Sonorité du silence
Contribution au catalogue de l’exposition « Empreintes et entrelacs », d’Isabelle Barruol au Prieuré de Salagon du 23 avril au 25 juillet 2010
Quatrième de couverture :
Elle s’est retournée vers le monde, pour se chercher elle‑même. Elle s’est tournée vers les plantes des lisières et des fossés, auprès desquelles elle avait grandi, comme pour retrouver cette sororité végétale évoquée par Bachelard dans sa rêverie poétique. Elle s’est tournée vers ces choses ordinaires et ces existences végétales, comme pour renouer avec des mémoires et des promesses plus intimes, plus simples, mais aussi plus vastes et plus universelles que toutes nos histoires humaines. Car tout le monde a touché un tronc d’arbre, passé sa main sur une botte de paille, tout le monde un jour a remarqué l’entrelacs des clématites à l’assaut d’un arbre. Quelle est cette langue commune, qui parle doucement à nos enfances et à nos vieillesses, sans jamais rien juger ni comparer? C’est d’abord que nous y sommes au plus près des singularités pures. Pourquoi nous préoccuper de nos identités, qu’est‑ce donc que l’identité?
Sans parler, elle nous dit regardez un arbre, n’est‑il pas aussi singulier que chacun d’entre nous ? Touchez ces empreintes digitales, suivez les traces de son histoire, ses accidents, les coups qu’il a reçus, les vents dominants qu’il a subis ou adorés. On sent soudain combien les identités prennent du temps. Mais aussi l’identité varie selon les saisons et les heures. Paille ou lavandes, écorces ou feuilles, nous laissent des impressions changeantes à même la mémoire, à même la peau. La rotative des rouleaux de paille laisse la trace de leur mouvement, les jonchées de feuilles laissent l’instantané de leur fugace repos, tout passe et tout devient signe. Mais de quoi? De même que les premières impressions de l’art rupestre, à l’aube de la préhistoire, ont établi la première séparation entre la trace présente et l’être absent, la première représentation, nous voudrions déchiffrer les signes de la nature. Mais c’est nous encore qui chiffrons, qui posons nos cadres à même les matériaux, et chacun devient exemplaire, et unique.
Sans parler, elle nous dit encore: prenez les arabesques des lianes entrelacées, ne racontentelles pas les mille et une nuits, les mille et une vies que chaque existence comporte enchevêtrées? Nulle existence qui puisse être entièrement séparée des autres, et l’on ne peut suivre une histoire de vie sans que de nombreuses autres histoires se déroulent, qui se dénouent et se nouent chaque fois autrement. Nul ne peut se délier sans être encore lié par ailleurs, et nous tenons à la vie par tous ces attachements enlacés. Souples clématites tressées, ou épineux enchevêtrées, ici encore c’est comme une écriture, une calligraphie que son ombre redouble. C’est comme l’endroit et l’envers d’une vannerie, d’un tissu lentement formé qui forme la trame d’une inextricable intrigue. Quel en est le sens ? On songe au temps qu’il a fallu pour former cette texture de désirs, ces variations, ces rêveries végétales. On ne sait pas ce que cela veut dire, mais on sait que cela nous parle d’un monde oublié. Et voilà : c’est comme une pause dans notre monde accéléré où les objets trop souvent sont réduits à leur fonction, à leur usage, à leur forme standard. C’est comme une pause où notre perception se reforme doucement, où nos sensations se refont une surface capable simplement d’impression. Considérez les lis des champs, qui ne filent et ne tissent, et qui ne travaillent pas : Salomon dans toute sa gloire n’a pas été vêtu aussi somptueusement que le moindre d’entre eux. Mais comme le remarquait Kierkegaard dans son commentaire de ce vieux texte, les lis se taisent, et c’est pourquoi, quand on les considère, comme on considère un tronc d’arbre ou un entrelacs de clématites, tous les malentendus s’apaisent. C’est justement qu’ici on cesse de comparer et d’être comparé. Auprès de l’infinie majesté d’une simple plante, chacun s’oublie. Chaque existence, incomparable, cessant de chercher à se raconter, à se justifier, à s’identifier, se trouve comme vidée du souci d’elle‑même. Sa parution au monde est tout entière occupée par l’adoration. « Il est magnifique d’être vêtu comme le lis ; il est encore plus glorieux d’être le souverain debout ; mais la gloire suprême est de n’être rien, en adorant « .
Olivier Abel Philosophe