entendu catholique romaine, la seule), dispensatrice de la bonne forme de vie personnelle et commune. Hors du conservatisme romain, point de salut.
Surtout, il ne faut pas que les yeux des faibles s’accoutument à la pénombre de notre monde, apprennent à discerner par eux–mêmes, s’aperçoivent des différences qu’il y a entre le mal et le pire : ils pourraient découvrir qu’il existe plusieurs formes de vie, qu’il peut y avoir débat entre des « biens » contradictoires, et que les Lumières sont préférables à une seule! Il vaut mieux les laisser croire qu’il y a du mal ou du bien intrinsèque à telle chose ou à telle technique, plutôt que les replacer en position de responsabilité par rapport à leur usage ou à leur contexte.
Il vaut mieux laisser s’établir une « double morale », où l’énoncé du Bien reste hors de portée des brebis perdues. La « loi » n’est alors pas destinée à être interprétée dans l’existence, mais fonctionne plutôt comme une norme destinée à capter et à gérer l’imaginaire public, quitte à le mettre dans une situation pénale, mais banalisée, de transgression qui renforce le besoin de norme.
Enfin, et c’est le comble, le flottement est tel que le maniement des références bibliques dans cette encyclique est digne du protestantisme fondamentaliste! Le découpage de petites citations permet d’imposer au texte un sermon ou une métaphysique toute faite, d’ailleurs insipide (l’Évangile de la Vie). Il n’y a que les sectes américaines pour farcir leurs discours de petits versets bibliques, détachés de leurs contextes et de leurs configurations sémantiques, et les hisser ainsi au rang de slogans. Pour un huguenot comme moi, c’était le dernier avantage de l’église Romaine, que de résister inconsciemment à ces manipulations. Si même le Pape s’y met, où va–t–on?
En face de ce discours fleuve qui voudrait nous culbuter tous ensembles dans les mêmes ténèbres, je voudrais tenter un plaidoyer. C’est que je ne parviens pas à être convaincu que l’Europe occidentale soit si débauchée qu’on nous le dit. Déjà les islamistes nous font ce procès, d’être une culture matérialiste et dépravée, vouée au culte de la consommation et à la puissance de la technique. Les orthodoxes pan-slaves aussi espèrent un jour venir nous sauver de la perdition et de la ruine morale. Et le papisme revient à la charge, chaque fois avec plus de hargne, pour nous faire revenir à la voie romaine. Cela fait beaucoup.
Pour ma part, je ne veux plus laisser dire ce genre de choses, pas plus aux papistes qu’aux musulmans ni aux orthodoxes. Ce qu’il leur faudrait d’abord comprendre, c’est précisément que notre culture et nos mœurs tiennent à la sécularisation même de nos traditions religieuses dans ce qu’elles ont de plus vivant (même si cette vie a souvent déserté les églises). N’ayant ni langue ni territoire sacrés, ne reconnaissant aucun interdit alimentaire, buveurs de vin, les athées européens sont le plus souvent des athées du catholicisme, ou d’un certain judaïsme, ou du protestantisme (ce ne sont pas exactement les mêmes athéismes!), d’autant plus prisonniers de leur culture d’origine qu’ils la nient et n’ont jamais réglé leur dette (la possibilité de la nier et de s’en rendre indépendant est encore une modalité de cette dette). À tel point qu’on se demande si cette dénégation n’est pas l’objectif des appareils religieux, qui veulent garder le monopole de la tradition.
Cette idée est peut–être inaccessible à nos dévots censeurs, mais une culture laïque et vivante suppose qu’il n’y ait pas tant d’amnésie quant aux sources « cultuelles » des aspects même les plus apparemment irréligieux de nos cultures. Car les cultures ont pour « noyau éthico-mythique », comme dirait Ricœur, quelque chose qui tient à leurs « cultes », et dans laquelle elles doivent garder la liberté de puiser. Je donnerai deux exemples.
Au lieu de la débauche sexuelle, ce que je vois, c’est une passion pour l’énigme du corps, une véritable mystique de la singularité des corps. Car la traque du corps, sous toutes ses figures possibles, par l’image photographique, n’est–elle pas une recherche extasiée ou désespérée, conduite par la question : quelle est la forme de l’image de Dieu, si les humains sont « faits à son image », et que cela reste une énigme ? Et le plaisir, pourquoi le soumettre à la logique pénale et mercantile de la rétribution d’une peine ou d’un effort ? N’est–il pas l’expérience même de ce qui est là, donné pour rien, tranquillement absurde comme une grâce divine ? Et la fidélité, l’attachement incomparable à l’évènement, à l’infinie singularité d’un être mortel, qui osera dire qu’elle n’est pas l’âme passionnée de nos amours ? Dans cette mystique du corps, pour ma part, je vois encore les effets d’une théologie de l’Incarnation.
Au lieu du matérialisme des sciences et des techniques, ce que je vois, c’est une mystique du doute, la volonté de replacer sans cesse l’interrogation au centre, la plus totale « désorientation ». En ce sens l’interrogation est la mystique discrète de l’Europe, sans laquelle on ne comprend ni Descartes, ni le développement des sciences. Mais n’est–ce pas le geste calviniste qui remet tous les fidèles à équidistance des Écritures, du droit à interroger et à interpréter ? Et n’est–ce pas entre autres ce geste, de placer au centre le droit d’interroger, qui engendra nos démocraties modernes ? On peut critiquer nos formes de démocraties, comme le fait l’encyclique « Evangelium Vitae », mais cela suppose de renoncer à imposer aux autres le seul bon point de vue, et de faire leur Bien malgré eux. Cela suppose d’entrer dans un espace d’interrogation sans entrave.
Certes, il y a un obscur désir de mort dans notre culture, je le crois aussi. Mais j’estime que le conservatisme romain en est complice, qui crache sur ce qu’il y a de vivant dans d’autres formes de vie que la sienne. Le sens éthique, plutôt que de voir la paille qui est dans l’œil de son adversaire sans voir la poutre qui est dans le sien, consiste d’abord à discerner et à saluer ce qu’il y a d’éthique dans la vie dans autres, avant de prétendre leur imposer notre éthique.
Paru dans Libération 14 avril 1995
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)