Nos politiques de mémoire sont essentielles pour définir ce que nous sommes, ce que nous voulons faire ensemble. Que retenons nous du passé ? Qu’en racontons-nous, quelles promesses en tirons-nous ? Comment nous appuyons nous sur lui pour ne plus en répéter les erreurs, et pourquoi nous faut-il parfois changer de passé, le rouvrir autrement ? Tous les grands bouleversements historiques ont commencé par changer le « régime » de mémoire.
Or notre époque se caractérise, un peu partout dans le monde, à la fois par un abus de mémoire et un abus d’oubli. D’un côté nous avons la prolifération des commémorations, la manipulation idéologique des identités nationales, la patrimonialisation des lieux de mémoire, sinon le rêve de musées où le passé serait stocké et sauvegardé dans son intégralité. De l’autre nous avons la disparition à un rythme accéléré des mémoires marginales et vaincues, l’amnésie générale apportée par les révolutions qui croient abolir le passé, mais aussi par les exodes massifs et ce bouleversement des modes de vie par lequel nous jetons ce qui nous alourdit, sans plus rien chercher à réparer. Les deux vont sans doute ensemble. Plus on échange, dans une société de vitesse et d’ouverture généralisée, et plus on a besoin d’avoir de l’inéchangeable, des clôtures de mémoires.
Si la politique consiste à instituer les conflits qui traversent la société, de façon à équilibrer les forces, elle passe par une « juste mémoire ». Après tout, une communauté n’existe qu’en déterminant ce qu’elle garde en mémoire. Plus encore, lorsqu’une société est traversée par un conflit de mémoires douloureuses, qui ne s’échangent pas aisément, il est bon que l’histoire et les institutions politiques introduisent une sorte de distance, qui les oblige à cohabiter avec d’autres dans un espace de civilité. Mais cette fonction positive des politiques de mémoire ouvre aussi la voie à de dangereuses manipulations de la mémoire et de l’oubli.
D’un côté nous trouvons la démagogie du populisme identitaire, qui joue sur les peurs et les ressentiments, en fabriquant des fausses mémoires qui peuvent enfler jusqu’à éclater, comme des bulles imaginaires et dangereuses. Mais même les politiques plus démocratiques, qui s’abritent sous le désir légitime de transmettre l’important aux jeunes générations, de leur donner un langage commun, courent le risque de n’investir que dans la pédagogie des moyens de communication, en évacuant le débat sur le contenu de ce qui est transmis. Comme si on prenait les gens pour des enfants, et comme s’il fallait surtout écarter les conflits.
Or la mémoire vive se constitue dans le dissensus des mémoires, et sans cela on est dans le « politiquement correct », qui refoule les « mémoires » réelles moins présentables. Les cadres sociaux de la mémoire échappent d’ailleurs au politique, et passent par les familles, les communautés intermédiaires, et toutes les formes de transmission porteuses d’un bout de mémoire collective — toute mémoire est collective, car on ne se souvient jamais absolument seul.
De l’autre côté, nous trouvons la démagogie des politiques de l’amnésie, quand on efface du paysage toutes les traces de l’existence de ce qu’on veut oublier, en nettoyant toutes les couches archéologiques contaminées par ce qui devrait n’avoir jamais existé, et en bétonnant une paysage tout neuf, méconnaissable, d’où le passé réel soit à jamais banni. Nombreuses sont les figures récentes de ces recommencements à zéro, de ces amnisties ou de ces prescriptions, qui furent parfois nécessaires dans un premier temps pour sortir de la guerre civile et refonder la « république », l’espace politique commun.
Mais nul présent vivant n’est possible dans le perpétuel refoulement d’un passé qui ne « passe » pas, et il y a bien un moment où il faut reconnaître ce qui s’est passé, justement pour pouvoir en faire sépulture. Le travail consiste à se déplacer pour aller prendre en charge l’ensemble du passé, et prendre sur soi une responsabilité proprement éthique et politique. Ce travail, loin de nous anesthésier aux malheurs présents ou imminents, nous y rend sensible, justement, parce que l’histoire n’est pas finie.
Parution le 3 janvier 2010 dans le quotidien costa-ricain La Nacion
(en vue des élections dans le pays)
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)