La famille se trouve placée devant un problème particulièrement délicat et difficile: comment articuler conjugalité et filiation? D’une part nous avons l’exigence d’établir une véritable égalité des sexes, et d’autre part celle de respecter une irréductible différence de génération. C’est peut-être la difficulté de la famille aujourd’hui, ce qui en fait un lieu « tragique », que de parvenir à nouer conjugalité et filiation, tant chacun de ces liens a son génie propre, sa symbolique spécifique, et tant l’une suppose le travail de la symétrie quand l’autre voudrait la prise en compte de l’assymétrie. Cela supposerait de distinguer et d’articuler deux dimensions de l’institution, l’une horizontale, dans le conflit possible et l’alliance toujours à réinterpréter, et l’autre verticale, dans la durée et la protection du « petit » que demande la filiation.
La première pose le mariage comme une alliance entre individus égaux, où la conjugalité n’est plus subordonnée à la filiation, mais peut être vécue comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres. Cette libre-alliance brise l’assujetissement des femmes à leur rôle dans l’économie de la filiation. C’est ce que chantait le grand Milton dans son plaidoyer pour le divorce, et les cultures protestantes ont souvent bataillé en ce sens. Pour aller jusqu’au bout de cette grande idée il faut refuser la séparation entre des passions désinstituées et une institution matrimoniale utilitaire, qui pareillement nient le temps et la possibilité des conflits conjugaux; et proposer le mariage comme institution du sentiment, comme acte civil qui institue l’égalité et fait de l’amour une courtoisie, une capacité poétique à se fixer des règles et à les réinterpréter à deux au long de la vie.
Peut-on cependant, à l’inverse d’une tradition millénaire, subordonner entièrement le lien de filiation, qui n’est pas un contrat, au lien d’égale et libre-conjugalité? Un enfant n’est-il qu’un adulte miniature, auquel on demande de « consentir »? C’est ici qu’apparaît la seconde dimension de toute institutionnalité, qui tient à la génération, à la durée qui précède et excède le consentement individuel: car la filiation doit être « autorisée », comme une juste dissymétrie des droits et devoirs. La justice ici travaille à contresens de l’ordinaire: elle doit interdire la symétrie, rappeler la différence des générations. La tradition catholique a une grande culture de ce type d’institutionalité. C’est cette institution de la filiation qui permettra d’échapper à l’alternative ruineuse entre la réduction de la généalogie à la génétique, et sa dissolution dans le modèle du libre-consentement.
Ce que je me demande, c’est comment nouer l’autonomisation du sujet que suppose la conjugalité, et l’institution de la filiation. Car ce qui est délicat, c’est qu’il faut faire place ici à la différence des sexes, et là à l’égalité des personnes. Car les adultes sincères et consentants sont aussi des êtres fragiles et dissymétriques, portant dans leurs amours la trace de leur enfance. Et que sont des enfants qui jamais n’en viendraient à s’émanciper, à prendre leur autonomie? Ce que je vois, c’est la complicité vicieuse entre le rêve d’une Autorité qui tient ses ouailles en enfance, et le triomphe des petits sujets-rois qui font tous leurs caprices et ne sont même plus des individus. Ce que je voudrais, c’est la corrélation vertueuse entre une institution qui sache faire place à l’autonomisation des sujets, et des sujets qui sachent venir d’une enfance et s’inscrire dans la génération, c’est à dire dans un monde plus durable qu’eux-mêmes. Et ce que je décris c’est peut-être l’idée d’une conjonction oecuménique où nous avons encore beaucoup à apprendre les uns des autres.
Où est passée la conjugalité?
Dans ce débat bien français, il est un point commun aux protagonistes qui m’effraye. Les uns s’écrient: au secours, on attaque la famille (sous-entendu la filiation), et les autres répliquent: le Pacs n’a aucun rapport avec la famille (sous-entendu la filiation). C’est ce présupposé qu’il faut examiner, car d’une part il occulte la possibilité d’une conjugalité non entièrement subordonnée à la filiation (comprise comme l’obligation de faire et d’éduquer des enfants), et d’autre part il réduit la famille à l’axe de la filiation, les couples restant de l’ordre de l’arrangement libre entre individus solitaires. Les tenants du Pacs ont ainsi développé des arguments très voisins de ceux de leurs adversaires: la loi et l’Etat doivent encadrer la filiation et la parentalité, mais ils ne doivent pas se mêler des liaisons très individuelles et très privées. Bref, des deux côtés on étouffe la question de la conjugalité dans une société de culture libérale; des deux côtés on estime que l’institution n’a de sens que verticalement, pour assurer la filiation et le remplacement des générations, et non horizontalement pour réguler la possible conflictualité entre des égaux qui, en s’alliant, savent qu’ils pourront avoir des différends. Cela fait trois ans que je martelle cet avertissement, au milieu des clameurs où nul ne retrouve vraiment son camp!
À vrai dire c’est l’honneur des homosexuels que d’avoir posé ce problème, à l’inverse de bien d’autres partisans du Pacs. Ils ont compris que dans une société précaire la fidélité est un bien inestimable, sans cesse menacé et qui doit être protégé. C’est pourquoi j’avais jadis pris parti pour un CUS qui posait plus courageusement la question de la reconnaissance des couples homosexuels: dans une société où les liens sociaux et économiques sont de plus en plus précaires, tout ce qui contribue à des engagements plus durables doit être applaudi. Aujourd’hui je pense plutôt que dans l’état actuel de polarisation de l’opinion publique il aurait été plus sage de se contenter d’élargir le concubinage, pour tenir sobrement compte de la demande d’un encadrement juridique de toutes les formes de couples, y compris homosexuels, qui ont éprouvé la douleur de liens purement privés que rien ne protège.
Car ce que ne voient pas les concubins qui refusent le mariage comme un machin ringard, et tous ceux qui ont idéologisé le Pacs, c’est que l’institutionnalité conjugale est l’acceptation proprement courtoise de la possibilité du désaccord. La conjugalité n’est pas faite que de consentement, et le divorce doit être institué si l’on ne veut pas, sous couvert de consensus, ouvrir une carrière immense à toutes les formes de la vengeance. C’est pourquoi le mariage n’est pas un sacrement religieux, mais une alliance, et le lieu proprement civique où l’on apprend qu’un contrat, s’il doit durer, doit pouvoir supporter des conflits, des différences. Tous ceux qui croient pouvoir rester « entre nous », dans cette endogamie consentante généralisée, devront tôt ou tard redécouvrir cette dimension de « contrat politique » inhérente au mariage. Nous devons refuser la séparation entre des passions désinstituées et une institution réduite à l’utilitaire, qui pareillement nient le temps et la possibilité des conflits conjugaux. Et il aurait mieux valu repenser ensemble le mariage, comme un contrat social renouvellé, plutôt que de juxtaposer un nouveau statut, dans une sorte de libre-concurrence des formes de conjugalité: et pourquoi pas un mariage musulman ou africain, pour communautariser un peu plus notre société? Le fond du problème est là, où le débat public n’a pas encore vraiment été porté. Il touche notre incapacité conjugale à penser le conflit, et c’est aussi une incapacité politique. Nous ne supportons que l’enthousiasme unanime, ou le libre consentement.
Allons plus loin. Dans la psychanalyse de bazar qui a commandé le pseudo-débat que nous venons de subir, l’institution ne concerne que la filiation: tout le monde est d’accord qu’il nous faut (au moins symboliquement) du « père », de la « loi » (bien des partisans du Pacs sont sur ce point souvent plus papistes que la plupart des catholiques engagés). Notons au passage que les Églises pourraient relire dans l’évangile de Matthieu les vitupérations de Jésus contre la famille et pour ce qu’il appelle l’alliance. Et dans celui de Jean, cette parole selon laquelle Dieu pouvait faire naître de n’importe quelle pierre une descendance à Abraham. Ce n’est pas sans jeter un peu de sérénité dans nos débats sur la filiation! Cela nous aiderait à mieux comprendre que pendant de longs siècles le Christianisme se soit battu contre la loi de la famille et pour l’émancipation des individus, notamment des femmes.
Quoi qu’il en soit, et contrairement à ce que l’on croit, la figure symbolique de la paternité est bien de retour: certains démagogues jouent même sur cette demande. Mais le rôle masculin ne peut se réduire à l’infantilisme ou au machisme. Où est passée la figure de l' »époux », quelle place lui donnent les mères, et où sont passés les hommes capables de conjugalité? Il fallait probablement passer par l’union libre pour opérer une véritable émancipation de la femme, et émanciper pleinement la conjugalité de sa subordination à la filiation; on l’a fait jusqu’à l’excès, au point que les enfants ont été subordonnés au bon plaisir capricieux des conjugalités de leur parents. Le problème est qu’aujourd’hui, dans une société où tout est précaire, flexible et jetable, tout le poids du désir de stabilité et de durabilité s’est investi dans le désir d’enfant. Ce désir est d’autant plus fort que personne ne croit à la conjugalité, je veux dire à la possibilité d’une fidélité vivante, capable de tenir tête au temps, à la pluralité, à la discontinuité. La filiation (sinon la succession apostolique!) est devenue le seul lieu de notre assurance face au temps, et c’est cette charge effrayante qui pèse sur les frêles épaules de nos enfants. Si nous trouvions le sens d’une conjugalité qui sache faire place au temps et au désaccord, nous aurions moins besoin de la filiation. Le débat deviendrait alors simplement possible.
Intervention de M. Olivier Abel, protestant
Il n’est pas certain que les protestants ici présents se retrouvent dans mon intervention car, sur des sujets complexes comme la famille, nous avons des variations. J’ai moi-même des variations que je cherche à rendre cohérentes entre elles.
Je retiens du rapport deux points plus spécifiques : une tentative de renforcer la filiation ; et un certain déficit de réflexion sur le couple, abordée dans le désir de dédramatiser le divorce plutôt que de proposer une vision ambitieuse de la conjugalité. Cela me fait penser à Cary Grant dans le film « La dame du vendredi » de Howard Hawks (1940), quand il dit qu’à la différence d’autrefois le divorce ne représente plus rien de durable, seulement quelques mots devant le maire! J’ai le sentiment que, depuis quelques années, la conjugalité n’est pas assez pensée. Dans un article publié dans La Croix de juillet 1998, “Conjugalité et filiation, les deux faces de la famille”, je parlais de la nécessité d’articuler ces deux éléments (conjugalité et filiation) par rapport à la famille : la conjugalité est le lieu où l’on interprète la différence des sexes ; la filiation nécessite d’interpréter la différence des générations. Cette double-différence n’est pas une donnée immuable de la nature, où la biologie donnerait la Loi; mais elle n’est pas non plus une invention malléable des cultures, que l’on pourrait défaire et refaire à merci. Non. Elle existe, mais on ne sait pas complètement ce qu »elle est. Elle n’existe qu’à être à chaque fois interprétée. Or aujourd’hui cette double-différence est très vulnérable (qu’est-ce qu’être une femme, un mari, un père, etc.), il n’y a plus guère qu’aux toilettes qu’on trouve encore instituée une différence dames-messieurs, et c’est cette double interprétation qu’il faut soutenir, alimenter, et je dirais même applaudir.
Du côté de la conjugalité, il y a égalité et symétrie en ce qu’il y a libre alliance, lien horizontal, choix que l’on assume et que l’on veut durable ; du côté de la filiation, il y a un lien qui n’est pas choisi, ne résulte pas d’un contrat et ne peut être résilié : ce lien est donc asymétrique. Comment articuler ces deux dimensions de la famille : le lien horizontal de l’alliance, et le lien vertical de protection du petit dans la durée et la filiation ? Sur de tels sujets, nous avons beaucoup à recevoir les uns des autres au plan œcuménique : par rapport à la famille, la conception protestante a peut-être plus insisté sur l’aspect d’alliance et de conjugalité, et la conception catholique sur la filiation. L’équilibre est difficile. André Dumas insistait sur l’émancipation de la conjugalité par rapport à la filiation. Sans doute a-t-on trop insisté sur cet aspect, au point que la filiation en a été fragilisée. Mais, depuis dix ans environ, c’est plutôt l’inverse, au point qu’actuellement on ne semble plus s’intéresser à l’aspect d’alliance.
1. La conjugalité
Au moment du Pacs, la question suivante a surgi : dans une société libérale, qu’est-ce que la conjugalité si l’on pense pouvoir tout résoudre dans le libre consentement mutuel, sans prendre en considération la possibilité du désaccord et les rapports de force qui peuvent s’introduire dans le couple ? Ces rapports de force sont spécifiques, avec des dissymétries affectives, mais aussi financières, et des différences de rythmes dans les « plans de vie » des uns et des autres (ayant ou non terminé des études, eu un ou plusieurs enfants, etc).
En renonçant à instituer la conjugalité, on contribue à la précarisation générale des engagements collectifs et à donner libre cours à la vengeance et à la violence. Le divorce me paraît trop peu pensé. On peut aussi se demander ce qu’est la filiation dans une société où tout est pensé sans croire à une conjugalité durable. La durabilité ne semble souhaitée actuellement que pour renforcer le lien parental, elle n’est prise en compte que par rapport à la question des enfants ; on n’évoque plus la durée dans la conjugalité.
Les protestants ont davantage insisté sur la conjugalité, mais en gardant plutôt le modèle puritain : libre alliance entre des individus égaux où l’on insiste sur la sincérité et où la filiation n’est plus le seul but du couple (ce qui brise notamment l’assujettissement des femmes à un rôle dans l’économie de la filiation). Cette conception a des aspects intéressants : le contrat compris au sens fort de libre-alliance. Mais aussi des aspects négatifs : la dimension très individuelle d’une sincérité qui, lorsqu’elle était devant Dieu, était engagée éternellement mais qui, quand elle n’est plus que devant soi-même, devient nerveuse et anorexique! Ainsi, chez des êtres majeurs, l’inconstance devient la forme que prennent la véracité et la sincérité à tout prix.
L’aspect intéressant de cette conception est développé dans le magnifique Traité et discipline du divorce, de John Milton, publié en 1640 : il reprend l’autorisation que Calvin a faite du divorce pour affirmer qu’il faut revenir à l’alliance comme à la forme que prend le consentement libre entre deux êtres qui s’aiment ; une sorte de conversation amoureuse où la discordance fait partie de la concorde, où le désaccord fait partie de l’accord. Il ne s’agit pas d’un consentement qui s’interromprait dès qu’il y a désaccord, mais d’un travail, d’une “conversation assortie” et heureuse dans laquelle il y a discordance et conflit. On ne peut pas penser l’alliance sans le conflit : il faut les penser en même temps. C’est pourquoi il faut penser le divorce, établir une discipline. On ne peut pas rompre n’importe comment. Le travail de la conjugalité est au contraire celui de la courtoisie, de la capacité de proximité en même temps que de la distance, du respect ; c’est une intrigue à deux voix où il n’y a pas que mon point de vue qui compte.
Le philosophe américain Stanley Cavell, qui a travaillé sur le cinéma d’Hollywood des années trente, y a étudié ce qu’il appelle les “comédies de remariages”. C’est par exemple cet homme et cette femme qui se détestent, mais qui, placés dans l’obligation de faire croire qu’ils sont mariés, font semblant de se disputer (l’idée étant qu’un vrai couple est un couple qui se dispute) ; et c’est sur cette dispute que se construit leur alliance.
La véritable alliance est toujours une nouvelle alliance. Ce point me semble très important par rapport à la fidélité aujourd’hui : penser la fidélité comme une nouvelle alliance, une fidélité qui peut comporter la tempête, la rupture. Il ne faut pas opposer fidélité et rupture, durée immuable et cassure dès que les choses ne vont pas : nous mourons de cette conception. Il nous faut réinventer la fidélité, une fidélité vivante, une fidélité capable de réinterpréter le passé, une fidélité qui nous rende capables de regarder le passé ensemble pour le réinterpréter : “Maintenant, je comprends : c’était cela que tu voulais dire à ce moment-là…”
Il faut en même temps être conscients des risques du modèle. Il y a de fait, aujourd’hui, une fragilité du couple. Ceci est sans doute dû aussi à une sorte de tiraillement : beaucoup de contrats sont aujourd’hui précaires (contrats de travail, logements, etc.), alors pourquoi les engagements conjugaux seraient-ils durables ? Si l’on accorde la priorité à la sincérité des sentiments, il faut bien comprendre ce qu’est la sincérité : non pas la transparence immédiate mais la sagesse courtoise qui sait que c’est une histoire à deux, un enchevêtrement narratif qui prend du temps.
C’est la raison pour laquelle je ferai aussi un éloge de l’institution du mariage, comme acte politique, acte civil. Ce n’est pas juste l’affaire de deux personnes devant Dieu ; c’est un acte qui implique la communauté. Pour deux raisons.
D’abord parce que le mariage est un acte politique et civil : il tisse des différences dans une société qui éprouve ainsi son unité, en dépit des différences de milieu, de confession, d’opinion, éventuellement de différences de nationalité, ce qui donne au mariage une dimension d’élargissement de la civilité. Au-delà de l’institution politique, il y a d’ailleurs l’institution juridique. Elle est importante pour penser le rapport entre le faible et le fort. Comme on a pu le dire, un des grands points qui manque au Pacs est la protection du faible. Dans les divorces, les avocats utilisent beaucoup actuellement le système de la “passerelle”. Ce n’est pas une possibilité vraiment inscrite dans la loi, mais plutôt l’utilisation d’un appendice subalterne qui permet à la fois une sorte d’accusation réciproque des conjoints (donc le divorce pour tort) et en même temps le retrait mutuel de la plainte. C’est une formule qui permet d’exprimer la plainte et de parvenir à un vrai compromis, et donc d’éviter que les gens n’accumulent des désirs de vengeance et ne se fassent du mal en plus de leur chagrin. On est dans une société où il y a peu d’endroits où l’on puisse rompre, casser, détruire, et il n’y a guère que nos familles que nous puissions détruire, comme si nous chargions là toute notre capacité au mal et à la destruction. Il faut donc penser le divorce.
Ensuite, parce qu’il faut penser quelque chose comme l’institution du sentiment. On meurt d’avoir pensé des institutions dépourvues de sentiment et des sentiments sans institution. Comment penser une institution du sentiment ? La grande institution des institutionds, entre les humains, est le langage. La courtoisie, le fait de parler, de laisser parler, d’écouter, la “conversation” est une politique de l’amour. Je crois qu’il n’y a pas d’un côté l’amour, la question du sexe à l’état brut, et de l’autre les institutions d’un langage totalement verbeux et platonique. Il faut que le langage soit courtois, qu’il y ait une parole amoureuse, qu’il y ait de la courtoisie dans le langage : c’est important pour briser la rupture entre le sentiment et l’institution.
2. La filiation
Elle devient le lien indissoluble. On fait peser toute la charge de la demande de durabilité sur la filiation. Ce qui fragilise et ruine la filiation aujourd’hui, c’est qu’on s’efforce de la construire sur une conjugalité complètement défaite. Je ne crois pas à la possibilité de renforcer la filiation sans penser la conjugalité. Mais de ce côté-là aussi il y a un déficit d’institution : on laisse flotter le consentement, la parole, comme si les liens de filiation étaent eds liens électifs, où les enfants choisissent leurs parents et les parents leurs enfants!
Sortir de cette situation suppose d’accepter que la filiation n’est ni un pur fait biologique ni une pure relation élective (j’aurais dit la même chose sous une autre forme pour la conjugalité). Ce n’est pas un pur fait biologique parce que la filiation ne se réduit pas à la carte du patrimoine génétique. Bien sûr, la vérité scientifique peut être importante mais, pour l’identité humaine, la vérité est une vérité racontée, une vérité rapportée par une parole, et non pas un pur fait brut. Mais la filiation ne se réduit pas non plus à un choix électif. Il semble qu’il soit arrivé parfois, dans certains procès de divorce, que l’on en vienne à demander à l’enfant au tribunal : “finalement, pour toi, qui est ton père ?” Ceci est grave. On ne peut demander à un enfant de choisir son père ; on ne peut traiter l’enfant comme un sujet majeur et consentant, et développer ainsi le modèle du consentement généralisé, où l’on se choisit par affinités, par adoption réciproque, où le papa est un “copain”. Mais le cinéma contemporain, et notamment les téléfilms, étaelent ce modèle à l’envi.
On assiste actuellement à un effondrement de la filiation, écartelée entre ces deux logiques. Et plus la filiation est fragile, plus on a tendance à durcir le côté biologique. On manque ainsi ce qui est propre à la filiation et on aboutit à des individus “désaffiliés”, qui seront des adultes sans enfance : ni enfants, ni adultes. Pour nous, la filiation s’institue dans la différence des générations, le rapport dissymétrique qu’il y a du grand au petit. Cette dissymétrie est complexe parce qu’elle va rendre l’émancipation possible : il n’y a pas indéfiniment d’un côté le grand et de l’autre le petit ; le grand l’est par rapport au petit, et s’il permet au petit de devenir grand, de le remplacer: c’est le paradoxe de l’éducation que de tout faire pour s’effacer devant l’autonomie.
La figure du père s’inscrit dans la différence des générations. Le père doit avoir à la fois des droits et des devoirs ; il rfaut donc rééquilibrer les devoirs et les droits. La paternité s’inscrit dans le plan des générations par le discours de la généalogie. C’est par le discours de la généalogie que les parents reçoivent l’enfant qui arrive, ce qui est aussi une adoption ; on reconnaît la filiation, on la nomme, on l’institue. Il y a une dimension narrative de la filiation. Un des dangers principaux de la télévision à cet égard, c’est qu’elle raccourcit le temps de parole, le temps de narration. Le temps narratif est nécessaire : il faut que l’on ait entendu raconter nos histoires pour que l’on puisse les raconter à son tour. Je ne suis pas obligé d’être celui qu’on m’a dit que j’étais mais, pour que je puisse dire qui je suis, il faut qu’on m’ait dit qui j’étais. Cela suppose qu’on m’ait autorisé à dire qui j’étais, en me donnant des voies pour interpréter ce qui me précède. Cet espace élargi du discours généalogique comme narration du monde où l’on est né est ainsi très important à protéger, à instituer, à déployer.
En cas de divorce, si on ne subordonne pas le temps de la filiation au temps de la conjugalité, comment faire pour que le lien parental soit maintenu alors que le lien amoureux est rompu ? Les réponses ne sont pas toutes faites ; elles varient infiniment selon les cas. C’est souvent le second conjoint de la mère qui remplit réellement le rôle du père, alors que le vrai père se retire dans un rôle de simple copain. Alors, qui est qui ? Qui assume vraiment ce rôle de la différence des générations ? Il faut donc voir comment la rupture va effacer et réinterpréter le temps de la généalogie, comme elle va décomposer et recomposer les rôles pour donner quelque chose d’autre mais de fragile.
Conclusion
1. On parle actuellement beaucoup de la figure du père qu’il faut retrouver. Mais il faut, au moins symboliquement, retrouver la figure de l’époux : cette figure mythique est actuellement effondrée (alors que celui du père l’est sans doute bien moins, au moins dans l’imaginaire collectif, puisqu’il est désiré). On ne se préoccupe plus de l’Époux ; c’est très ennuyeux !
2. Ces deux directions que j’ai données – conjugalité et filiation – correspondent pour moi à deux grandes théologies bibliques : la théologie de l’alliance et la théologie de la généalogie. Il serait inquiétant que l’une de ces deux grandes conceptions théologiques, qui partagent déjà l’Ancien Testament, soit perdue. L’alliance, l’élection, qui suppose la liberté égale des contemporains à rompre ou à recommencer le pacte, n’est pas le seul modèle ; il y a le modèle généalogique, qui pense la transmission, la tradition, la reproduction, et donc la continuité, mais qui connaît lui aussi la rupture de la mort et de la naissance, du recommencement des générations. Réciproquement, le modèle généalogique qui se fonde sur une bénédiction essentielle, n’est pas le seul à assurer la durabilité. J’aimerais qu’aucune de ces deux théologies ne risque de l’emporter sur l’autre, même s’il est tragique d’essayer de penser les deux en même temps.
Je refuse – comme on l’a entendu dans le débat sur le Pacs – que l’on dise : “la famille traditionnelle est fichue puisqu’il est prouvé qu’elle marche mal…” On sait, depuis les tragédies grecques, que la famille est tragique et il en sera toujours ainsi. C’est difficile parce que, en un même lieu, on introduit un lien entre les égaux et entre les inégaux, et qu’il faut articuler les deux liens. Plus: la famille est l’endroit où l’on apprend à convertir la justice en amour et l’amour en justice. Comment penser les deux logiques en même temps ? La famille doit être le lieu de cette traversée, et il y faut un sens shakespearien du tragi-comique, une bonne dose d’humour et de sagesse. Et pour opérer toutes ces conversions, il nous faut accepter une théologie dans laquelle nous avons besoin les uns des autres.
Les déliaisons heureuses
« Ellie Andrews échappe à son père ». Cette manchette de journal est présentée par Stanley Cavell comme le résumé de It happened one night (de Frank Capra, 1934, en français New-York Miami). On peut d’ailleurs la mettre en correspondance avec cette autre manchette qui apparaît un peu plus loin dans le film: « Ellen Andrews se remarie aujourd’hui ». L’idée centrale de ce beau commentaire où Cavell éclaire Kant et Capra l’un par l’autre[1] est que « le mariage est toujours un divorce, il entraîne toujours une rupture avec quelque chose » (p.101) Par cette rupture on passe du lien père-fille, c’est à dire de la condition incestueuse ou plutôt narcissique de ne pouvoir connaître quelqu’un d’autre parce qu’on en a une idée inaccessible, au lien libre du mariage[2]. C’est de ce scepticisme que la connaissance amoureuse est la transgression, la fameuse couverture qui tombe à la fin du film comme « les murailles de Jéricho ».
Une telle reconnaissance suppose que l’on ait d’abord accepté qu’il existe un autre « côté », et qu' »il m’est impossible d’atteindre ce domaine tout seul ». Loin de dissocier ce que l’on perçoit de l’autre et ce qu’on en imagine, l’âme et le corps, le bonheur de la reconnaissance, de cette transgression, consiste à éprouver face à l’autre l’union de ces facultés, leur jeu, leur convenance réciproque. Or pour Cavell, c’est ce que l’on cherche à deux, en laissant ensemble les choses arriver, en improvisant, et il n’y a pas de point de vue extérieur au couple d’où le regard puisse plonger des deux côtés. C’est aussi ce que signifie la rupture avec l’ordre généalogique: faire en sorte qu’il n’y ait plus d’obstacle à la liberté de se marier, que les deux puissent se rencontrer sans tiers. Dans ce film, on voit que le père, même très riche, ne peut plus accorder sa fille en mariage: la seule chose qu’il puisse c’est arranger un divorce. Cavell rapproche d’ailleurs cette scène du mot du roi de France au Roi Lear, affirmant que Cordelia est à elle-même sa propre dot, c’est à dire qu’elle a acquis la liberté de se donner. Mais qu’est-ce qui autorise ainsi Cordélia à quitter son père?
À mon tour je voudrais rapprocher le scénario de Capra de l’importante affirmation de la Genèse que puisqu’il n’est pas bon que l’homme soit seul et qu’il lui faut une compagne qui lui soit assortie, « l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme » (Gn.2 24). Il n’y a pas de lien sans la faculté de délier. Ce mythe fondateur, où il est d’ailleurs question de côte ou de côté, puisque la femme en est tirée de l’homme pendant son sommeil, prépare le lecteur à toutes les scènes de promesse, comme le commandement fait à Abraham de quitter son pays, sa famille et la maison de son père pour aller où Dieu le conduira (Gn.12 1). Ou, en poussant un peu le geste, comme les nombreuses invitations de Jésus à quitter sa famille, magnifiquement remises en scène par Pasolini dans la passion selon saint Matthieu[3]; elles sont sans doute ici à entendre dans le prolongement de son éloge du lien électif, un par un, et de son insouci de la filiation, puisque selon Jésus Dieu pourrait faire naître de n’importe quelle pierre une descendance à Abraham[4]. Toute la Bible peut d’ailleurs être lue comme une suite d’alliances rompues, et reprises (c’est le thème de la « nouvelle alliance »). L’alliance est rupture parce qu’elle se présente comme un re-commencement, une « reprise », selon le magnifique titre de Kierkegaard[5]. Il n’est pas inutile de brosser à grands traits l’histoire de cette idée, qui peut nous aider à découvrir la figure de l' »épouse », ni vierge, ni mère, et la figure de l' »époux », figures effondrées dans notre imaginaire[6].
Tout se passe comme si les liens horizontaux et symétriques de la conjugalité, parce qu’ils mettent en oeuvre la différence et la ressemblance des sexes dans le conflit et dans l’alliance, c’est à dire la possibilité de réinterpréter autrement cette ressemblance et cette différence, devaient commencer par s’opposer aux liens verticaux, domestiques et dissymétriques, de la filiation. Nous avons a peu près compris que la filiation n’est pas un contrat, même au sens fort de la philosophie politique moderne, un lien électif que l’on puisse résilier. Mais en retour la conjugalité n’est pas une affaire de famille « entre nous », sinon « entre soi », ou seulement destinée à assurer la filiation, le perpétuel remplacement des générations. Elle n’est pas même destinée à assurer l’endogamie. Parce que tout mariage, dans l’obligation à l’échange, est un mariage « mixte », on y éprouve cette sortie d’un milieu, cette élection d’un autre qui rompt l’entretien ou la reproduction de soi. Milton y voit le modèle de la « conversation », de ce lien entre deux libertés égales qui fonde aussi le lien politique.
Or cela n’est pas facile, et nous avons souvent une conception brutale de la déliaison; nous la pratiquons sans la respecter[7]. Ce n’est pas si facile, non seulement parce qu’il n’est pas aisé d’articuler le lien de conjugalité et le lien de filiation de telle sorte que l’un ne soit pas réduit à n’être que l’appendice de l’autre[8]. Mais parce qu’on sait que bien des problèmes insolubles du couple viennent de leurs familles, ou plus généralement de leurs passés, et qu’il n’y a justement pas de recommencement absolu: la rupture avec la famille n’est pas une tabula rasa. Tout lien garde la forme des liens antérieurs, pour le meilleur et pour le pire, et ne peut que chercher à les réinterpréter autrement, au risque de sombrer dans une logique de la suppléance (les suppléants n’étant jamais à la hauteur du rôle). Il y a dans tout sentiment amoureux quelque chose comme une enfance qui revient. Il y a par ailleurs dans toute filiation accomplie une émancipation et une autonomisation, un moment où les jeunes gens quittent leurs parents. Loin que l’on puisse opposer platement la continuité des liens de filiation et la discontinuité du lien conjugal, la généalogie connaît la rupture de la mort et de la naissance, et toute alliance vive se présente comme la réinterprétation d’une ancienne alliance. C’est pourquoi la faculté de délier inhérente à celle de se lier est au noeud de l’affaire, sur les deux versants de la question, celui de la filiation et celui de la conjugalité.
Dans son insistance exclusive sur l’assentiment, un assentiment rompu aussitôt que déçu, c’est un point que notre société a tendance à oublier. Il semble en tout cas, juste pour balayer au passage quelques préjugés, que l’on ait oublié que le christianisme primitif, à la fin de l’Empire romain, illustre parmi d’autres ce grand mouvement de rupture illustrée par le désir de « chasteté », typique des esclaves ou des jeunes romaines de l’aristocratie, et le désir d’une amitié libre entre les sexes, qui les libère à la fois de leur soumission à l’ordre généalogique des dynasties familiales et de leur soumission sexuelle (dans un partage des rôles passif-actif)[9].
Radicalisant ce mouvement, l’éthique puritaine de la conjugalité a paradoxalement marqué une libération de la sexualité, à l’époque insoupçonnable. Elle posait le mariage comme une alliance entre individus égaux, où la conjugalité n’est plus subordonnée à la filiation, mais peut être vécue comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres. Dans cette libre-alliance, la subversion de l’Antiquité se poursuit, et la réforme puritaine brise l’assujettissement des femmes à leur rôle dans l’économie de la filiation. Elle brise plus généralement la grande hiérarchie des êtres soumis au principe dynastique C’est ce que chantait le grand poète puritain Milton dans son plaidoyer pour le divorce[10]. Car le mariage est autre chose que ce petit consentement très privé auquel nous l’avons réduit: c’est la forme que prend le consentement libre entre deux êtres qui s’aiment; une sorte de « conversation assortie » où la discordance fait partie de la concorde. C’est justement une institution dont la force et la fragilité est d’apparaître en rompant avec le « tiers ».
Le mariage est cet acte moins domestique que proprement politique, l’acceptation de la possibilité du conflit, du désaccord, et l’institution d’un conflit tel que l’un ne puisse laisser l’autre sans contre-pouvoir. La capacité à soutenir un désaccord durable et même heureux. Ici encore il n’y a pas de lien sans la faculté de délier, qui peut être la rupture, le divorce, la séparation, mais aussi le pardon, la faculté de recommencer autrement[11]. Comme le fait dire H.Hawks à Cary Grant au début de La dame du vendredi[12], le divorce aujourd’hui n’est plus qu’un papier devant un maire! Mais penser le mariage suppose de penser le divorce, non seulement comme la déliaison heureuse de deux libertés égales qui trouvent leur bonne distance, mais comme la difficile déliaison où l’on se trouve soudain faible comme un enfant qui ne comprend pas ce qui lui arrive.
Ce qui complique encore l’affaire, c’est que cet acte fondateur de la conjugalité moderne est aussi un acte fondateur de la modernité politique: le droit de partir, le droit de dissidence. La fragilité du lien est alors paradoxalement sa force, car il ne tient que du consentement sans cesse renouvelé, de la possibilité de le rompre. Mais comme l’a joliment suggéré Claude Habib dans Le consentement amoureux[13], n’a-t-on pas, avec Rousseau notamment, trop attendu du couple, trop chargé le couple d’une responsabilité centrale dans le lien social? N’est-ce pas lui donner une obligation sociale qui en fait encore un moyen pour autre chose, ou une oeuvre durable, une sorte d’assurance? N’est-ce pas justement cela qui le brise?
C’est un point qui a été magistralement montré par Michel Feher dans sa lecture de Denis de Rougemont, se demandant pourquoi celui-ci n’a pas répandu « la bonne nouvelle dont il était porteur » sur la possibilité de l’amour conjugal[14]. Car le mariage chez ce dernier n’a ni l’ephémérité esthétique des conquêtes passagères de Don Juan, ni l’éternité passionnée de l’amour impossible de Tristan[15]: il ne sépare d’ailleurs pas le corps et l’âme, et le désir ne peut plus s’y nourrir de l’obstacle que formerait un tiers (père, mari jaloux, interdit, etc.). C’est d’ailleurs tout le problème du mythe hollywoodien de la conjugalité, jusque dans son échec: que mon épouse soit mon amante. Comment fonder quelque chose de durablement heureux sur un sentiment aussi doux et libre mais imprévisible que celui qui anime le consentement amoureux? Il faut se rappeler, selon Rougemont, que
« seuls les époux qui s’engagent sans raison, c’est à dire avec une conscience aiguë de l’absurdité de leur acte, sont susceptible de recevoir, mais au titre de surprises providentielles, l’ardeur passionnée que la jouissance se devait de tuer et le goût du plaisir que l’habitude était censée étouffer. Or, si Denis de Rougemont persuade ses lecteurs du bonheur qui les attend pour peu qu’ils adoptent sa conception du mariage, la plupart d’entre eux risquent alors de s’engager pour cueillir les fruits inattendus de l’amour conjugal, ce qui suffirait à sceller leur disgrâce » (ibid.).
Ce qui m’intéresse n’est pas tant ce renoncement kantien au bonheur qui en est la condition, peut-être parce qu’on ne peut pas forcer quelqu’un à être heureux, que la réflexion qui se glisse ici sur le lien électif, sur l’affinité élective qui préside au consentement amoureux[16]. L’idée de grâce absurde[17] ou de disgrâce en est l’indice. On ne peut pas produire le bonheur amoureux, il n’y a aucune assurance à cet égard, et sa seule chance réside dans une certaine insouciance à cet égard, une insouciance active. Mais en reconnaissant dans l’être que l’on aime « une personne tout à la fois charnelle et spirituelle, absolument singulière et nécessairement imparfaite »[18], on accepte de quitter une image idéalisée et impossible de l’autre, et on s’attache à une singularité toute ordinaire quoique irremplaçable.
Il reste toutefois une difficulté dans l’hypothèse de Rougemont. C’est que si justement il s’agit de sortir du scepticisme, de penser la possibilité de connaître quelqu’un d’autre et de se lier avec lui, l’amour ne saurait rester une joie incommunicable et absolument privée. C’est ce que Claude Habib a marqué avec force dans sa lecture de Rousseau[19]. Peut-être est-ce parce que, comme le note Kant à propos du plaisir esthétique, une joie n’est pleine qu’à être partagée et communiquée. Le plaidoyer de Bertrand Russell pour des adultères heureuses à condition de rester secrètes (et à ne pas faire d’enfant) échoue sur le même problème.
Et c’est ici que nous devons réinventer quelque chose comme une nouvelle courtoisie, une société capable de conversations et de disputes amoureuses. Il n’est pas bon que les amours privées restent des petits arrangements entre soi, et que les couples « mariés » supposés sans histoires disparaissent de l’espace commun. Comment trouver au contraire cette distance courtoise, cette réciprocité indécise, cette façon à chaque fois unique de rapporter la multiplicité de nos liens à la simplicité du lien conjugal, sans croire qu’elle puisse s’y dissoudre? La conjugalité est elle-même un travail continuel sur les désaccords, qui fait de l’amour une courtoisie, une intrigue où les discordances rencontrées font partie de l’accord, de sa durabilité même, de sa capacité à se réinterpréter dans les circonstances de la vie, de cet enchevêtrement narratif où les deux voix ne coïncident jamais[20]. C’est cette courtoisie qui peut nous apprendre l’art difficile et indispensable de la déliaison comme celui, non moins indispensable et difficile dans notre société, de la fidélité, je veux dire de la confiance en la fidélité de l’autre.
Les filiations discrètes
Quelques variations récentes de mon sujet
Nous voici devant un sujet un peu dramatique. C’est pourquoi, avant de pointer quelques figures de ce que j’appelle la discrétion dans la filiation, je vais tenter de proposer quelques entrées narratives, pour raconter diversement mes façons de formuler le problème, mais aussi pour l’historiciser, le contextualiser, le relativiser. Manière de montrer comment, pour ma part, je me débats sans cesse entre le tragique et le comique. Il y a quelques années, Evelyne Sullerot, me reprochant un éloge de l’adoption publié en 1993, m’avait dit : « mais moi la conjugalité ne m’intéresse plus, tout ce que je veux c’est sauver la filiation ». Elle s’inscrivait bien par là dans cette valse des générations, où ce qui fut la joie et le sujet de l’une devient le problème et le poids de l’autre : on avait eu une génération qui cherchait le sexe sans les enfants (André Dumas me semble avoir trouvé les mots pour exprimer cette recherche), on a maintenant une génération qui voudrait des enfants sans le sexe (déjà France Quéré penchait un peu vers cela)[21]. Ainsi nous sommes dans un temps où il s’agit surtout de raffermir la figure du Père ou de la Mère, mais dans lequel les figures de l’Époux ou de l’Épouse sont effondrées, presque inemployables.
Le débat sur le PACS
Il est significatif que dans le débat sur le PACS, certains étaient contre parce qu’y surgissait une figure de la conjugalité non soumise à l’ordre de la filiation, et d’autres étaient pour parce qu’ils y voyaient une étape pour instituer la filiation homosexuelle. Mais des deux côtés le lien amoureux relevait du domaine privé, et la famille reposait sur la filiation. Où était passée la conjugalité ? J’ai alors eu le sentiment que plus personne n’y croyait, même si on continuait à la pratiquer, mais sans aucun soutien ni encouragement. Pour ma part, cela fait des années que je cherche à cerner cette articulation problématique entre les deux axes d’une conjugalité qui ne doit pas être subordonnée à la filiation, et d’une filiation qui ne doit pas non plus être subordonnée à la conjugalité[22]. Le débat était double : avec Irène Théry, parce que je soutenais contre une conception trop aisée du concubinage un mariage un peu plus archaïque mais entendu comme désaccord soutenable, et comme institution de la possibilité du divorce[23]. Avec Pierre Legendre, parce que justement l’institution ne concerne pas seulement l’ordre généalogique et la différence des générations, mais aussi la conflictualité entre des égaux en droits et en devoirs, telle qu’elle apparaît par exemple dans le couple[24]. Or l’articulation entre ces deux dimensions, le passage de l’une à l’autre, suppose bien quelque chose comme une sorte d’émancipation des sujets, de rupture avec la hiérarchie généalogique, qui les rende capables de contracter ou de rompre une alliance à parité (antagonique ou amiable, mais à deux, directement), sans toujours se placer sous la protection d’un tiers[25]. C’est peut-être l’apparition d’une conception un peu « protestante » de la filiation. En tous cas cette première rupture est la première apparition de notre thème[26].
Ainsi tout le monde veut des enfants, et la panique actuelle est bien celle de la stérilité —ou alors on est simplement gnostique, non seulement contre la famille mais contre la génération et le fait de faire des enfants. Sauf à en faire justement une illustration de cette vision gnostique d’un monde « mauvais », nous sommes bien éloignés de comprendre comment naguère encore l’homosexualité pouvait être une révolte contre un certain ordre généalogique (celui où les femmes étaient passives et les hommes actifs) au nom d’autres formes de liens et d’autres formes de fécondité. Nous sommes encore plus éloignés de comprendre comment le christianisme s’est lui aussi déployé comme un éloge de la chasteté, de l’émancipation des jeunes femmes et des esclaves par rapport à l’ordre patriarcal, comme un éloge de la vie monastique qui propose aussi d’autres formes de fécondité ; ou de comprendre comment il s’est redéployé (à l’époque de la révolution puritaine) comme un éloge historiquement assez significatif et daté du sexe « gratuit », de ce que j’appellerai le libre plaisir et la libre fidélité.
L’indiscrétion des filiations trop justifiées
En fait, les choses se passent comme si tout le poids de la demande actuelle de durabilité, de sécurité, était entièrement concentré sur la filiation, et sur les frêles épaules des enfants[27]. Cela me semble beaucoup, et trop. Quid de la durabilité conjugale ? Ne faut-il pas équilibrer l’accent placé sur les œuvres durables et les institutions de la durée par un accent sur l’acceptation du caractère éphémère et fragile des actions et des paroles, sur leur irréductible fugacité ? Et plus on veut une filiation solide et assurée, plus ne la fragilise-t-on pas ? C’est ici le second point d’apparition de mon thème : ne nous faut-il pas une filiation plus discrète, une filiation sans trop d’assurance et sans trop y prêter attention ? Une filiation plus flottante, pudique, incertaine, et justement plus confiante.
Du côté de la filiation en effet, apparaît une certaine indiscrétion, l’indiscrétion biologique de l’ADN : cette indiscrétion nouvelle du bio-pouvoir, en brisant le doute qui pouvait exister sur la paternité, contribue à l’effondrement du paradigme d’une certaine rationalité (causalité ou légitimité) liée au Père, mais aussi à Dieu, au Sujet tel que Freud le pensait encore comme issu d’une certaine filiation spirituelle. On déchire ainsi un voile d’ignorance qui était constitutif de l’humanité, et qui, loin d’être un obscurantisme, était un choix symbolique et politique de la plus haute importance. On biologise l’identité et l’image de l’homme. Cette indiscrétion me semble aussi grave que l’invasion de l’imagerie échographique qui brise le doute qui pouvait jadis exister sur le sexe de l’enfant à naître, et qui « oui »[28], durant toute la grossesse pouvait être un garçon ou une fille —cela interdisait de lui donner déjà un prénom assuré.
Ce n’est pas la seule indiscrétion. Il y a en effet également une indiscrétion de la volonté, du désir de « choisir », et que tout soit consenti, voulu et choisi : mais peut-on choisir ses enfants ? N’est-ce pas encore plus dérisoire, impudent et ridicule, que de croire que l’on peut choisir ses rêves, son propre inconscient, sa propre enfance et ses dogmes ? La contractualisation de la filiation me semble aussi indiscrète et impudente que sa biologisation. Et je parlerai aussi de l’indiscrétion du droit. Sous l’impératif un peu trop indiscutable d’instituer symboliquement la différence des générations, il y a un excès possible et aujourd’hui menaçant de juridicisation de la filiation. Dans la sagesse du jugement de Salomon, la mère est justement celle qui renonce à ses droits de mère : à la différence du jugement juridique, la vie morale réelle procède par zigzags et non par application de normes, elle ne s’avance qu’en se sachant de part en part résistible.
Ainsi ne faut-il pas trop se hâter de reconstruire la filiation ébranlée, comme un mécano, autour d’un discours simpliste. L’identité de l’enfant, déjà dans sa structure narrative, mêle ces différents discours et bien d’autres dans un tissu singulier, où elle apparaît plus vulnérable là où on la croyait assurée et plus solide là où on la croyait fragile. Bref, si nos filiations sont un peu plus discontinues et moins assurées, nous serions bien inspirés de les laisser flotter un peu, sans trop paniquer. Il en est de même du côté de la différence des sexes, qui paraît aujourd’hui assez troublée, et peut-être aussi pour de bonnes raisons. Mais il est raisonnable de penser que dans deux ou trois siècles les enfants naîtront tranquillement d’un père et d’une mère, comme toujours ! Il ne faut donc ni sous-estimer les effets dramatiques de ces troubles, ni les surestimer en paniquant, mais accepter de vivre durablement avec le problème, pour l’apprivoiser doucement. Cela demande une sorte de vigilance flottante, pour laisser venir les vraies questions.
C’est un peu le conseil que je donnais au printemps 2002 à l’APGL (Association des Parents Gays et Lesbiennes). Plutôt que de se battre sur le terrain de l’expertise anthropologique entendu comme discours de légitimation[29], ou d’entonner le discours libéral et individualiste du libre choix[30], ou de croire que les PMA et autres bio-techniques permettent de remodeler la nature humaine dans le sens d’un progrès qui éliminerait enfin le tragique[31], il vaut mieux renoncer à de tels discours de justification qui masquent les vraies questions, et dire simplement que cela arrive et qu’est-ce qu’on fait maintenant.
Filiation et émancipation
Pour nous rapprocher encore un peu plus de notre sujet, je voudrais enfin évoquer une problématique que j’avais esquissée dans un texte sur « Les déliaisons heureuses », paru dans Esprit (2001 n°3/4). J’y rapprochais It happened one night (de Frank Capra, 1934, en français New-York Miami), qui raconte l’histoire de l’émancipation d’une fille par rapport à son père qui la rend capable d’un vrai mariage[32], de l’importante affirmation de la Genèse que « l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme » (Gn.2 24). Il n’y a pas de lien sans la faculté de délier, on le voit depuis Abraham jusqu’à Jésus, et toute la Bible peut être lue comme une suite d’alliances rompues, et reprises (c’est le thème de la « nouvelle alliance »). Tout se passe donc, pour revenir à nous aujourd’hui, comme si les liens horizontaux et symétriques de la conjugalité, parce qu’ils mettent en oeuvre la différence et la ressemblance des sexes dans le conflit et dans l’alliance, devaient commencer par s’opposer aux liens verticaux, domestiques et dissymétriques, de la filiation. Mais ce n’est pas si facile, et bien des problèmes insolubles du couple viennent de leurs familles, ou plus généralement de leur passé, parce qu’il n’y a justement pas de recommencement absolu: la rupture n’est pas une tabula rasa. Tout lien garde la forme des liens antérieurs, pour le meilleur et pour le pire, et ne peut que chercher à les réinterpréter autrement. Il y a dans tout sentiment amoureux quelque chose comme une enfance qui revient parfois, non seulement dans les balbutiements du début mais dans tous les moments de vulnérabilité. Il y a par ailleurs, on l’a déjà dit, dans toute filiation accomplie une émancipation et une autonomisation, un moment où les jeunes gens quittent leurs parents. C’est le thème de Calvin que l’on n’est nourri de bon lait que si l’on en vient à supporter quelque vin, et de Kant que les Lumières sont une sortie de la minorité. Loin que l’on puisse opposer platement la continuité des liens de filiation et la discontinuité du lien conjugal, la généalogie connaît la rupture de la mort et de la naissance, et toute alliance vive se présente comme la réinterprétation d’une ancienne alliance.
Dire cela, est-ce brouiller les distinctions que nous venons peu à peu de mettre en place ? Pas le moins du monde, si nous estimons que cette charnière ou cette articulation doit pouvoir solidement jouer. Ainsi je ne séparerai pas l’autorité (comme ce qui m’autorise à succéder, ce qui me donne de quoi prendre place et me distinguer à mon tour) et l’autonomie ou la liberté (mais justement qu’est ce qui me rend libre de me retirer, de me faire petit , de m’effacer ?). C’est pourquoi la faculté de délier inhérente à celle de se lier est au noeud de l’affaire, sur les deux versants de la question, celui de la filiation et celui de la conjugalité. Nous y sommes, et je voudrais maintenant poursuivre sur le plan de la filiation, des « filiations discrètes », cette réflexion sur la déliaison, ou sur la délicate résiliation, qui était pour moi déjà au centre de mes réflexions antérieures sur le pardon, et que j’avais alors poursuivi sur le plan conjugal des « déliaisons heureuses » — à quelles conditions la déliaison peut-elle être heureuse, accomplie ? — qu’est-ce qui nous autorise à ne pas multiplier inutilement des ruptures brutales et jamais suffisantes ?
Quelques figures de la discrétion dans la filiation
On aura ainsi je pense à peu près compris pourquoi je cherche à introduire cette idée de la discrétion, de la discontinuité, de la non-assurance, de la rupture ou de la déliaison, dans le thème de la filiation. Elle se situe sur le fond d’un rythme plus ample de la vie éthique. D’un côté de ce balancement on aurait les figures de l’alliance élective, qui supposent un sujet responsable et capable — de supporter les différences parce qu’il y a assez de ressemblances sûres, de supporter les ressemblances parce qu’il y a assez de différences sûres, mais aussi de supporter le consensus parce qu’il y a assez de désaccords tranquilles, et de supporter le conflit parce qu’il y a assez d’accords profonds, etc. De l’autre côté on aurait les figures de la filiation généalogique, qui reconnaissent un sujet fragile et vulnérable — qu’il s’agit d’autonomiser, d’autoriser à se montrer, à sortir en quelque sorte de lui-même pour s’essayer autrement, et qu’il s’agit aussi d’autoriser à se retirer, à s’effacer à son tour, parce qu’il y a en même temps une limite à la faiblesse, à la fragilité, et une limite à la force, à la capacité.
Un rythme majeur
Ce rythme touche, à mon sens, à la grande bifurcation théologique ou archéologique qui traverse l’anthropologie biblique, entre les figures de l’élection singulière et les figures de la bénédiction généalogique. Entre ces deux dimensions, il serait magnifique de trouver un équilibre théologique, mais aussi institutionnel, ecclésiologique[33], et politique. Or cette équation semble difficile à trouver. En philosophie, il faudrait pouvoir en même temps penser deux styles philosophiques diamétralement opposés. D’un côté, on tiendrait solidement la (relative) continuité dialectique que Hegel introduit entre la fleur et le fruit, mais qu’il glisse aussi dans le rapport entre la mort et la vie, entre l’esclavage du travail et la liberté de l’esprit. Cette « logique » du passage et du remplacement pourrait donner à penser que c’est l’idée de génération, d’engendrement, de généalogie, qui est l’axe de toute sa philosophie dialectique, et il serait probablement fécond de relire la phénoménologie de l’esprit sous cet angle. Et de l’autre on ne lâcherait pas la (radicale) discontinuité par laquelle Kierkegaard introduit l’unique, le pur contemporain[34], l’individu né et mortel, singulier, qui reste sur le bord de la grande route des générations[35]. On devrait avec lui parler ici d’un saut, et non plus justement d’un enjambement de la mort par la génération.
Nous verrons comment c’est l’herméneutique entière qui est en quelque sorte touchée par cette bifurcation, mais pour cela nous devons auparavant poursuivre sa mise en place philosophique. L’équation et le rythme décrits ci-dessus me semblent en effet également être au cœur du débat entre Bergson cherchant à penser la durée vivante, la continuité du vivant, et Bachelard cherchant au contraire à penser l’instant comme rupture et la discontinuité des rythmes[36]. Ou bien, pour étayer encore un peu notre mise en scène, entre Aristote pensant la mémoire comme association, comme trace de continuités pouvant se prolonger dans un raisonnement abouti, et Platon pensant la réminiscence comme discontinuité, l’idée venant toujours comme une « discrétion » dans un raisonnement, une inflexion soudaine.
Si je rêve d’un bon rythme entre ces deux traditions, c’est qu’elles me sont toutes deux aussi chères, et que si j’ai été un élève de Michel Henry dans les années soixante dix à la Faculté de Montpellier, cela n’empêche une certaine inquiétude en moi face à ce que j’appellerais volontiers avec Hannah Arendt le triomphe de la Vie entendue comme processus continu, perpétuel travail de gestation dans lequel il n’y a plus tellement de place pour la naissance, pour la mort (ni d’ailleurs pour la résurrection). Je n’ai pas non plus un enthousiasme absolu pour ce que j’appellerais la gnose de la rupture, le désir à tout prix d’interrompre la génération et de s’arracher à ce monde méchant ! Dans cet incertain entre-deux, je souhaiterais penser un sujet un peu tremblant, qui n’existe pas par lui-même sans se souvenir justement d’avoir rompu (c’est le thème du parricide qui apparaît justement dans le Sophiste de Platon), mais qui n’enjambe pas les générations sans trembler (difficulté à dire littéralement avec Lévinas « je suis mon enfant », je le suis et je ne le suis pas).
Ainsi nous devons réveiller dans le consentement amoureux[37] le sentiment d’enfance, le balbutiement de l’innocence et de l’irresponsabilité, la vulnérabilité de sentir soudain sa dépendance, sa non-émancipation. Et rappeler que toute alliance apparaît toujours déjà comme la réinterprétation d’une alliance antérieure : nous l’avons déjà signalé, il n’y a pas de relation vierge des bénédictions et des blessures des relations antérieures : je parle bien sûr des relations familiales de l’enfance, mais également de toutes les relations successives ou simultanées qui nous amènent à répéter, de plein gré et souvent involontairement, ce qui a bien marché une fois ou mal marché. Cependant nous devons aussi, et c’est ce qu’il est difficile de faire en même temps, réveiller dans la génération le sentiment que tout n’y est pas que tradition, reproduction et transmission continus, mais que la filiation est le lieu par excellence des traumatismes[38], de la discontinuité, du deuil, mais encore du re-commencement, de l’innovation, et finalement de l’intransmissibilité[39]. Comme le disait joliment Michaël Walzer parlant des pionniers de la révolution puritaine, il leur avait échappé que les enfants des saints ne seraient pas forcément des saints !
Les généalogies
A la suite de cette grande bifurcation, il me semble utile de faire le détour de la diversité des genres littéraires qui mettent en place diversement les liens humains et leur succession, récits, romans, proverbes, codes juridiques, dialogues, proverbes, prophéties, mythes, lettres, etc. Parmi eux nous avons le genre généalogique, qui se tient quelque part à l’intersection du narratif et du juridique, et même on peut dire du temps vécu et du temps cosmique. C’est là un discours dont il ne faut sans doute pas oublier qu’il a pour bonne part une fonction de légitimation, pour restructurer une communauté défaite, déstructurer une société un peu trop établie ou cloisonnée par l’ancrage dans la figure d’un père unique antérieur, ou construire la communauté non pas tant sur la base d’une justification que d’une culpabilité communes. D’où l’apparition de conflits des généalogies, celles-ci pouvant être brisées et réordonnées en tiers par l’irruption d’une généalogie d’ordre supérieur, soit généalogie cachée et capable de révéler des parentés inaperçues, soit même généalogies plus brisées et plus spirituelles, passant par des adoptions[40] —mais l’arrivée d’un enfant vient toujours interrompre, suspendre et réordonner autrement le désir généalogique de filiation.
La symbolique des générations raconte ainsi comment les morts sont relayés par les vivants, qui prennent leur place. Et comment, entre la mémoire individuelle et le passé historique (avant la mémoire), et par la narration, la mémoire des générations se chevauche. Ainsi, dans le récit des générations, la mort est la chose la plus intime, la destinée la plus singulière : l’histoire est l’histoire des mortels, qui ont accepté d’être nés, de s’attacher à quelques êtres à quelques lieux, qui ont accepté de vieillir, comme Ulysse dans les bras de Calypso pleurant sa Pénélope. Mais dans le même temps la mort est une chose très publique, avec la relève des morts par les vivants : l’histoire est ici celle de l’espèce ou des dynasties, avec l’épopée des entités, des rôles et des « types » qui enjambent les cadavres. C’est pourquoi il y a toujours une symbolique des générations, les ancêtres et les successeurs étant comme les figures de l’identification dans des autres que soi, et comme les figures de l’altérité dans l’identité personnelle ou commune à une génération. En amont, dans les figures de l’immortalisation des morts, des icônes de l’immémorial ; en aval, dans les figures de l’humanité future, des icônes de l’espérance (je reprends ici le langage de Ricoeur dans Temps et Récit). Ces figures sont toujours des lieux où l’identité recroise l’altérité, et l’ancien le nouveau, dans une perpétuelle réinterprétation. Par ce tissage symbolique, j’apprends aussi que mes ancêtres sont ancêtres d’autres que moi, et que je ne connais pas. Et que je suis le descendant d’autres aïeux que mon ascendance paternelle, tous les noms ayant été peu à peu perdus sauf un. Cet apprentissage de la perte d’identité me semble aussi structurant pour l’identité que l’institution du « nom du père ».
Ricoeur note avec Dilthey que le cercle de la génération « est plus vaste que celui du nous et moins vaste que celui de la contemporanéité anonyme »; en effet appartiennent à la même génération des contemporains concernés par les mêmes évènements ou les mêmes changements, et je dirai qu’une génération se définit comme l’ensemble de ceux qui partagent les mêmes questions. Mais dans le même temps une génération a une orientation commune et exerce une influence. Cette dialectique de ce qu’une génération « subit » et de ce qu’elle « agit » est essentielle. Elle fait de la suite des générations « un enchaînement issu de l’entrecroisement entre la transmission de l’acquis et l’ouverture de nouvelles possibilités »[41]. Elle tisse aussi le mélange de vieillissement et de rajeunissement qui constitue la société. Et puis la génération est sexuée et individuelle de telle sorte que la génération ne se remplace pas en une seule fois, en bloc et d’un coup, mais « un par un », par un perpétuel petit décalage et chevauchement des générations. La discontinuité de la filiation se situe aussi dans cet écart jamais équilibré. Bref, c’est le remplacement des générations qui fait de l’histoire et de l’identité un rythme et une équation entre la tradition et l’innovation. Manquer cette équation et ce rythme, c’est manquer la parole spécifique où s’élabore l’identité d’une génération.
L’herméneutique des générations
Je retrouve ces figures de la discrétion dans l’ordre herméneutique, tel qu’on peut le considérer tant dans le domaine biblique que dans le domaine juridique. L’interprétation d’un texte canonique me semble en effet un cas exemplaire du problème de la transmission entre générations qui n’ont pas tant le problème de trouver un modus vivendi pour coexister à peu près pacifiquement dans le même espace, que de trouver les modalités délicates d’un remplacement qui puisse à peu près opérer « en douceur ». Ce sont deux problèmes différents de l’humanité, qui interfèrent évidemment sans cesse, mais qu’il est légitime de distinguer méthodiquement. J’estime que l’on n’a jamais assez insisté sur l’importance de ce drame des générations au cœur du souci herméneutique.
Ce fut exactement ma thèse dans L’éthique interrogative (Paris : PUF, 2000) que de tenter de découpler ce problème du différend entre contemporains, de celui de la transmission en dépit du décalage irréversible des générations. La première formulation du problème est plutôt celle de la rhétorique, dans la mesure où elle place au centre de la condition humaine le langage ordinaire, l’incessant travail sur les ressemblances et les différences, sur les accords et les désaccords, sur les grandeurs et les relativités. La seconde formulation du problème est justement plutôt celle de l’herméneutique, dans la mesure où elle place au centre de la condition humaine la condition interprétative, où chaque génération doit réinterpréter le monde où elle se découvre, et reprendre la conversation rompue par l’irréparable. Ricoeur écrivait : « Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution »[42]. Les générations se succèdent, en écoutant, puis en se levant pour parler à leur tour avant de s’effacer devant les suivantes, les traces de leur paroles se sédimentant pour constituer en quelque sorte le théâtre d’apparition de la génération prochaine. Et nous avons une telle dialectique du remplacement des générations, ce jeu de la sédimentation et de l’innovation, dans cette œuvre à plusieurs qu’est le code juridique ou la jurisprudence[43].
Je rapprocherais volontiers cela de la condition humaine décrite par Hannah Arendt, de devoir répliquer au fait brut d’être né, en soi insoutenable, par l’initiative de la parole ou de l’action capable de faire naître quelque chose, de commencer. Et de devoir ainsi interpréter le fait d’être né en différant, en se distinguant par une sorte d’écart entre ce qui nous est donné et ce que nous rendons, entre ce qu’on a dit que nous étions et ce que nous disons que nous sommes. La question « qui suis-je ? » et « qui dites vous que je suis », est celle sous laquelle nous nous avançons sous les feux du monde commun d’apparition, chaque génération devant à son tour interpréter le fait d’être là, en réinterprétant les traces déjà laissées, déposées, oui sédimentées, et devenues comme le cadre durable de toute apparition ultérieure.
Je rapprocherais aussi volontiers cela de la condition sexuée de la génération humaine, qui ne se fait pas par reproduction directe, division ou copie d’un géniteur modèle, mais par entrecroisement et réassortiment de deux programmes génétiques. On n’est ni fécond ni stérile tout seul. C’est ce qui fait de chaque individu apparaissant une équation complexe entre la transmission de l’acquis et l’ouverture de neuves possibilités, de combinaisons inédites. C’est ce qui fait de la ressemblance cette chose si mystérieuse, susceptible de faire voir la ressemblance pourtant impossible entre les parents. Dans la Recherche du temps perdu, Proust décrit admirablement la double ressemblance de Gilberte adolescente avec son père Swann et sa mère Odette : et cette ressemblance est troublée par le fait que telle expression du visage, lui venant de sa mère, exprime chez elle un sentiment hérité de son père[44]! La double transmission introduit ainsi des bifurcations, des ruptures de ressemblances, des discrétions dans la filiation, qui font de la ressemblance un travail[45], de la filiation une transmission polysémique et une incessante réinterprétation. On peut d’ailleurs ajouter qu’à ce jeu du montré-caché, la paternité est une filiation plutôt invisible (et qui pour cela insiste traditionnellement plutôt sur les ressemblances), quand la femme a plutôt une maternité visible (mais qui libère éventuellement plutôt la considération des dissemblances) [46]. Mais au doute paternel sur la filiation peut correspondre une incrédulité maternelle sur la grossesse, l’étonnement (déjà celui de Marie) que ce qui pousse là soit un enfant, son enfant.
On objectera alors peut-être que je cherche par ce travail de la ressemblance et par l’herméneutique à retrouver la continuité que je supposais précédemment brisée. Mais ce n’est pas un hasard si je cherche dans l’herméneutique une de mes figures de la « discrétion » dans la filiation. Car l’herméneutique qui m’intéresse, celle de Ricoeur, insiste justement autant sur la distance que sur l’appartenance, sur la discontinuité que sur la continuité. L’œuvre échappe aux intentions initiales de ses auteurs ou rédacteurs, elle largue les amarres du contexte initial, des destinataires premiers, et c’est ainsi que le texte devient le paradigme de la distanciation dans la communication : c’est cela qui intéresse l’herméneutique de Ricoeur, ou bien ce qui m’intéresse dans celle-ci. Cette rupture avec l’intention est aussi l’ouverture de l’espace réceptif, d’une audience sans cesse rouverte, la possibilité de significations inédites, la surprise constante qu’une autre génération en dispose autrement.
Figures de l’ironie, de l’insolence et de l’enfance
Je terminerai cette rapsodhie par quelques figures plus fragmentaires encore. En revenant sur la valse tragi-comique des générations, dont nous disions en commençant que ce qui répondait à la génération antérieure et la libérait d’un problème était justement cela même qui, à la génération suivante, devient le traquenard, le problème le piège l’empêchement majeur. On sait comment le discours de la responsabilisation a pu donner lieu à une surfragilisation, à une fatigue de choisir et de se redonner à soi-même toutes les données de l’existence, à une fatigue d’être soi. On sait comment les figures du bonheur d’une génération peuvent devenir les blessures de la suivante. On n’a peut-être pas assez mesuré pourquoi ce qui réellement répondait pour les uns n’est plus que métaphore incertaine pour les autres, et pourquoi la prédication de la grâce chez Luther, désignant simplement pour lui une réalité aveuglante, devient une figure à interpréter ?
Kierkegaard, dans un texte magnifique sur l’ironie socratique, écrivait que : « l’ironie ne concerne plus tel ou tel phénomène particulier, être-de-fait isolé, mais la vie toute entière est devenue étrangère au sujet ironique qui, à son tour, devient étranger à la vie ; comme la réalité n’a plus de valeur aux yeux de ce dernier, il devient, dans une certaine mesure, irréel lui aussi. (…) Nous remarquons ici une contradiction par où passe le monde en évolution. La réalité donnée à une époque précise vaut pour la génération et pour les individus qui la composent ; or, à moins de dire que le monde a cessé de se développer, il faut qu’une autre réalité supplante la première et la supplante à travers les individus, la génération, et par eux. Ainsi pour la génération contemporaine de la Réforme, le catholicisme était la réalité donnée ; mais en même temps cette réalité n’était plus valable comme telle. Nous avons là deux réalités qui s’affrontent. C’est là l’aspect profondément tragique de l’histoire universelle »[47]. Et nous pourrions en retour établir la dialectique inverse, qui fait ce qui n’était que métaphorique et littéraire pour une génération antérieure, peut devenir la réalité de la génération suivante. Dans son Gai Savoir, Nietzsche s’inquiète ainsi du ton grandiloquent et terrible de son époque, et de même que le discours romantique des salons badins du 18ème siècle a pu engendrer une génération révolutionnaire, le discours mondial, global, totalitaire des vieilles sociétés civilisées engendrera selon lui une barbarie réelle.
De l’ironie, on pourrait passer à l’insolence, qui est une autre figure qui vient rompre avec la transmission assurée des générations. Je ne fais que signaler au passage cette inversion comique du petit et du grand, cette rupture au moins apparente avec l’ordre domestique et les hiérarchies établies (qui revient parfois à les renforcer finalement). L’important ici est de mesurer combien cette impertinence vive (là où il y a une telle vivacité, un tel esprit, une telle saillie le mot n’est pas anodin) est justement ce qui rouvre le plus radicalement les traditions dans leurs dimensions les plus archaïques, les plus fondatrices. L’insolence peut conduire à l’excommunication, à l’exclusion d’une communauté parlant la même langue, mais justement en montrant ainsi qu’en désirant vraiment ce qu’on dit on rouvre à une communication libre, en quelque sorte pour tout le monde —n’est-ce pas aussi ce qui est arrivé à Socrate et Jésus ?
Et puis on y ré-apprend que les grandes inventions morales sont réitératives. À la différence des savoirs techniques qui s’accumulent et se transmettent de génération en génération, avec assez peu de perte, les idées morales ou politiques, ou les sagesses pratiques, ne s’accumulent pas et se transmettent assez mal. C’est ici une figure importante de la discontinuité des filiations. Comme si, avec les enfants qui grandissent, il fallait au fond à chaque génération tout réinventer ou presque, et surtout les choses les plus fragiles, les plus précieuses, les plus rarement et chèrement gagnées ou trouvées de l’histoire humaine. Réinventer le couple amoureux et la différence des sexes, réinventer le lien politique comme libre lien, réinventer la filiation et la différence des générations : les réinterpréter à chaque fois. Si nous ne le faisons pas, nous ne transmettons finalement que les blessures, et les bénédictions restent lettre morte[48].
La dernière figure, un peu limite, de la filiation discrète que j’évoquerai sera celle des « pierres » dont le Jésus des Évangiles nous dit que Dieu pourrait tirer une descendance à Abraham. Je ferai volontiers le rapprochement avec ce qui semble lui être arrivé dans sa rencontre avec la cananéenne, qui lui demande de laisser les petits chiens manger ce qui tombe de la table des maîtres. Ce qui est ainsi signifié, c’est que nous ne savons jamais entièrement « qui » nous sommes, quelle est notre famille quel est notre peuple, ce que nous voulons dire en disant « nous ». Ce qui est ainsi signifié, c’est que nous venons de mille enfances, de milles sources[49], parfois sues par cœur et parfois oubliées mais décisives : un dépaysement, une petite scène entrevue, une habitude qui prend soudain le sentiment d’elle-même, la surprise d’une rencontre, d’une parole ou d’une écoute, d’une lecture.
Bachelard, dans sa Poétique de la rêverie, propose un cogito seulement poétique, un cogito d’image poétique comme surgi de la seule coquille de l’image poétique : il propose ainsi une sorte de micro métaphysique qui « suit les ondulations d’une rêverie d’être » d’un petit sujet qui est et n’est pas, qui n’est pas bien sûr d’exister. Il propose, pour le dire autrement une sorte de micro-phénoménologie, que Paul Ricoeur dans La Métaphore Vive prenait très au sérieux : l’idée importante est que l’expression crée de l’être, que la subjectivité du lecteur peut être suspendue et réouverte, redéployée, sinon même engendrée par la lecture, qui introduit dans l’ego des variations imaginatives. Un sujet métaphorique seul, qui est et n’est pas, peut enjamber la mort : le sujet générationnel de la filiation est lui même un sujet discret. C’est un sujet discontinu, qui n’est pas assuré de son existence, et qui porte toujours en lui le point de vue d’un autre. C’est un sujet anachronique, et c’est parce qu’il est parfois dans une solitude sans ascendant ni descendant, détaché de la génération, qu’il est parfois le contemporain ou celui qui peut faire voir la mystérieuse contemporanéité de toutes les générations[50].
la fondation gréco-protestante, toujours recommencée, discontinue, expérimentale, réitérative
Olivier Abel
Publié dans Dialogue, n°174, p.185-194.
Notes :
[1] Stanley Cavell, « La connaissance comme transgression », dans À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, Paris: Les cahiers du cinéma, 1993, p.73 sq.
[2] Cavell rapproche l’analyse du tabou de l’inceste par Lévi-Strauss et celle du tabou du narcissisme (le langage privé) par Wittgenstein (ibid.p.74), Kant étant évoqué comme le philosophe tutélaire des limites, de la distance qui nous sépare de l’autre côté des êtres. Et pourtant le mal moral réside dans la volonté de s’exempter de la communauté humaine (p.79).
[3] Dans cette série on trouve encore les remarques de R.W.Emerson dans La confiance en soi (Paris: Rivages-poche, 2000): « Je fuis père et mère, femme et frère lorsque mon génie m’appelle. J’écrirais volontiers sur les linteaux de la porte d’entrée: « Caprice ». J’espère du moins que c’est quelque chose de mieux que le caprice, mais nous ne pouvons pas passer la journée en explications » (p.92) Et plus loin: « dis leur: Père, Mère, Épouse, Frère, Ami, jusqu’ici j’ai vécu avec vous selon les apparences » (p.111).
[4] Il faut sentir la force de l’antagonisme qui oppose cette idée de l’alliance élective à celle de la bénédiction généalogique, bibliquement aussi importante (on connaît l’histoire où Tamar, après la mort de ses deux premiers maris, Er et son frère Onan, séduit son beau-père Juda en se déguisant et assure ainsi la progéniture, Gn.38).
[5] S.Kierkegaard, La reprise, Paris: Garnier-Flammarion, 1990. Il s’agit de la reprise de ses fiançailles avec Régine (« l’amour selon la reprise est le seul heureux » p.66, mais la reprise est-elle possible? à quelles conditions?).
[6] Comment aura-t-on des « pères », quand on n’a pas eu des époux? Et comment sortir de l’alternative effrayante entre ces enfants sans enfance, comme déjà émancipés à quelque âge qu’on les prenne, désaffiliés de toute narration, et ces adultes immatures, interminablement emberlificotés dans le récit de leur enfance?
[7] Dans le cas des divorces, leur caractère souvent catastrophique montre que c’est peut-être qu’il y a peu d’occasion dans notre société de détruire, de dilapider, de tout démolir. Et que les humains en ont quand même besoin. Comme si c’était là le maillon faible des obligations, plus faible que les liens verticaux de la filiation.
[8] Voir mon article sur « Le Pacs après la bataille », Esprit 1999/5 p.220-226.
[9] Voir les travaux de Michel Foucault et Peter Brown sur la sexualité dans l’Antiquité.
[10] John Milton, Traité et discipline du divorce, 1643.
[11] Voir mon article sur « Le pardon ou comment revenir au monde ordinaire », dans Esprit 2000 8/9.
[12] Le titre de ce film de 1940, observe S.Cavell (op.cit.p.160), est une allusion à Robinson, et c’est l’histoire d’un couple de rescapés dans la tempête, rescapés non dans une île verte mais dans un monde noir où la question du retour à l’autre ne trouve de réponse que dans la fragilité du sursis, du temporaire accepté.
[13] Paris: Hachette, 1998.
[14] « L’amour conjugal chez Denis de Rougemont, ou la gracieuse absurdité du mariage », Esprit 1997 8/9, p.51.
[15] Rougemont emprunte ses catégories aux « Étapes sur le chemin de la vie » de Kierkegaard.
[16] La chimie galante dans Les affinités électives de Goethe le montre: que se passe-t-il dans un lien intime quand arrive un troisième élément? La possibilité d’un drame, qui ne peut se résoudre que par l’arrivée d’un quatrième (p.60-64 de l’édition de poche-folio). Mais le remariage seul est en quelque sorte indissoluble (p.108).
[17] « It just happened », comme dit M.Monroe à T.Curtis dans Certains l’aiment chaud.
[18] M.Feher, op.cit.p.50.
[19] C.Habib, « Les lois de l’idylle », Esprit 1997 8/9, p.87 sq.
[20] Ce que Rougemont appelle passion me semble moins une logique de l’amour-passion qu’une logique de la narration amoureuse, et dans son combat contre la passion Rougemont rejette trop vite la narration amoureuse et la courtoisie, sans considérer assez que les humains restent dans un monde ordinaire, où ils sont soumis à une finitude telle qu’ils sont dans l’obligation de parler, de se comparer et de se raconter; et que cela est bon.
[21] Ce n’est pas tout à fait la même génération qui a « retourné sa veste », mais de toute façon il s’agit de générations déjà vieilles, la jeunesse actuelle est probablement encore ailleurs.
[22] J’avais fait un cours sur la question de l’identité et des générations en 1987. Mais c’est en 1994, lors d’un colloque au Palais de justice de Paris sur la famille, que j’ai tenté la première fois de penser cette délicate équation. C’est elle qui structure le document de 1998 de la FPF sur la famille, conjugalité et filiation (où l’on traitait aussi de ces deux questions pour le lien homosexuel), et mon petit papier sur « le Pacs après la bataille » paru dans Esprit en mai 1999.
[23] D’où les fréquentes références à Milton dans ce débat, pour penser un lien dont la résiliation ne pouvait être réduit à la répudiation. Dans une émission d’Agapè, j’avais reproché à Dominique Hernandez de croire que les loups (à la différence des chiens) n’avaient pas besoin d’institution : c’est le contraire qui est juste, plus on a affaire à des êtres dangereux, plus on a besoin d’institution morale.
[24] La justice dans le code de Hammourabi, c’est à la fois l’équivalence, la mesure, l’égalité, l’ordre, et la protection du faible et de la victime, de l’orphelin. Et dans le canon biblique: à la fois l’ordre électif du contrat , de l’alliance deutéronomiste et l’ordre patriarcal de la tribu, de la descendance, de la protection inconditionnelle. Le canon lui-même comporte cette double dimension d’institution d’un possible conflit des interprétations, et d’installation d’un espace susceptible de réinterprétations successives.
[25] Voir mon double article dans Autres Temps n° 61 et 62 sur « Institution, désaccord, filiation ».
[26] La condition humaine est telle qu’il y a bien une dissymétrie fondamentale entre ces générations: la justice doit traiter le sujet en lui donnant une limite en quelque sorte verticale, qui est celle de la filiation, irréductible à celle de la rétribution qui règle la distribution horizontale des biens et des charges. Car le lien de filiation n’est pas un contrat. Si la règle d’or revient à ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse, avec la génération, le tragique consiste en ce qu’il faudrait ne pas faire à autrui ce qu’on nous a fait et que nous ne voudrions pas qu’il nous ait été fait, et que nous reproduisons justement parce que nous ne le savons même pas. La justice ici travaille à contresens de ce qu’elle fait dans le conflit entre des « égaux », ou entre des inégaux par injustice: elle ne doit pas rétribuer, restaurer la symétrie et la réciprocité sous la loi de l’équivalence, mais au contraire interdire la symétrie, rappeler la différence des générations, la différence entre le grand et le petit. Mais dans tout cela, il ne s’agit pas d’incarcérer le petit dans sa condition, mais au contraire de lui permettre de grandir.
[27] Tout se passe comme si, dans cette sorte de grande oscillation de l’une à l’autre qui ne s’arrête jamais et qui hante tout lien amoureux, la peur de faire un enfant s’était retournée dans l’angoisse de ne pas faire d’enfant.
[28] Dans La vie est belle de Frank Capra (1946), le personnage central, George Bailey, rentrant un soir à la maison, apprend de sa femme qu’il attend un bébé, et demande: —a girl? a boy? —yes.
[29] Les anthropologues, psychologues ou sociologues, interviennent parfois dans le débat comme les nouveaux théologiens, munis d’un discours indiscutable, soustrait aux lois communes du débat politique et moral. On ne peut pas s’appuyer sur une doctrine indiscutable de la nature humaine, de la différence naturelle des sexes, ou de la famille entendue comme entité naturelle. Mais on ne peut pas non plus en déduire que du coup tout est possible au choix. Il y a une différence des sexes et des générations, et la question est justement de l’interpréter historiquement et politiquement de manière un peu responsable.
[30] C’est le conformisme profondément apolitique du « les autres le font bien, moi aussi je veux choisir », et qui débouche sur la profonde et angoissante dépression de ne pas pouvoir assumer une telle responsabilité.
[31] On peut y voir l’effet combiné du besoin d’optimisme qui s’est aujourd’hui reporté sur la seule techno-science, et de la Gnose dont nous parlions plus haut ( et qui rêve de préparer l’exode hors la condition terrestre et humaine). Mais qui croit encore à la possibilité d’éradiquer définitivement le tragique (et la famille est le lieu par excellence du tragique) ? Ce que nous devons c’est plutôt remettre le tragique à sa place parmi d’autres genres, le sapiential, le narratif, le comique, la dispute, l’hymne, et favoriser la faculté de passer de l’un à l’autre.
[32] Car, comme le dit Stanley Cavell, « le mariage est toujours un divorce, il entraîne toujours une rupture avec quelque chose » (À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, Paris: Les cahiers du cinéma, 1993, p.101).
[33] Ce que je vois, c’est la complicité vicieuse entre le rêve d’une Autorité qui tient ses ouailles en enfance, et le triomphe des petits sujets-rois qui font tous leurs caprices et ne sont même plus des individus. Ce que je voudrais, c’est la corrélation vertueuse entre une institution qui sache faire place à l’autonomisation des sujets, et des sujets qui sachent venir d’une enfance et s’inscrire dans la génération, c’est-à-dire dans un monde plus durable qu’eux-mêmes. Et ce que je décris c’est peut-être l’idée d’une conjonction oecuménique où nous avons encore beaucoup à apprendre les uns des autres.
[34] Il commente la chrétienté à peu près en ces termes : « Moi je ne peux pas être chrétien ; mais mes enfants le seront ! Et cela dure depuis deux mille ans… ».
[35] C’est aussi la figure de la Mathilde de Dante, de l’Adrienne de Nerval, mais je pense particulièrement à un très beau texte inédit d’André de Robert, où il se demandait à quoi sert la vie, et poursuit en observant que ceux qui comme lui n’ont pas d’enfants peuvent poser la question de manière plus radicale, et plus simple (il répondait qu’elle sert à varier les plaisirs, les parfums).
[36] C’est chez Bachelard qu’apparaît le thème de la rupture épistémologique, de la coupure, que l’on retrouve ensuite chez Canguilhem, Foucault, ou Dagognet, mais qui pourrait bien être devenu une rhétorique à tout faire.
[37] Magnifique paradigme de tout consentement, car on n’y cède jamais qu’en déplaçant son désir, en résistant, en protestant, en amenant aussi au déplacement du désir de l’autre.
[38] Tous les autres traumatismes que nous nous infligeons sont peut-être des façons de répliquer, d’interpréter mais aussi de cacher, ce traumatisme premier du fait qu’il y ait de la génération. Sans revenir sur ce fait déjà remarqué comme central, que toute filiation accomplie suppose une émancipation et une autonomisation, un moment où les jeunes gens quittent leurs parents. C’est le problème de l’autorité, de ce qui autorise, de ce qui me donne de quoi montrer à mon tour de quoi je suis capable (on en peut pas s’autoriser soi-même, se donner tout seul confiance en soi), et où la question est indissociablement d’autoriser à se montrer et d’autoriser à s’effacer à son tour devant les autres.
[39] C’est le cœur du problème des « idées » chez Platon : on ne transmet pas ce qu’on voudrait transmettre (Périclès n’a pu transmettre à ses fils son talent politique), et on transmet ce qu’on ne voudrait pas transmettre, les idées vraies ne sont alors peut-être pas de l’ordre du transmissible, de l’échangeable ?
[40] Ce qui est remarquable dans l’adoption, notamment dans les grandes sociétés qui ont organisé l’adoption comme un élément central de leur institution généalogique, c’est la double appartenance à deux familles. C’est aussi que l’enfant assume ici la fonction ordinairement assumée par la femme, que l’être par lequel passe la filiation soit celui-là même par lequel passe l’alliance.
[41] Paul Ricoeur, Temps et Récit, Paris Seuil 1985, tome 3.p.163 et sq.; il reprend alors les analyses de Karl Mannheim sur cette dynamique sociale des générations, avec l’arrivée incessante de nouveaux porteurs de culture et le départ continu d’autres porteurs.
[42] Du texte à l’action, Paris: Seuil, 1986 p.48.
[43] Voir les travaux de R.Dworkin.
[44] « De deux qualités qui semblaient inséparables chez un des parents, on ne trouve plus que l’une chez l’enfant, et alliée à celui des défauts de l’autre parent qui semblait inconciliable avec elle » (À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard collection Quarto, 1999, p.449.
[45] C’est le titre d’un important chapitre de La Métaphore vive de Ricoeur.
[46] À l’inverse l’homme a un désir assez visible (quoiqu’il dépende terriblement de sa réception, et soit très rétractable), quand la femme aurait un désir assez invisible, sinon pudique (c’est même une structure du désir, lire Le bain de Diane de Pierre Klossowski, qui le rend peut-être moins immédiatement dépendant de sa réception, mais là je commence à faire de pures élucubrations).
[47] S.Kierkegaard, Le concept d’ironie, éditions de l’Orante., p.234–239.
[48] On peut passer une vie entière à expliciter, détailler autrement ce qui s’est passé un jour ou une petite année. Et si on ne le fait pas, nul ne le fait, et la génération se répète. Mais quand on le fait, la génération suivante peut bifurquer autrement.
[49] Ou de mille côtés, de mille pays, de mille vies possibles qui mêlent leurs eaux dans une mémoire multiple, comme le montre encore Marcel Proust.
[50] C’est pour moi l’étonnante figure de l’instant selon Kierkegaard.