Préface à Lionel Degouy

Écoutons cette voix qui maudit et qui bénit au bord de nos villes. C’est une voix qui vient de loin, d’une mémoire qui la dépasse, celle de la foi qui bat au fond des monastères, mais aussi d’une tradition poétique immense et presque anonyme, et qui appartient à tous. C’est une voix qui vient de loin, d’une sensibilité qui parfois s’étouffe elle-même dans la plainte et l’accusation, parfois s’efface à nous rendre sensible ce que nous ne sentons jamais, parce que cela se passe trop loin de nous, même si les êtres souffrants passent à deux pas.

Que nous dit Lionel Degouy ? Il nous dit beaucoup de choses, beaucoup trop de choses peut-être, en un volume si condensé que l’on songe à quelque trou noir, où la lumière serait trop intérieure. Je voudrais ici m’en tenir à une seule chose, mais qui me semble constante, à travers tous les registres abordés au long de ces textes. Et qui font de ces textes comme une suite, une variation sur un thème, une prière. Cette petite chose immense c’est l’amour. Mais tout amour est terrible.

L’amour est un volcan. On le sait dans nos existences individuelles, quand il les ravage. Il est alors aussi bien le comble de l’égoïsme, et quand il explose sans rien regarder autour de lui, ses proches doivent s’enfuir sans rien chercher à sauver, sinon il les ensevelit vivants, attachés à ce qui n’est déjà plus que sédiments passés, brûlés par le présent, incapables du futur.

On le sait dans nos existences collectives et communautaires, politiques et spirituelles, où il fait parfois irruption comme un fleuve où tout entre en fusion et se simplifie à l’extrême. Ce sont des moments de révolte, au sens de Camus, où soudain l’on éprouve le vivre-ensemble comme pur désir, ou pure force. Ce sont des moments catastrophiques, et nous avons quelque raison de les redouter.

Aujourd’hui cependant nous avons trop peur de l’amour, comme nous avons trop peur des religions. On a quelque raison, parce que ce ne sont pas seulement des « bons sentiments ». Et pourtant, de tout temps les sociétés les plus intenses et les cultures les plus fécondes se sont installées au pied des volcans. Que se passerait-il si on les supprimait ? On ne sait pas. Il nous manquerait sans doute une des deux grandes forces de la vie, celle qui rapproche les êtres.

Car je vois deux grandes forces qui traversent la morale, la politique et l’esprit. L’une tournée vers le proche, je veux dire le rapprochement enchanté, l’amour. L’autre tournée vers le lointain, je veux dire la distanciation respectueuse, la justice. L’un voudrait le don pur, l’agapè ; l’autre voudrait l’échange exact, la rétribution. L’un est immense et poétique, l’autre est mesuré et prosaïque.

On peut bien sûr penser la société en termes de justes distances, de séparation des pouvoirs et de distinction des institutions : mais il faut bien qu’il y ait quelque chose qui parfois, soudain, rapproche les êtres et leur fasse sentir leur ressemblance, à la limite leur identité. Quand on n’a plus d’amour, on peut multiplier les réclamations de la justice, il manque quelque chose d’essentiel, et l’on ne sait plus ce que c’est.

L’amour rapproche trop les humains, mais la justice les éloigne trop. La justice se bat contre l’injustice de la pauvreté et de l’exploitation économique, contre l’injustice de la force et de l’oppression politique, contre l’injustice de séduction et de l’aliénation d’une culture de consommation. Mais l’amour se bat contre l’humiliation d’être inutile et inemployable, contre l’humiliation d’être soumis sans broncher, contre l’humiliation de n’avoir plus aucune foi en rien.

Peut-être parce que nous avons trop sacrifié à l’amour, en termes de guerres de religion et de détresse amoureuse, nous nous tenons le plus loin possible des volcans, nous les évitons. Nous voudrions au moins en espacer les explosions : mais n’en sont-elles pas plus terribles ? Heureux l’amour qui sait se convertir doucement en justice et trouver ses distances, mais heureuse la justice qui n’oublie pas l’amour auprès duquel seul elle peut habiter.

Comme le rappelle le Phèdre de Platon, autant que l’Idiot de Dostoïevski, l’évangile de Jean et de Paul autant que les poètes surréalistes, l’amour est fou. Mais de ces folies qui comprennent toute sagesse. De ces folies sans lesquelles la vie n’aurait pas de sens, pas de goût, pas de cœur justement. La vie ne battrait pour rien, ne s’émouvrait de rien. Elle ne chanterait pas.

Or, vitupérations ou louanges mêlées, au fond de nos villes la vie chante encore. Il serait bon parfois d’entendre les amoureux et les amis comme des êtres dont les voix se cherchent, qui cherchent ensemble à trouver chacun leur voix, et qui s’appellent et se répondent comme le Cantique des Cantiques. Il serait bon parfois de traiter les religions comme des musiques, des langues presque oubliées, et Rousseau ne disait-il pas qu’au fond les liens humains n’étaient tissés que de mélodies ? C’est sans doute ce contrepoint mystique que Lionel Degouy veut réveiller au cœur de toutes nos institutions.

Publié « Préface à Chroniques Montpelliéraines de Lionel Degouy »

à Montpellier, MonEditeur.com, 2007

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)