Nos villes ne sont plus ce qu’elles étaient. Les plus fières de leur densité, de leur nombre d’habitants, de la hauteur de leurs gratte-ciels, de la complexité de leur réseau, se révèlent les plus vulnérables, à la merci de la catastrophe, de l’attentat, de la hausse des carburants, des ruptures de réseau. Plus encore : les plus urbaines et cosmopolites se réveillent comme déçues de leur idéal, avec leurs quartiers fermés et gardés, dont les habitants ne veulent pas sortir, et leurs ghettos de force où l’on n’ose plus entrer. Longtemps la puissance des villes s’est marquée à sa capacité à protéger les populations du brigandage, mais aujourd’hui certaines des plus grandes villes du monde deviennent des centres de brigandage — les riches donnent l’exemple du pillage, et la ville entière ne devant sa survie qu’à sa puissance prédatrice. Comme s’il y avait un va et vient dans l’histoire de la ville, une oscillation, et peut-être un optimum. C’est ce que je voudrais examiner ici.
En 1965 paraissait le livre d’un théologien qui allait devenir un best-seller. La cité séculière de Harvey Cox montrait que l’urbanisation et la sécularisation étaient en quelque sorte inscrits sur le ticket d’entrée de notre culture, dans le code biblique et plus encore paulinien qui l’anime : désenchantement de la nature et désacralisation de l’Etat, sens de la mobilité et de la perpétuelle itinérance, séparation des registres de la vie pour pousser chacun dans son autonomie, utopie enfin d’un monde où il n’y aurait ni juif ni grec, ni maître ni esclave, ni homme ni femme etc — la Réforme n’avait fait que reprendre et accélérer ce programme. Ces idées trouvaient leur plein épanouissement dans la grande ville américaine du type New-York ou Chicago, ces grandes villes capables de briser en quelques générations les vieilles ségrégations de langues, de races, de sexes, de religion, etc.
Mais partout alors on allait à la ville comme on va à la mer, pour se perdre et se trouver autrement. La ville était un lieu de perdition mais aussi un lieu de pardon, comme le notait Victor Hugo dans Les Misérables, un lieu où l’on peut recommencer sa vie, sans être incarcéré dans une identité, une appartenance, une race ou une tradition. On cherchait en ville l’anonymat, l’émancipation, la confiance faite à chaque étranger comme s’il était un enfant qui va grandir et dont on ne sait pas encore ce qu’il va devenir, selon la belle remarque de Georg Simmel. Il avait devant lui comme une page blanche, il fallait lui faire crédit. Et cela supposait aussi cette forme proprement urbaine de la courtoisie, de remettre sans cesse une distance, une pellicule protectrice entre les passants, qui leur laisse la liberté de commencer quelque chose de neuf ensemble, ou de ne pas le faire. On allait à la ville comme on va à l’universel, même si l’universel urbain de Londres, de Tokyo, New York ou Paris avaient pris des figures différentes, cette mise en commun ne pouvait qu’augmenter la combinatoire des différences possibles, dans une sorte de fête urbaine universelle.
Cela exigeait aussi de chaque ville qu’elle tende vers une lisibilité immédiate, dans un espace transparent et ouvert. Dans les entretiens qui font suite à la Charte d’Athènes, Le Corbusier proposait de redistribuer à tous l’espace, le soleil, l’air et de repenser l’architecture et la ville à partir de la simplicité des fonctions. Quand il propose ces gestes élémentaires, il radicalise la modernité dans sa tentative de tout re-commencer. On n’est pas loin du grand geste de la Réforme elle-même. Louis Kahn écrivait qu’ « une école c’est un type assis sous un arbre avec des gens assis autour ». Une aussi simple fonction donnera une forme très simple, et l’espace sera lisible par tous. Les nouveaux matériaux, les nouvelles techniques de construction, d’organisation, de réseau, favorisent d’ailleurs cette lisibilité universelle, comme s’il n’y avait qu’une seule langue, comme s’il n’y avait qu’une seule ville où tout le monde partout se sent chez soi. Dans son utopie technique, la grande ville moderne a quelque chose de Babel. Dans le geste du modernisme, enfin, il y a quelque chose de révolutionnaire : quand on demande à Le Corbusier de faire un immeuble, il refait un quartier, et pour cela il finit par jeter bas la ville entière, comme s’il fallait changer le tout pour changer la partie. Au fond, c’est le côté utopique de l’architecture que le modernisme a déployé.
Ce projet urbain pourtant a soulevé depuis toujours des inquiétudes. Commentant le livre de Harvey Cox, et après avoir dit toute son approbation et son admiration pour l’urbanisation, Paul Ricœur écrivait dans « urbanisation et sécularisation » (Le christianisme social, 1967 n°5/8) : « La communication ? nous la ressentons comme un excès de signaux, comme déluge d’informations qui épuisent, au sens physique et psychique du mot, notre capacité d’intégration et de discernement. L’embouteillage de nos villes est le symbole d’un trait pathologique général, l’engorgement et la saturation de relations qui ne relient plus. (…) dans la mesure où l’élément dominant de la construction de la ville est technologique, la ville risque d’être aussi le lieu où l’homme perçoit l’absence de tout projet collectif et personnel, l’engrenage des moyens dans l’absence des buts et la perte du sens. »
Et de fait, quarante ans plus tard, on voit bien que les temps ont changé. L’effondrement des tours de New-York le 11 septembre 2001 a marqué l’imaginaire, et manifesté la fragilité de la puissance elle-même. Et en effet, plus on est haut, plus on peut tomber de haut. Tel est le paradigme de la ville contemporaine. Comme si les grandes courbes du progrès s’inversaient, que chaque nouveau mode de transport, de construction, d’énergie, de communication, apportait un nouveau type d’accident, de catastrophe, de panne, d’attentat possible. Comme si au-delà d’un certain seuil les véhicules faisaient plus de paralysie que de mouvements, les échanges plus de clôtures que d’ouvertures entre les peuples, et qu’au delà d’une certaine taille nos villes n’urbanisaient plus. La hausse du prix du pétrole inverse les valeurs, prend à contrepied des décennies d’aménagement du territoire par et pour la voiture ; nos villes, droguées au pétrole, s’avèrent trop étendues.
Si jadis la ville nous donnait le sentiment que nous pouvions laisser nos différences au vestiaire pour entrer dégagé dans l’espace public, il semble maintenant que la hantise de se dissoudre dans l’anonymat, d’être sans qualité et interchangeable, nous fait fuir l’anonymat et demander davantage d’identité — c’est à dire de sécurité, car le fait de savoir à qui l’on a affaire permet de donner sens aux conduites. On voudra alors personnaliser les liens, rétablir une proximité possible, demander que soit pris en compte les attachements et les rapports de familiarité, refaire une sorte de village affinitaire, basé sur des liens électifs et des attachements choisis, qui n’ont à vrai dire plus grand-chose à voir avec les liens obligés d’autrefois. C’est le temps des gated communities, y compris dans la France des municipalités. La forme urbaine de courtoisie qui convient à cet âge voudra un minimum de confiance, de sentiment de proximité. On apprécie les techniques de protection, d’identification et de marquage de soi et des autres, parce qu’elle augmentent le sentiment d’une communauté où les relations s’effectuent à l’intérieur du groupe, comme si l’on connaissait tout le monde.
Cela suppose une certaine opacité de la ville, une certaine fermeture, où chacun puisse trouver ses repères. Car les formes ont des fonctions que la fonction ne connaît pas, et les morphologies traditionnelles des maisons, des rues, ont beaucoup à nous apprendre. Les urbanistes italiens ainsi, s’apercevant que les populations s’accrochaient au centre ville, ont préféré réhabiliter ces quartiers. On ne peut pas changer le monde, il vaut mieux le réaménager. La conscience géométrique veut des règles, mais le corps marchant, plongé dans l’espace comme dans un labyrinthe protecteur, s’appuie sans cesse sur des irrégularités, des singularités. La modernité plaçait tout dans l’espace homogène d’un grand récit d’Emancipation, de développement, alors que nous sommes en un temps plus modeste de segmentation, où beaucoup de petits discours « flottent » les uns à côté des autres sans que l’un d’entre eux puisse ni veuille prétendre imposer sa syntaxe à tous les autres. C’est exactement ce que l’on a appelé en architecture le post-moderne, mais qui est vite devenu synonyme d’éclectisme, de pastiche, de juxtaposition sans contrainte de formes désarticulées — et finalement aussi une des meilleures façons de laisser jouer la loi de l’offre et de la demande, la loi inégalitaire du marché.
Ainsi l’urbanité a changé, et la civilité. On pourrait croire que ce sont deux âges de la ville que j’ai décrit. Je n’en crois rien. Toute ville en tous temps a dû composer avec cette double demande d’anonymat et de familiarité, de distance et de proximité, d’universalité et de solidarité, d’émancipation et d’attachement. L’urbanité tient à ce mixte du désir de se montrer et se distinguer, et du désir de s’effacer et se retirer. Peut-être faudrait-il recomposer ensemble, dans la civilité que nous cherchons, les deux dimensions de la liberté anonyme, de la distanciation, et de la confiance d’être chez soi, de la proximité. Chaque forme et chaque époque de l’urbanité comporte probablement son équation spécifique entre les deux pôles qui s’attirent et se repoussent l’un l’autre, comme une tresse simplement où l’un passe tantôt devant l’autre. Et c’est un rythme entre les deux qu’il faudrait trouver. Le danger couru par la ville aujourd’hui tient à la dichotomie introduite entre les deux tendances, qui du coup s’exacerbent, ne cherchent plus à s’équilibrer de façon délicate, mais à se subordonner, sinon à s’éliminer l’une l’autre.
Le paradoxe urbain est donc que l’augmentation de la puissance des villes, censées nous protéger, a déterminé une augmentation concomitante de la dangerosité des villes. Le danger est urbain. Et si l’urbanisation triomphe, l’urbanité nous manque. Il faudrait qu’elle s’oppose à l’incivilité d’un monde dont l’homogénéité n’est indifférence généralisée, où il n’y a plus que des petits « moi » qui nouent des liens provisoires et interchangeables, sans épaisseur, sans rien devoir à personne, et malléables à toutes les démagogies. Mais il faudrait qu’elle s’oppose en même temps à l’incivilité d’un monde dont la diversité ne serait que l’enfermement dans des différences intraduisibles, des cloisons étanches et des liens inamovibles, dans des communautés sourdes les unes aux autres.
L’urbanité ne nous demande pas d’oublier notre rêve d’urbanité universelle, de ne plus chercher que nos villages imaginaires, mais d’accepter que dans tout grande ville aujourd’hui il y a une pluralité de villes invisibles dont chacune apporte ses universaux. La ville réelle la plus dense en convivialité serait celle dont les configurations et les réseaux seraient susceptibles d’accueillir une pluralité d’interprétations aussi universalisables les uns que les autres, comme un palimpseste. L’urbanité ne nous demande pas davantage de laisser tomber nos attachements, mais de les marier pour autoriser les civilités nouvelles qui en sortiront. C’est parce que chacun appartient en même temps à plusieurs réseaux, à plusieurs communautés, qu’il est relativement libre par rapport à chacune d’elles.
L’urbanité donne à chacun l’occasion de se montrer, mais aussi de se retirer et de faire place à son tour à d’autres. Mais peut on répondre en même temps à une demande d’identité que les nations et les traditions ne parviennent plus à défendre contre le marché mondial, et à une demande de coexistence tolérante à l’échelle des échanges planétaires ? Cette urbanité que nous cherchons à l’âge des réseaux et des mégapoles n’est pourtant pas une formule magique ; j’ai seulement voulu désigner la forme quotidienne de la question qui nous est posée, à chaque rencontre.
Olivier Abel
Paru dans La voix des catholiques de Neuilly en mars 2010.