Variation sur la musique comme temps pur
Ecoutant une musique, je plonge dans un anachronisme absolu, comme si chaque mélodie me conduisait, par des puits et des galeries détournées, vers d’autres époques de ma vie, de la vie humaine, des formes vivantes en général, et jusqu’au commencement du monde. Nous y sommes aux portes du temps. Ecoutant une musique, et par la rigueur de ses jeux avec le temps et avec les rythmes, j’échappe au temps linéaire et j’appartiens comme aussitôt à des constellations d’êtres que tout sépare dans le temps, et que la mélodie rapproche et rend contemporains. Par la musique, tous les temps sont repliés, suspendus et comme ramenés à un seul et ténu écart, un temps d’arrêt, avant de se redéplier autrement pour ouvrir d’autres possibilités.
Oui, la musique m’ouvre aux possibles du temps pur, sous diverses figures qui sont autant d’interprétations du monde et de la vie. Et si le temps est un appareillage de la vie pour agencer et synchroniser les actions, la musique en serait le paradigme. Le contrepoint m’apprend à soutenir le différend, sinon les dissonances des voix, ce que Ricœur parlant de l’intrigue narrative appelait la discordante concordance. L’art de la fugue, que je n’ai jamais si bien écouté qu’en lisant la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, m’apprend à soutenir le décalage perpétuel de nos vies, et déjà la suite des générations. Et la répétition même m’apprend la différence irréversible, cette résolution circulaire dont Jankélévitch parlait à propos de Gabriel Fauré. Il y a des musiques qui maillent le temps en l’enchaînant boucle à boucle sur lui-même, et des musiques qui le tissent en tramant plusieurs fils — à l’envers les différences se voient tout de suite.
La pure et simple répétition d’un son unique serait de tout ramener au même, comme s’il n’y avait plus qu’une seule chose à dire, mais alors le temps bat de l’aile au bord de son anéantissement. L’explosion serait de vouloir tout exprimer en même temps. Entre ces deux figures les variations sont infinies. Chaque commencement sonore ouvre une première fois, c’est à dire une seconde fois, un nouveau rythme, un nouvel intervalle. Cet intervalle il faudra le déployer, le tenir et le maintenir, il faudra persévérer avec fidélité et inventivité. Mais il faudra aussi, une fois, y mettre fin, et retourner à la rumeur quasi silencieuse de l’être, dont les musiques et les choses ne sont à chaque fois que des interprétations, des variétés provisoires.
Variations sur la musique comme interprétation pure
La musique n’existe qu’interprétée. Même la voix intérieure de celui ou celle qui lit une partition, qui déchiffre une musique, est déjà « interprète ». Il faudrait d’ailleurs inverser les termes : toute interprétation d’un texte théâtral ou poétique, mais aussi d’un texte sacré ou simplement d’un écrit théorique, ou philosophique, est comme une interprétation musicale. D’abord parce que l’interprétation musicale accepte que les choses nous glissent entre les doigts, et fuyante elle-même, éphémère, elle nous fait accepter la fugacité de nos vies. Et puis
chaque lecture, chaque interprétation, est singulière : elle apparaît parmi d’autres possibles, et indique bien autant sur le récepteur-interprète que sur l’auteur et le message initial. Elle a ses irrégularités qui la rendent unique, elle a son style. Parfois la singularité n’est pas le propos, et l’interprète cherche seulement à être fidèle ; parfois cette singularité même est non seulement acceptée mais devient consciente et intentionnelle, marquée comme telle.
Certes une musique n’est sans doute bien goûtée que rapportée à son contexte, au singulier enchevêtrement de savoir-faire, de mode d’expressions disponibles, de questions ou d’appels auquel elle répond. On la comprend mieux si on comprend cela qu’elle cherche à réinterpréter autrement — car une mélodie ressemble toujours moins à ce qui l’appelle qu’aux réponses musicales antérieures à ce même appel. Chaque mélodie surgit au milieu d’autres mélodies déjà là, et s’invente par écarts parfois minimes à celles-ci. Elle glisse et intercale finement de l’inédit au milieu de plages de quasi-répétition, et la musique n’est jamais pure répétition ni écart absolu — ce sont des impossibilités.
Mais la force d’une musique est justement de pouvoir être décontextualisée et recontextualisée bien loin de son monde d’origine. C’est ainsi que Chopin pouvait jouer du Mozart dans les appartements romantiques et cossus du quartier Saint-Georges à Paris ; et que j’ai pu interminablement écouter une symphonie de Rachmaninov, accoudé à un balcon au-dessus du Bosphore à Istanbul. La musique modalise et refigure autrement nos perceptions, autant que sa perception est modalisée par le monde où elle apparaît. Dans le lointain, j’entendrai comme en palimpseste les rythmes d’un chanteur turc, un air de jazz mêlé aux cris des mouettes et aux coups de corne des grands cargos, et mon oreille devra faire avec ce conflits des interprétations ou des configurations sonores du monde où je suis.
Variations sur la musique comme volonté pure
Une nuit du dernier hiver j’ai fait un curieux rêve. C’était un petit groupe de musiciens, de chanteurs-danseurs ou bruiteurs, qui avançait dans la rue. Et je les voyais, avec les sons et les claps qu’ils produisaient, capables de plier l’espace à volonté, comme si les formes matérielles et solides étaient déplacées par des ondes. Ils venaient d’un lointain pays du sud, ils avaient traversé les frontières sans papiers, sans encombre, par le seul enchantement de leur musique, et rien n’aurait pu leur résister. A certains égards on pourrait d’ailleurs dire qu’une cité gouvernée par la musique, au sens large du terme, serait plus puissante qu’une cité gouvernée par la force militaire, ou par la rentabilité financière ! Qu’est-ce qui fait cette étrange puissance de la musique ? D’après Schopenhauer, c’est parce qu’elle parle directement au désir, au sentiment, à la volonté pure, à l’énergie qui fait le fond de l’être, sans faire le détour des représentations visibles, formes solides, idées ou concepts qui objectivent cette volonté. La musique est métaphysique et parle immédiatement la langue de la volonté.
Dans son Essai sur l’origine des langues, Rousseau insiste sur cette origine des langues mais aussi des sociétés, dans le désir de partager des sentiments, amoureux ou autres, et c’est pourquoi il place la mélodie et la voix au-dessus de l’harmonie. On pourrait d’ailleurs traiter non seulement les langues, mais les religions, comme des musiques, des manières de parler à la volonté et de chanter le vouloir-être. La musique serait alors au cœur de ce qu’on pourrait appeler le noyau de chaque culture, dans sa dimension quasi-cultuelle : ce noyau éthique de désir comporte la capacité à former ou déformer le temps, à retenir le passé, à anticiper le futur, pour le rendre habitable par une communauté de vouloir.
Pour revenir à nous d’ailleurs, ne sommes-nous pas un peu les uns pour les autres des instruments de musique qui rêvent d’être touchés ? Ou des partitions qui n’ont pas encore trouvé leur traducteur, des mélodies qui attendent leur interprète ? Interprète-moi ! N’est-ce pas cet appel que nos relations entretiennent, avec pudeur ou avec fougue ? Et il est important de trouver la voix, le corps, le geste, qui exprime la mélodie de façon juste, crédible. La même parole, la même musique, peut être portée d’oreille en oreille sans jamais parler à la volonté : mais soudain, dans une voix ou sous une main, elle acquiert une autorité, une vérité, un timbre incontestable. C’est que la voix coïncide avec la volonté ou le sentiment qu’elle exprime. Chacun peut chercher ce point où sa voix parle.
Variation sur la musique comme communication pure
On peut ne pas comprendre les mots ou la grammaire d’une autre langue, mais il est beaucoup de musiques qui, presque sans présuppositions, sont immédiatement communicables universellement. Elles font tout de suite plaisir, elles savent se faire agréables, se rendre aimables pour tous. Je veux d’abord dire ma bienveillance pour ces musiques communes : il y a tant de langages qui sont là déjà pour nous cloisonner, nous séparer ! Debussy lui-même ne disait-il pas que la musique avait pour but ou pour guide de faire plaisir ? Mais ce langage qui nous rapproche dans la communion d’une musique ordinaire, presque vulgaire, peut se faire vecteur d’une uniformisation de nos oreilles. Or ce qui fait la singularité de nos facultés d’entendre, comme le remarquait Marx dans ses Manuscrits de 44, c’est le travail d’écoute par lequel notre oreille s’accoutume à l’inhabituel jusqu’à enrichir ses structures d’attente, d’anticipations — et donc ses capacités à être surprise.
Ce qui répond au travail d’artisan modeste d’un Jean-Sebastien Bach, c’est le travail par lequel une oreille exige, sans quitter l’orient du plaisir, de trouver une certaine vérité, une neuve manière d’écouter le monde, d’ouvrir nos oreilles à certains bruits, à certains intervalles ou écarts de voix, à certaines rumeurs porteuses d’informations qui justement nous manquent — même si par la suite l’accoutumance finira par rendre cette perception trop facile, et l’oreille paresseuse. C’est ici qu’une certaine rigueur éthique à nouveau se glisse dans l’esthétique. Il y a une éthique dès lors qu’il y a fidélité à quelque chose que l’on cherche, ou qui nous est arrivé et qu’on cherche à retrouver, à répéter, à creuser, à porter à l’incandescence ou à la clarté — même si jamais on n’y parvient.
Mais cette éthique ne prétend pas briser la communication ordinaire au nom d’une communication verticale et arrogante de quelque vérité. C’est justement le propre de la communicabilité du plaisir esthétique que d’être résistible, comme le remarquait Kant. La musique nous donne des bonheurs intenses. Mais un bonheur trop intense est déjà un peu un malheur parce qu’on n’a jamais l’ami absolu pour le goûter, le partager entièrement. Je ne peux pas forcer un ami, mes enfants ni qui que ce soit, à aimer telle musique de Schönberg ou de Duruflé que j’aime, même si ma joie même serait d’être partagée. Mais je peux attester de cette joie, et continuer à désirer partager cette joie, sans être jamais assuré de sa réception. Et je dois m’efforcer à mon tour d’être disponible à la joie que d’autres souhaiteraient me communiquer. C’est ici le cœur de l’éthique.
Paru dans Cahiers de l’Académie d’orgue de Saint-Dié, été 2007
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)