Nos repères politiques et culturels ont été brouillés, et nous voilà surpris, parfois égarés. Jadis il y avait le camp du progrès et le camp de la réaction, le camp de ceux qui voulaient accélérer les évolutions, et le camp de ceux qui voulaient les ralentir, sinon les inverser. Or dans bien des débats de société les repères sont inversés, et les camps ne sont plus si clairs. La nouvelle majorité sarkozyste s’est présentée comme le camp du mouvement, en accusant leurs adversaires de n’être plus qu’un cartel de conservatismes cherchant à préserver des acquis sclérosés. Les adversaires de la gauche écologiste et sociale prétendent revenir sur des bifurcations périlleuses du capitalisme mondial, et accusent les premiers de ne vouloir tout changer qu’afin que rien ne change pour les gagnants.
Mais ce brouillage politique n’est qu’un exemple de ce retournement qui complique les oppositions classiques. Les intellectuels français, tant sur les questions de la famille, de l’ordre public et de la loi que sur les questions de l’urbanisme, de l’environnement et de la mondialisation, semblent un par un décrocher de l’idéologie du progrès. Et l’opinion entière, déboussolée, semble sauter trop vite d’un pôle à l’autre. Il ne s’agit plus de vouloir le bon, mais d’empêcher le pire, et la nostalgie même n’est plus ce qu’elle était. Or on peut replacer cette inversion sur un fonds plus vaste. Car c’est peut-être l’Occident entier qui change d’orientation, et qui, naguère encore à la tête de tous les progrès, effrayé de ce qu’il a déclenché, semble vouloir se réfugier dans un passé probablement idéalisé. Et l’Orient lointain, comme tous les pays jadis dévastés par les guerres et qui n’ont plus rien à perdre, les voilà à leur tour lancés dans la course à la puissance et à la consommation.
Le grand philosophe tchèque et dissident Jan Patocka voyait dans les guerres du XXème siècle le conflit entre les forces de transformation du monde (en gros celles qui avaient des utopies, même totalitaires) et les forces de maintien du statu quo (en gros celles des démocraties occidentales). Nous en sommes encore là : nous ne croyons plus au grand Récit du Progrès, du Développement et de l’Emancipation, version sécularisée de la vieille théologie de l’histoire du Salut, par laquelle nous pouvions passer par des épreuves au bénéfice d’un avenir meilleur. C’est justement notre problème comme civilisation : nous ne croyons plus au Progrès, mais nous n’avons rien d’autre à mettre à la place, et nous sommes malgré nous embarqués tant bien que mal dans son accélération.
Il est cependant utile de distinguer ce néo-conservatisme des conservatismes d’autrefois. Il y a longtemps eu un conservatisme qui visait simplement à maintenir la continuité de la tradition, parce qu’il y a des choses du passé qui ne passent pas, qui se conservent sans passer, dans une sorte d’éternelle jeunesse, capables de répondre comme au premier jour de façon vivante à toute question ou à toute situation : on appelle cela le « classique ». Il y avait eu une autre forme de conservatisme qui ne voyait l’histoire que sous la forme de la décadence, de la dégénérescence. L’optique ici n’était pas le progrès, l’idée qu’il puisse y avoir mieux et plus après qu’avant, mais cette idée que le temps détruit tout peu à peu, que les copies sont de plus en plus pâles et mauvaises, comme dans les mythes bibliques ou hésiodiques de l’âge, d’or, d’argent, de fer, etc. Le conservatisme consistait alors à ralentir autant que possible la décadence, à garder la mémoire la plus fidèle possible des modèles du passé.
Le conservatisme contemporain apparaît sur le fond d’un emballement du progrès, d’une sorte d’évolution accélérée. Comme si l’on doutait soudain si c’est bien là un progrès. On est sceptique. Il s’agit de conserver ce qui peut encore l’être des progrès acquis, mais sans trop y croire. La vérité n’est plus dans le passé, mais elle n’est pas non plus dans un lendemain merveilleux qui nous échappe. En attendant il nous faut trouver un ordre conservatoire. Cette dernière perspective, à certains égards, était déjà celle de Luther. C’est ainsi qu’il interprétait l’épisode de l’arche de Noé. Il ne s’agit pas de sauver le monde, mais de le sauvegarder, de le conserver. Non parce que cet ordre serait idéal, mais parce que nous n’avons rien de mieux, pas de monde de rechange. En attendant que Dieu sauve le monde, notre affaire, c’est d’être parmi les créatures, pratiquant nos tâches quotidiennes de maintenance du monde, sans croire que nous puissions rien sauver par nous-mêmes.
Je ne voudrais pas finir sans pointer les limites de ce néo-conservatisme. D’abord il peut avoir quelque chose de tellement conservatoire qu’il risque de transformer l’arche, et le monde, et nos cultures et nos églises, en « musée », où il s’agit davantage de stocker les créations du passé que de faire confiance à celles qui viennent. Ce conservatisme-là peut aussi tenir des discours apocalyptiques ou catastrophistes qui découragent ceux qui vaquent tranquillement mais obstinément à ce que j’appelais la maintenance du monde. Pire : il peut tourner au cynisme, lorsqu’il ne maintient du passé que des formes mortes, auxquelles il ne croit plus, qui n’ont plus grand-chose à lui dire, mais qui lui rappellent son enfance et le protègent du vide. Ne bougez plus, laissez tomber votre foi vivante, mais soyez les conservateurs de notre cher Musée, de notre douce enfance ! Après nous le Déluge.
Mais si nous sommes appelés à être le sel de la terre, ce n’est pas pour être de tels conservateurs ! Pourquoi nous faut-il des doses de sels et de saveurs de plus en plus fortes et épicées pour stimuler notre goût ? Et si ce n’était pas un problème de qualité de sel mais de langue : je ne sais pas offrir quoi que ce soit qui ait du goût à quelqu’un qui n’a plus de langue, plus de goût, qui est dégoûté de tout ! Là aussi il faudrait convertir le sens. Il ne s’agit plus pour nous d’être sauvés, ni même inquiets de notre salut, de cette préservation de soi qui font la politique et la morale dominantes. Mais de revenir à l’arche de Noé, non pas entendue comme le lieu où je me sauve, où je me réfugie, comme un moyen d’évasion en dehors d’un monde d’avance foutu, mais au contraire comme ce lieu où nous sommes ensemble au service de la sauvegarde du monde commun. Et l’évangile est pour nous ce petit grain de sel qui change tout, qui ne conserve que parce qu’il donne saveur à nos vies.
Ce texte est extrait d’une méditation proposée sur France-culture le dimanche matin 22 juillet.
Paru dans Réforme n° 3238 13/09/07
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)
Méditation du 22/07/07
Sommes nous de plus en plus conservateurs ?
Entrée en matière
Ce matin je ne proposerai pas un culte classique. Après tout je suis philosophe et moraliste, davantage que pasteur et prédicateur. Mais je voudrais proposer quatre petites méditations autour de grains de sels, je veux dire de textes bibliques, un peu salés : après tout le sel aussi n’est-il pas un conservateur ? Un conservateur qui donne du goût et sans quoi tout serait fade ?! Malheureusement tous nos conservatismes ne sont pas comme cela… Il y a un conservatisme fade, et il y a un conservatisme plein de saveur, plein de sapience. Ecoutons Brassens chanter la fidélité.
MUSIQUE 1 : Brassens : Auprès de mon arbre (du début jusqu’à 0’45 sq.)
Méditation 1 : l’inversion des tendances
Ma première méditation portera sur une curieuse inversion de tendance, typique de notre temps dit de crise, et je m’appuierai sur un texte de l’Ecclésiaste. Tous nos repères politiques et culturels sont en effet brouillés, et nous voilà surpris, parfois égarés. Jadis il y avait le camp du progrès et le camp de la réaction, le camp de ceux qui voulaient accélérer les évolutions, et le camp de ceux qui voulaient les ralentir, sinon les inverser.
Or dans bien des débats de société les repères sont brouillés, et les camps ne sont plus si clairs. On a dit que la nouvelle majorité sarkozyste représentait le camp du mouvement, en accusant leurs adversaires d’immobilisme et de passéisme, et de n’être plus qu’un cartel de conservatismes cherchant à préserver des acquis sclérosés. On a dit que le camp de la gauche écologiste et sociale cherchait à revenir sur des bifurcations périlleuses du capitalisme mondial, et ceux là ont accusé leurs adversaires victorieux de ne vouloir tout changer qu’afin que rien ne change pour les nantis. Mais pourrait-on cependant distinguer immobilisme et traditionalisme, conservateurs passéistes ou réactionnaires, ou conformistes ? Le même mot regroupe souvent des significations si diverses…
Les intellectuels français, tant sur les questions de la famille, de l’ordre et de la loi que sur les questions de l’urbanisme, de l’environnement et de la mondialisation, semblent un par un décrocher de l’utopie ou de l’idéologie du progrès, et se réveillent de plus en plus conservateurs, nostalgiques de l’âge d’or de leur enfance, ou bien réactionnaires et incapables de faire place aux nouvelles générations, et au moins indécis quant au sens de ces évolutions. Et l’opinion entière, déboussolée, semble sauter trop vite d’un pôle à l’autre. Il ne s’agit plus de vouloir le bon, mais d’empêcher le pire, et la nostalgie même n’est plus ce qu’elle était.
Mon propos n’est pas directement politique ici, je voudrais seulement faire voir et sentir cette troublante inversion des discours. Et tenter de la replacer sur un fonds plus vaste. Car c’est peut-être l’Occident entier qui change d’orientation, et qui, naguère encore à la tête de tous les progrès, effrayé de ce qu’il a déclenché, semble vouloir se réfugier dans un passé probablement idéalisé. Et l’Orient lointain, comme tous les pays jadis dévastés par les guerres et qui n’ont plus rien à perdre, les voilà à leur tour lancés dans la course à la puissance et à la consommation.
On peut accentuer le manichéisme du combat entre les deux principes. C’est un peu ce que faisait le grand philosophe tchèque et dissident Jan Patocka, qui dans ses Essais hérétiques sur l’histoire voyait dans les guerres du XXème siècle l’éternel conflit entre les forces de transformation du monde (en gros celles qui avaient des utopies même totalitaires) et les forces de maintien du statu quo (en gros celles des démocraties occidentales). Mais chaque société et chaque être pourrait être considéré comme le théâtre de cet affrontement.
Lecture 1 : du livre de l’Ecclésiaste ou Qohelet au chapitre 3 les versets 1-3, et 6-7.
« Il y a un temps pour tout
et un temps pour chaque chose sous le ciel:
un temps pour enfanter et un temps pour mourir,
un temps pour planter et un temps pour arracher le plant,
un temps pour tuer et un temps pour guérir,
un temps pour saper et un temps pour bâtir,
un temps pour pleurer et un temps pour rire,
un temps pour se lamenter et un temps pour danser,
un temps pour jeter des pierres et un temps pour amasser des pierres,
un temps pour embrasser et un temps pour éviter d’embrasser,
un temps pour chercher et un temps pour perdre,
un temps pour conserver et un temps pour jeter,
un temps pour déchirer et un temps pour coudre,
un temps pour se taire et un temps pour parler
un temps pour aimer et un temps pour haïr,
un temps de guerre et un temps de paix »
Ce texte est très célèbre, à juste titre. C’est un texte de la sagesse, mais c’est aussi un texte poétique. Il rapporte la joie et la peine, l’édification et la destruction, à une sorte de rythme profond des affaires humaines.
« Il y a un temps pour tout
Un temps pour conserver et un temps pour jeter. »
Ici le mot conserver est mis en opposition avec jeter, mais l’idée marche de toute façon. Il y a un temps pour aller de l’avant sans surtout se retourner vers ce qui du passé est perdu. Et il y a un temps où l’on est tourné vers le passé, les bras ouverts comme pour le conserver et le garder de ce qui vient dans notre dos, et que nous ne voyons pas venir.
C’est un peu là que nous en sommes. Et c’est un signe de plus de l’éboulement qui est déjà là, dans le moteur même de notre culture. Nous ne croyons plus au progrès, et nous voyons une par une chacune de ses grandes courbes s’inverser, comme si au-delà d’un certain seuil l’éducation rendait bête, l’information favorisait la manipulation, la médecine faisait plus de malades qu’elle n’en soignait, la guerre plus de méchants qu’elle n’en tuait, les véhicules plus de paralysie que de mouvements, etc. Cette inversion est aussi celle de nos villes. Longtemps les villes nous ont civilisés, urbanisés, policés. Les villes aujourd’hui, trop grandes, trop étendues, droguées au pétrole, et effondrées sous la densité des prix au mètre carré, n’urbanisent plus rien, au contraire.
Au cœur du progrès se tenait le mythe qu’à chaque problème il devait y avoir une solution, et notamment une solution technique. Les nouvelles formes de conservatisme qui se glissent ici et là correspondent au sentiment qu’il faut seulement apprendre à s’installer durablement avec nos problèmes sans toujours chercher des solutions, au sentiment que le « toujours mieux » a peu à peu détruit tout le bon, au sentiment que la passion pour le possible fraye la voie au totalitarisme où tout est vraiment possible. Nous ne croyons plus à ce grand Récit du Progrès, du Développement et de l’Emancipation, version sécularisée de la vieille théologie de l’histoire du salut, par laquelle nous pouvons passer par des épreuves et des sacrifices, mais tout cela au bénéfice d’un avenir meilleur.
C’est justement notre problème : nous n’y croyons plus, mais nous n’avons rien d’autre encore pour remplacer notre croyance au progrès, et nous voilà malgré nous encore embarqués tant bien que mal dans son accélération.
Ecoutons Brassens encore chantant joliment Les funérailles d’antan
MUSIQUE 2 – Brassens : Les funérailles d’antan (de 1’21 jusqu’à 2’38 – 1’17)
Méditation 2 : l’arche de la fidélité
Ma première méditation a tourné autour du retour de balancier annoncé par l’Ecclésiaste. Ma seconde tournera autour de la figure de l’Arche de Noé. Je voudrais maintenant aller un peu plus loin dans la distinction entre trois formes profondément différentes de conservatisme, dont chacune pourrait être présentée comme une manière de lire l’épisode de Noé, et de l’interpréter comme un éloge et une ode à la fidélité. Je m’explique.
Il y a un premier conservatisme qui vise à maintenir la continuité de la tradition, à garder le fil de la transmission continue depuis la fondation première, celle à laquelle il faut être fidèle sauf à errer sans plus rien qui nous tienne. L’exemple en serait la continuité catholique romaine, qui prétend sans rupture remonter aux origines, et s’y fonder. Cela signifie quelque chose de juste : qu’il y a des choses du passé qui ne passent pas, qui se conservent sans passer, dans une sorte d’éternelle jeunesse, capables de répondre comme au premier jour de façon vivante à toute question ou à toute situation : on appelle cela le « classique ».
Nous trouvons un second conservatisme qui ne voit l’histoire que sous la forme de la décadence, de la dégénérescence. L’optique de fond ici n’est pas le progrès, l’idée qu’il puisse y avoir mieux et plus après qu’avant, mais cette idée du temps qui détruit peu à peu, où les copies sont de plus en plus pâles et mauvaises, et que l’on trouve dans les mythes bibliques ou hésiodiques de l’âge, d’or, d’argent, de fer, etc. Le conservatisme consiste ici à ralentir autant que possible la décadence, à garder la mémoire la plus fidèle possible des modèles du passé.
Une troisième figure de conservatisme apparaît sur le fond d’un emballement du progrès, d’une sorte d’évolution accélérée. C’est quand soudain on doute si c’est bien là un progrès. On est sceptique. C’est déjà un peu l’attitude de Montaigne. Il ne s’agit plus de faire la révolution, de tout changer, au contraire. Il s’agit de conserver ce qui peut encore être conservé de la morale et de la religion, de l’ordre traditionnel, mais sans trop y croire. La vérité n’est plus dans le passé, mais elle n’est pas non plus dans un lendemain merveilleux qui nous échappe. En attendant il nous faut trouver un ordre conservatoire.
Cette dernière perspective, à certains égards, est aussi déjà celle de Luther. C’est ainsi qu’il interprète l’épisode de l’arche de Noé et de l’alliance. Il ne s’agit pas encore de sauver le monde, mais de le sauvegarder, de le conserver. Non parce que cet ordre serait idéal, mais parce que nous n’avons rien de mieux, pas de monde de rechange. Mieux : Dieu n’envisage pas de supprimer ce monde ci, de l’abolir, mais de l’accomplir, de le transfigurer, d’en faire le théâtre de la rédemption. Mais c’est son affaire, et non la nôtre. La nôtre, en attendant ce jour, c’est d’être parmi les créatures, pratiquant nos tâches quotidiennes de maintenance du monde.
Lecture 2 : Noé, le Déluge et l’alliance Genèse 7 1-4
« Le SEIGNEUR dit à Noé : « Entre dans l’arche, toi et toute ta maison, car tu es le seul juste que je vois en cette génération. Tu prendras 7 couples de tout animal pur, un mâle et sa femelle — et d’un animal impur un couple, un mâle et sa femelle, ainsi que des oiseaux du ciel, 7 couples, mâle et femelle, pour en conserver la race sur toute la surface de la terre. Car dans 7 jours, je vais faire pleuvoir sur la terre pendant 40 jours et 40 nuits, j’effacerai de la surface du sol tous les êtres que j’ai faits».
et 9 12-16
« Dieu dit : voici le signe de l’alliance que je mets entre moi, vous, et tout être vivant avec vous : pour toutes les générations futures. J’ai mis mon arc dans les nuées pour qu’il devienne un signe d’alliance entre moi et la terre. Quand je ferai apparaître des nuages sur la terre et qu’on verra l’arc dans la nuée, je me souviendrai de mon alliance entre moi, vous et tout être vivant quel qu’il soit ; les eaux ne deviendront plus jamais un Déluge qui détruirait toute chair. L’arc sera dans la nuée et je le regarderai pour me souvenir de l’alliance perpétuelle entre Dieu et tout être vivant, toute chair qui est sur la terre».
La force de l’idée d’alliance, et de l’épisode de Noé jeté avec son frêle esquif dans un monde entièrement liquide où il n’y a plus de sol, plus d’attaches, est de nous rappeler, à nous aujourd’hui, l’importance de la fidélité. Non, il ne faut pas jeter la fidélité par-dessus bord avec tout ce qui nous encombre et nous alourdit dans la tempête. Car la tempête et ce monde liquide où plus rien ne nous attache, c’est justement le fait qu’il n’y ait plus de fidélité qui tienne. Il ne faut pas se laisser accroire que la fidélité serait une valeur passéiste, une vieillerie : c’est au contraire un des seuls points de résistance au Déluge général dans lequel nous sommes, peut-être le seul. Nous avons vécu quelques siècles avec le discours du progrès et de la libération, mais aujourd’hui notre problème n’est plus de rompre les amarres, mais de trouver et de tenir quelques attachements. Le conservatisme noachique, ce serait d’abord la fidélité de Noé à l’alliance, un éloge de la fidélité — un mot bien concret pour dire la foi aujourd’hui.
Mais je ne voudrais pas finir cette seconde méditation sans pointer les limites de ce conservatisme. D’abord il peut avoir quelque chose de tellement conservatoire qu’il risque de transformer l’arche, et le monde, et nos cultures et nos églises, en « musée », où il s’agit davantage de stocker les créations du passé que de faire place à celles qui viennent. Ce conservatisme-là peut aussi tenir des discours catastrophistes qui découragent ceux qui vaquent tranquillement mais obstinément à ce que j’appelais la maintenance du monde, et qui loin des grands discours pratiquent cette fidélité ordinaire. Enfin il peut devenir un conservatisme cynique, lorsqu’il ne maintient du passé que des formes mortes, auxquelles il ne croit plus, qui n’ont plus rien à lui dire, mais qui lui rappellent son enfance et le protègent du vide.
C’est le cas avec cette chanson de Brassens (je le dis tout net : autant les autres chansons de Brassens écoutées jusqu’ici étaient émouvantes et drôles, autant celle-ci me semble stupide, mais caractéristique de notre époque, écoutons tempête dans un bénitier …)
MUSIQUE 3 – Brassens : tempête dans un bénitier (de 2’24 jusqu’à 2’59 sq – 0’35)
MÉDITATION 3 : LE SEL SANS SAVEUR
Pourquoi cette chanson de Brassens m’agace-t-elle ? Après tout elle est drôle, et c’est une pique contre le modernisme en catholicisme qui ne devrait pas trop m’affecter. Mais je la trouve éloquente de cette culture française, foncièrement catholique jusque dans son anti-catholicisme, et chez les anti-cléricaux les plus farouches comme Brassens, qui rejoint ici curieusement Maurras. Car on peut dire que nous sommes en France dans une époque néo-maurassienne. On ne croit plus au fatras et aux superstitions de la religion catholique, mais de grâce laissez nous en les diapres et les formes ! Ne bougez plus, laissez tomber votre foi vivante, mais soyez les conservateurs de notre cher Musée, de notre douce enfance ! Gardez nous le latin de notre enfance !
Ma troisième méditation, à l’encontre de ce conservatisme là, sera brève, et se bornera à pointer la question du levain ou du sel qui manquent à ce néo-conformisme.
Lecture 3 – Passant maintenant au Nouveau Testament, je lirai cet épisode où Jésus parle du sel de la terre, en Mt 5 13,
« Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, comment redeviendra-t-il du sel? Il ne vaut plus rien ; il est bon à être jeté dehors et foulé aux pieds par les hommes. »
et en Mc 9 50
« C’est une bonne chose que le sel. Mais si le sel perd son goût, avec quoi le lui rendrez-vous? Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en paix les uns avec les autres».
On sent ici l’ambiguïté du sel, à la fois conservateur et agent de saveur. Mais alors que se passe t-il si le conservateur à l’état pur ne peut pas même se conserver lui-même ? eh bien c’est justement la fin du monde ! Et comment redonner de la saveur à un agent de saveur s’il n’a plus de goût !
Certes nous sommes de plus en plus conservateurs, nous consommons de plus en plus de conservateurs ! nous en avons ingurgité de telles doses tout au long de notre vie que les agents des cimetières, dit-on, se plaignent que les corps ne se décomposent plus ! Et à tout âge ne sommes nous pas de mieux en mieux conservés ?
Mais est ce que nous conservons ce qu’il faut, ce qu’il importe de conserver ? N’avons nous pas de forts conservateurs pour des choses bien futiles, et rien pour garder et sauvegarder l’essentiel, ce qui importe vraiment ?
Pourquoi nous faut-il des doses de sels et de saveurs de plus en plus fortes et épicées pour stimuler notre goût ? Et si ce n’était pas un problème de qualité de sel mais de langue : je ne sais pas offrir quelque chose qui a du goût à quelqu’un qui n’a plus de langue, plus de goût, qui est dégoûté de tout !
Il est donc essentiel, en matière de conservatisme, de savoir distinguer ce qu’il est important et légitime de conserver, et ce qu’il est illégitime ou négligeable, un peu ridicule de vouloir garder à tout prix. Comme dit le diction, « Conserver sa tête vaut mieux que de conserver son chapeau ».
Revenons à Brassens avec sympathie pour entendre Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part.
MUSIQUE 4 – Brassens : Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part (du début jusqu’à 0’44)
Méditation 4 : ce qui demeure
Notre dernière méditation portera sur ce qui demeure. Car il y des choses qui passent et qu’il est inutile et illusoire de vouloir conserver. Le temps ne peut être mis en conserve, sauf sous cette forme de temps mort, de temps stocké, qu’on appelle l’argent. Mais justement l’argent ne saurait jamais plus redonner à lui tout seul du temps vivant.
Il y a des choses qui nous glissent entre les mains, comme du sable ou de l’eau, et qu’il serait non seulement illusoire mais moche et méprisable de vouloir conserver, agripper entre nos doigts. C’est le cas de toutes ces choses fugaces qui font pourtant le cœur battant de nos vies, toutes les joies et les chagrins, les paroles et les petits gestes qui passent sans laisser apparemment de traces, et que nous ne saurions conserver..
— aurions nous des appareils photos-audio-olfactifs numériques et des ordinateurs capables d’empiler une mémoire intégrale de tous nos instants, quand donc pourrions nous jamais les revoir, les partager avec d’autres ?!
Il n’y a de mémoire que parce qu’il y a de l’oubli, et l’on ne peut garder et retenir que parce qu’on peut jeter, et laisser aller.
Plus encore : peut-être que l’on ne garde et conserve du passé que les quelques éléments assez vivants pour nous protéger du passé mort et repousser ce qui du passé pourrait nous envahir ? Nous ne sauvegardons du passé que les talismans et brimborions qui nous font accepter le deuil de tout ce que nous avons perdu.
Ou bien encore, comme des petits animaux, nous ne gardons et conservons peut-être du passé que les petits stocks symboliques qui nous protègent de l’incertitude du futur et de la peur de l’imprévisible. Le conservatisme serait alors encore une autre figure de notre désir de sécurité, de notre peur de ce qui vient.
Lecture 4 – Pourtant, comme nous lisons en Mt 10 37-39
« Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi; qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. Qui ne se charge pas de sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi. Qui aura (sauvé, conservé,) assuré sa vie la perdra et qui perdra sa vie à cause de moi l’assurera (la sauvera, la conservera). »
Ce qui me frappe dans cette quatrième, brève et dernière lecture, c’est là encore l’inversion de sens — mais dans un autre sens qu’au début. Il ne s’agit plus d’être sauvé, ni même inquiet de notre salut, de notre sauvegarde, de notre conservation, mais de soi-même sauvegarder autre que soi sans se soucier de soi.
Notre politique et notre morale dominante vise à la préservation : de soi, de nos proches, de notre communauté. Le conservatisme dit le besoin d’immunisation, d’un minimum d’immunité, de clôture. On ne peut pas être tout le temps ouvert à tout, une ouverture sans pouvoir se replier et se fermer ne veut rien dire : il n’y a plus de différence entre le dehors et le dedans. D’accord, donc, pour ce besoin de préservation.
Mais l’Evangile dit autre chose et retourne la démarche : il ne s’agit pas de se préserver, de se conserver, mais de préserver autrui, de sauvegarder le monde. C’est ici que nous revenons à l’arche de Noé, non pas entendue comme le lieu où je me sauve, où je me réfugie, comme un moyen d’évasion en dehors d’un monde d’avance foutu, mais au contraire comme lieu où je me mets au service de la préservation du monde.
De quelle préservation du monde parlons nous ? De quelle maintenance ordinaire ? C’est bien d’un travail de jardinier que nous avons besoin. L’instinct de conservation de la vie, une fois reporté mon désir de vie sur les autres et sur le monde, devient le travail de préservation de la diversité des espèces et des variétés. La vie elle-même ne cesse à la fois de jeter et de conserver ce qu’elle invente — sous la formule : ça peut toujours servir— et elle ne cesse de détourner et de réinterpréter ce qu’elle conserve.
Mais il s’agit aussi de préserver la diversité des cultures et des langues, un trésor pour l’humanité. Or nous sommes en train de détruire en quelques décennies un travail de différenciation qu’il avait fallu plusieurs millénaires pour constituer.
Néanmoins il ne s’agit pas de conserver pour conserver, ou de constituer une nouvelle arche planétaire qui serait un musée des différences. Elles ne tiennent que par des attachements et des fidélités vivantes. Elle ne tiennent que parce qu’elles comportent un noyau non-conformiste de confiance telle que si l’on jetait tout on aurait encore de quoi tout recommencer autrement.
Pour nous c’est cela qui demeure, cet essentiel, ce petit grain de sel qui change tout, qui ne conserve que parce qu’il donne saveur à nos vies.
Ô Jésus, que ta joie demeure ! Amen.
MUSIQUE 5 – Brassens : Chanson pour l’auvergnat (du début jusqu’à la fin si possible : 3’04)