Dans l’enthousiasme de 1989 et de la chute du mur est-ouest, souvenez-vous, nombreux sont ceux qui voyaient déjà l’abolition des frontières dans le triomphe de la liberté ! Et après tout, vu d’ici, ce discours peut encore pavoiser : n’importe quel occidental moyennement fortuné peut aller n’importe où dans le monde, sans trop de limites. Mais dans le même temps, vues d’ailleurs, nos démocraties développées semblent des forteresses de plus en plus inaccessibles. Le mythe libéral du dépérissement des frontières semble n’être plus qu’un paravent pour les nouvelles frontières qui se durcissent, plus terribles que jadis. Que se passe-t-il ?
C’est d’abord toute l’histoire de l’idée de « frontière » qu’il faudrait reprendre. La Révolution française avait fait de la frontière territoriale linéaire un modèle d’une grande simplicité, qu’elle a exporté avec succès. Les forces de séparation étant plus actives que celles d’unification, la logique de la frontière nationale tend vers une balkanisation de la planète, et risque de couler tous les conflits dans ce modèle nationaliste. Mais un autre modèle, disons plus « océanique » et plus libéral, au nom d’une appartenance plus radicale, d’un rapport à Dieu seul sans intermédiaires, de la liberté des idées ou du marché, a grandi en contrepoint de cet Etat-Nation exclusif d’un territoire. Ici, les frontières sont perçues comme des résidus arbitraires d’un âge féodal, et les communautés closes sur leur territoire doivent faire place à des libres-réseaux. C’est l’âge de l’internet et des nouvelles mafia.
Ce qui a fait la force de ce second modèle, récemment, c’est qu’après Hiroshima et le 11 septembre, il n’y a plus de distinction entre le front et l’arrière : le paysage de la guerre bascule, puisque tout point peut devenir le front extrême. Nos démocraties, même quand elles s’imaginent leurs guerres comme de simples opérations de police pour le bien général, savent bien que virtuellement rien n’échappe à la guerre. Pourquoi donc cette réapparition de nouveaux murs ? Comme si les forces de l’échange, du décloisonnement, et celles qui interposent des cloisons, des protections contre les échanges, étaient concomitantes. Et comme s’il y avait deux sortes de guerres : pour abattre les frontières et faire passer les gens, les choses et les idées ; ou à l’inverse pour établir des frontières, empêcher de passer, et refaire des différences.
Le second point qu’il nous faut comprendre et sentir, contre l’image gentillette de nos sociétés riches et humanitaires, c’est combien nos démocraties sont dures, et impitoyables : elles sont armées et capables de guerres ravageuses, ne serait-ce que pour leur ravitaillement — et les motifs de ces guerres d’approvisionnement, en pétrole ou autre, pourraient apparaître de plus en plus brutalement au grand jour dans les décennies qui viennent. Là aussi l’histoire marque une sorte d’inversion, qui n’est peut-être pas sans lien avec l’histoire de la frontière. Les sociétés anti-totalitaires de l’occident démocratique se sont constituées pour détruire les systèmes totalitaires, dont Hannah Arendt a montré la structure en oignon : pour l’extérieur chaque enveloppe est relativement douce et attractive, mais la face intérieure est dure et impitoyable. Ainsi les corporations, le parti, et les différents cercles des élites et des polices ont à chaque fois une façade pour l’extérieur et une face interne, jusqu’au vide central où se tient le chef.
On se demande si nos démocraties développées, sans s’en apercevoir, n’ont pas adopté la structure inverse. Les faces intérieures de notre oignon sont douces, enveloppantes et démocratiques, et laissent librement passer tout ce qui vient du centre ; mais les faces extérieures sont dures et ne laissent passer que ce qui nous est utile. Vu d’ici en effet et pour les citoyens des démocraties centrales, le monde est ouvert. Mais vu d’ailleurs les murs sont de plus en plus hauts et inaccessibles. Nous bénéficions ainsi à la fois des grandes libertés océaniques du libre échange et des grandes protections des lignes successives de fortifications qui empêchent notre invasion. Nos douces sociétés peuvent être dures, et contrairement à l’image répandue, nous sommes prêts à tout pour défendre nos libertés de choix — ce que nos dirigeants appellent sans ambages notre « mode de vie ».
Mais il y a plus grave, c’est que nous sous-traitons notre propre dureté et nos frontières. Celles-ci ne sont plus des lignes mais des bandes, des bourrelets plutôt, des zones tampons. Et plus généralement nos sociétés riches, libres et démocratiques, s’entourent d’Etats moins démocratiques lui servant de ceinture de sécurité par rapport au reste du monde, pour empêcher les flux migratoires massifs, réprimer les troubles, etc. Nous avons ainsi besoin, à la périphérie, d’une ceinture d’Etats comme la Turquie, le Maroc, mais peut-être aussi Israël et tant d’autres de plus en plus de part le monde, qui doivent rester simultanément dedans et dehors, avec des régimes à la fois démocratiques et policiers, ou bien économiquement libéraux mais politiquement autoritaires. Au delà du cynisme de notre façon de les instrumentaliser, c’est de ces pays frontières que viendront les menaces de demain, car le jour où ils se retourneront contre nous, la fracture sera terrible.
Je ne voudrais pas pour autant jeter l’opprobre sur nos démocraties, mais seulement les réveiller à leur vocation. L’Europe, cahin-caha, est en train de bricoler une sortie du nationalisme par l’institution de compromis qui tissent entre les Etats une densité d’obligations mutuelles telle qu’ils inventent une sorte de frontière interne — avec des généalogies, des alliances, des appartenances et des attachements multiples, qui fera la solidité de l’ensemble. Ce profond pluralisme, non seulement culturel mais politique et peut-être un jour économique, autour de principes communs qui empêcheront les sphères de pouvoir (non seulement exécutif ou judiciaire, mais médiatique ou économique) de tomber entièrement sous la coupe les unes des autres, indique à quel point nos démocraties doivent modestement se remettre au travail. En cherchant à exprimer les différends et le conflits les plus profonds, elle peuvent réinventer de nouvelles formes du lien social.
L’humanité ne peut vivre sans frontières, sans différence entre un ici et un ailleurs, entre un dedans et un dehors. Mais elle ne peut vivre sans échanges. C’est de ce rééquilibrage délicat que nous avons besoin.
Paru dans Réforme n°3181, 22 juin 2006
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)