Dans le débat sur la place du politique aujourd’hui, il n’est pas inutile de faire appel aux ressources inépuisées des différentes traditions. Je voudrais ainsi rappeler une oscillation protestante profonde quant au sens même du mandat politique. Dès la Réforme en effet, le mandat confié au politique a varié selon les diverses présentations bibliques de « la Justice de Dieu » et de son Royaume. Sur une des limites de cette varation, le mandat politique ne consiste pas à faire le Bien ni le Bonheur des citoyens, mais plus sobrement à maintenir l’ordre le moins pire, le moins injuste possible. Sur l’autre limite, il doit exprimer la possibilité d’un « Royaume de Dieu » auquel aucun régime humain ne saurait s’égaler, et il porte ainsi le sens du possible et de la critique de l’ordre existant. En simplifiant beaucoup, on peut dire ainsi que le mandat accordé dans le monde protestant au politique oscille historiquement entre le « maintien de la cité » et la « révolution des saints ».
Dans la première orientation, qui correspond davantage à la tradition luthérienne dite de la théologie des deux règnes, la cité est soumise à un ordre de conservation, qui ne prétend plus jouer aucun rôle religieux de Rédemption ni d’établissement d’un Règne de Justice. Cet ordre civil prend le monde tel qu’il est, cherche simplement à éviter les maux, respecte les Eglises et les Etats tels qu’ils sont. Il vaut mieux un ordre injuste que pas d’ordre du tout. On pourrait dire que cette cité maintenue est ce qui reste de la cité traditionnelle après la rupture, la profonde délégitimation introduite pas la « grâce » (seule justification). Il s’agit d’un mandat de conservation critique, qui légitime et autorise l’ordre social non par son caractère absolu, mais au contraire par sa fragilité et sa relativité: les humains en ont simplement besoin, et il faut « faire avec » pour le mieux, avec le sentiment aigu que la fidélité au contrat oblige plus que toute force au monde.
La cité que propose la révolution des saints, dans la tradition calviniste du puritanisme, par exemple, est ouverte à la critique, à l’imagination des formes de cité possibles. Elle vise le monde tel qu’il pourrait être, et elle est le fait de minorités exilées, réfugiées, ou de « colons » légiférant pour des cités neuves et quasi utopiques. On peut critiquer et même révoquer un ordre existant au nom du contrat fondamental qui est le droit égal à contracter. C’est l’annonce d’une nouvelle forme de légitimation civile où la force du contrat est fondée sur le voile d’ignorance intangible que figure la prédestination (l’irréductible ignorance des humains quant à leur salut), et sur la distribution équitable de la responsabilité que cette ignorance implique. Il s’agit donc d’un mandat de réinvention partagée de l’espace commun, visant à convertir l’imaginaire politique, à suspendre les présupposés établis, à ouvrir le sens du possible et de la plasticité des institutions: les humains y ont absolument droit, parce qu’ils sont libres d’imaginer à travers des règles de vie qui restent leurs interprétations et leur responsabilité, une Justice à la fois plus universelle et plus singulière, plus aimante que toutes nos justices humaines.
Chacune de ces figures a ses effets pervers. L’idéologie de la cité maintenue risque de n’être plus que l’idéologie du maintien de l’ordre, l’opium du peuple dont parlait K. Marx, le mensonge qui dissimule les conflits et les rapports sociaux sans possibilité de les exprimer et de les déplacer. C’est le danger d’un protestantisme purement « conservateur » et ne se mêlant en rien aux « affaires » de ce monde, comme le fit trop souvent l’Eglise luthérienne officielle dans l’Allemagne nazie ou stalinienne. L’utopie de la révolution des saints risque de n’être plus qu’une alternative du « tout ou rien », une fuite du réel qui dissout le corps social en le privant de tout appui dans les traditions, normes et symboles de son intégration ; et qui interdit toute action en interdisant tout compromis, tout palier intermédiaire. C’est le danger d’un protestantisme « sectaire », prêt à se battre pour dresser le camp du Royaume de Dieu au milieu du monde moderne.
Cette tension entre la dissociation du monde et son unité me semble l’expression d’un problème politique constant, et d’une certaine manière irréductible. Pour être citoyen d’une cité en crise, il faut que ces deux orientations éthiques se corrigent l’une l’autre. Il faut en même temps se remémorer le sens de nos institutions, venir au secours de leur fragilité et de leur relativité, tout faire pour qu’elles puissent se transmettre et continuer malgré l’ébranlement ; et imaginer une autre cité possible, plus réelle déjà que celle–ci, parce que la prophétie et la poétique du possible ont bouleversé les attentes, l’espérance, l’horizon même du sentiment politique.
Texte paru dans
« L’amour des ennemis et autres méditations sur la guerre et la politique »,
Paris : Albin Michel, 2002
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)