« La vérité »

Jadis le scandale de l’existence même du mal, reproché à Dieu jusqu’à nier son existence, a ébranlé la foi chrétienne. Aujourd’hui un nouveau scandale éclabousse toutes les églises, toutes les religions : c’est la prétention de chacune à être le seul chemin de la vérité. Comme le moquait Nietzsche, les dieux sont morts, oui, il sont morts de rire en entendant l’un d’eux dire qu’il était le seul. Certes la conviction absolue d’avoir raison est fascinante, parce qu’elle nous délivre du chaos de l’incertitude, et que nous sommes prêts à croire sur parole quelqu’un d’aussi convaincu. Mais cette prétention a toujours porté dans ses flancs, à plus ou moins long terme, la justification de la violence et les religions doivent ensuite en supporter l’accusation.

Le pluralisme de la tolérance contemporaine comporte cependant un péril inverse et non moins grave, le sentiment nihiliste qu’il n’y a que des petites opinions individuelles qui flottent à côté les unes des autres, et que tout se vaut. Cette situation d’ailleurs encourage le prosélytisme le plus agressif, puisque seule la force numérique d’une opinion fera sa vérité, réduite à sa performativité, à son efficacité. On est d’autant plus fanatique qu’au fond on a peur de son propre scepticisme.

Pour éviter ce double écueil, il est bon de repartir de la superbe affirmation johannique que « la vérité vous affranchira » (Jean 8-32). Le rapport à la vérité suppose des sujets libres, libres d’avoir pour la vérité quelque chose comme de la reconnaissance. La vérité se reconnaît à la sincérité de son témoin. D’où l’importance du locuteur pour la crédibilité du propos : qui peut dire quoi ? La même parole sans effet et presque fausse dans une bouche, dans une autre bouche aura une autorité immense. Il y a pour chaque parole une voix porteuse. C’est cela, le témoin.

A quoi reconnaît-on un bon témoin ? C’est d’abord la cohérence de son témoignage, la cohérence existentielle par laquelle une vie, loin de contredire le discours affiché, en atteste la probité. C’est ensuite la place qu’il laisse aux autres témoignages, car il ne cesse de montrer autre chose que lui-même. Un témoin qui se prétendrait le seul bon témoin et qui écarterait les autres ferait rire, comme si son témoignage contenait la vérité à quoi il se réfère. Le témoin a donc à la fois le courage de se confronter, de ne pas craindre de dire toujours sa vérité, et l’humilité de s’effacer, de ne pas prétendre dire à lui seul toute la vérité.

Du même mouvement nous trouvons ainsi une éthique de la vérité comme véracité. Pourquoi est-il si important de ne pas mentir ? C’est que le mensonge est une parole qui ruine la confiance dans la parole. Et que nous n’avons rien d’autre que la parole pour témoigner, pour dire vrai et faire crédit aux paroles des autres. Mais dans l’autre sens nous devons sans cesse renoncer à unifier et à totaliser trop vite le Vrai : peut-être même est-ce une autre définition possible du mensonge, que toute parole qui prétend clore et achever la vérité.

Le philosophe Paul Ricœur, parlant des religions, reprenait l’image de Théodore Monod, que celui qui n’a pas encore gravi tout son côté de la montagne ne saurait prétendre voir ou connaître les autres côtés. Et il parlait lui-même de sa conviction protestante comme d’un « hasard transformé en destin par un choix continu (…) une religion est comme une langue dans laquelle ou bien on est né, ou bien on a été transféré par exil ou par hospitalité ; en tous cas on y est chez soi ; ce qui implique aussi de reconnaître qu’il y a d’autres langues parlées par d’autres hommes » (La critique et la conviction, Paris : Calmann-Levy, 1995, p. 219).

Nous avons ici la base d’un x solide. Dieu aime la multiplicité de la création, qui chante l’unité de Dieu. Et nous sommes dans le multiple de l’histoire, l’unité étant une figure de ce que nous espérons, et qui ne nous appartient pas. Comme si l’unité était un point de fuite, visé au travers même de la diversité des Ecritures. Car il y a des figures diverses de la vérité, comme diffractée dans les grands genres littéraires qui composent la Bible. Autre est la vérité narrative des grands récits bibliques, autre la vérité imminente des prophéties, autre la vérité poétique des psaumes, la vérité des paraboles évangéliques, la vérité des lettres pauliniennes qui dit la tension entre ce qui est et ce qui n’est pas. Et comme lecteurs nous faisons nous-mêmes cercle autour d’une vérité plus vaste que nos interprétations.

Si je dis cela, c’est que nous avons une conception trop plate et étroite de la vérité comme monologue, comme discours quasi ou pseudo scientifique. Ou pire peut-être de la vérité comme silence contemplatif. Il y a bien un silence qui fait place à cette vérité dont j’ai dit qu’elle nous échappe, mais ce silence n’est pas ailleurs que dans l’intervalle de nos conversations. Si la vérité est logos, verbe et parole, elle n’est pas un discours unique. Elle se tient dans la conversation même. Et comme dans l’écart des quatre évangiles, elle indique la compatibilité de ce que nous croyons au départ incompatible. Elle exige notre conversation, et nous montre sans cesse combien nous avons besoin les uns des autres. Et Dieu lui-même a préféré le risque de la conversation humaine, plutôt que le silence de la solitude.

Paru dans Chercheurs de Dieu, n°165, mars 2008.

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)

Fragments sur la vérité

  1. La Vérité est-ce la discussion ou le silence?
  2. Chez Parménide, la vérité n’et pas le contraire de l’erreur, mais la totalité identique dont l’opinion n’est que l’une des vues particulières et éphémères, une parole qui cherche à habiter l’être, une parole qui cherche la voûte.
  3. La vérité, c’est le fini, ou l’infini (selon), mais c’est l’un.
  4. Les vérités sont les dernières pensées: les méthodes. Quand il ne s’agit plus que d’une manière de penser, sans matière, une pure disposition de la corporéité – la corporéité pensante, désirante.
  5. Devant la violence qui emporte un Discours exclusif, jeter la dérision et le hasard de la naissance et de la situation, tels que la distribution des Discours est aléatoire, est chorégraphique; un minimum de tolérance, ainsi, fondée sur l’identité entre les acteurs et sur le droit chorégraphique du divers.. Devant la sophistique qui emporte la dévaluation de tous les discours dans une pragmatique, jeter le tragique qui veut qu’un discours s’incorpore à son énonciateur, qu’il structure ses possibilités d’être et ses comportements, et qu’une thèse soit finalement une existence, un monimum de probité, ainsi… Le double écueil du dogmatisme et du scepticisme est capital pour la philosophie parce qu’il signale aussi deux vérités à respecter ensemble, à faire tenir au bout du dialogue; c’est tout le problème de Platon.
  6. La vérité est totalité, le discours (comme le regard et comme le geste d’ailleurs) est partiel. Le vrai ne peut donc être désigné que négativement, comme absence, sous un discours (regard, geste) critique. Le vrai ne peut être dit que partiellement, singulièrement, dans une dialectique sans fin.
  7. La temporalité fait que l’on change sans cesse de discours, d’interêt, d’approche; d’où le sentiment de « mensonge ». Se fixer sur le lointain ferait que l’on ne change pas trop de discours, d’où la « vérité »: l’immuable?
  8. L’image ne peut pas tromper, dit–on, et la parole seule aurait rapport à la vérité.  Il faudrait montrer que –et surtout comment– l’image peut tromper.
  9. en donnant un spectacle à suivre sans frustration ni effort. Ainsi, en intégrant le zapping au point de proscrire tout texte long, tout débat approfondi, toute séquence dont l’intrigue ne se nouerait d’emblée, elle maintient dans l’illusion d’un monde qui ignore l’inattendu, le doute, la patience, le sens des causalités et de la critique cumulative. Parallèlement, des médias accréditent également l’illusion contraire, en sacrifiant au sensationnel du tragique et en multipliant des visions fragmentaires sans chercher à les articuler entre elles ni à tenter de hiérarchiser les niveaux d’importance. Ils alimentent ainsi chez l’usager le sentiment d’évoluer dans un monde incompréhensible et désespérant où l’agir est impossible. Ces visions apparemment opposées représentent les deux visages d’une même pathologie de l’espérance, qui noircit le trait pour mieux accréditer le bien-être consolateur d’un idéal de pacotille.
  10. Tout jugement est une demi–vérité.
  11. Platon : le faux est ce qui ne se soumet à aucune question (ce qui peut être vrai doit pouvoir être faux). La question a pris la place de l’Etre parménidien.
  12. « La vérité vous affranchira »: cet énoncé définit la vérité comme ce à quoi l’on peut croire librement. Mais qu’est–ce que croire librement?
  13. L’Ecriture seule, comme une question plus vaste que les réponses que nous lui apportons, comme une vérité insoutenable pour les interprétations limitées que nous en donnons, est au centre de nos communautés, qui se tiennent en cercle autour d’elle.
  14. Point de perplexité – de vérité
  15. L’éthique de la parole n’est pas seulement individuelle : le statut entier du langage, et de la société, est en cause avec le mensonge. On définira ainsi comme mensonge toute parole qui ruine la confiance à la parole. E.Kant en parle dans son opuscule Sur un prétendu droit de mentir par humanité (Paris Vrin 1967), où il affirme qu’il ne faut pas entrer dans le calcul des conséquences, mais dire vrai, et agir de sorte à ne pas contredire ce que l’on dit! Même « devant Dieu » pourtant, il arrive que nous soyions partagés quant au vrai. Nous devons en ce sens renoncer à unifier et à totaliser trop vite le Vrai : peut–être même est–ce une autre définition possible du mensonge, que toute parole qui prétend clore et achever la vérité. Car « la vérité vous affranchira », ouvrant un autre rapport entre la parole et le monde.
  16. Énoncée la vérité devient opinion.
  17. Tous les vrais penseurs sont contradictoires.
  18. le problème moral de la vérité, qui peut d’abord être feinte et essai, et peut ensuite devenir mensonge.
  19. « society is always prone to accept a person off hand fot whhat he prétends to be » (H.Arendt, The origines of totalitarisme, NY Harcourt 1985, p.305 en note). Rien de magique dans la fascination par un orateur qui comme Hitler a jeté son dévolu sur une opinion-croyance dont il fait une vérité, un absolu : la conviction absolue est fascinante, parce qu’elle délivre la société du chaos d’opinions, de l’hésitation et du sentiment que tout est baliverne. Jusqu’à preuves nombreuses et répétées du contraire on prend quelqu’un pour ce qu’il dit être.
  20. il y a trois scandales qui font trembler toute confiance. Le scandale du mal qui interroge sur le Dieu qui gouverne le monde (le régime dans lequel on est : peut-on penser ensemble la puissance et la bonté ?). Le scandale de l’un, du par un seul, de l’exclusivité de la vérité mais où est l’art et l’heuristique. Le scandale de l’identité mais qu’est-ce que Dieu peut avoir à foutre de mon identité de notre identité ?
  21. Mensonge : la vérité présente qui fait mentir la vérité passée
  22. la vérité vous affranchira – quel est le prix de cet affranchissement ?
  23. Ricoeur la vérité historique est un problème épistémologique (un peu artistique même) de rendu d’intelligence de représentance et un problème éthique et politique de volonté de désir ou de hantise. Bayle aussi distingue et lie la question de l’exactitude de l’information ou de l’erreur, et la question de la sincérité et de la tromperie, du mensonge.
  24. le tragique c’est de mourir pour faire éclater la vérité totale (le complet récit de soi, le dévoilement des autres envers soi), le tragique d’être celui qu’on voudrait être
  25. Les 4 vérités de Rousseau : vérité amoureuse, vérité politique, vérité pieuse-théologique, vérité de soi-du sujet
  26. La tentation terrible de la justice, de la vérité, de la bonté, de l’amour… Les scènes de tentation dans la Bible et dans Zarathoustra.
  27. la vérité intègre beaucoup de petits segments de réalité apparemment incompatibles.
  28. La vérité se voile, parce qu’elle est sale, toujours un peu boîteuse et impure. Elle fait mentir tous ceux qui l’idéalisent. Justement parce qu’elle est une, et singulière, et pleine de choses qu’on croyait incompatibles.
  29. La violence religieuse :  violence intégriste immunité clôture identité (psychique), violence dogmatique fanatisme de la vérité une non falsifiable religion&science (théologie), violence fondamentaliste une loi morale répond à toutes questions religion&droit (politique). Mais les besogneux intellectuels dangereux. Croisades-Révolutions-Nations.
  30. Le courage de se confronter : ne pas craindre de dire toujours la vérité. Le courage de s’effacer : ne pas prétendre dire toute la vérité.
  31. « Laissons les se battre entre eux car notre vrai conflit est ailleurs » (Timour, mai 2005).
  32. Ne croire que ce qu’on croit vraiment, ne pas dire qu’on croit plus qu’on n’en croit, tout ce qu’on dit croire, le croire de toute sa pensée (Bayle). Cf Labr.315.. Ce qui a tué le christianisme, c’est justement, avec le piétisme et les réveils, cette exigence de sincérité. C’est elle qui est en train de tuer l’Islam.
  33. On dit que les philosophes et les esprits critiques musulmans ne sont pas de vrais croyants ; mais les intellectuels qui affirment l’identité culturelle chrétienne de l’Europe non plus !
  34. Les choses trop belles, trop vraies, trop justes, bloquent nos récepteurs, il nous en faut de très petites doses et aussitôt on n’en peut plus rien recevoir.
  35. Importance du locuteur pour la crédibilité du propos : qui dit et peut dire quoi ? La même parole habituelle et sans effet, dans une autre bouche aura une autorité immense… Trouver à chaque voix le vrai porteur de parole, la voix porteuse.
  36. La même conversation, qui se poursuit de conversation en conversation, par bouts, au travers de plusieurs conversations. Les réponses prennent parfois du temps quand il y a de vraies questions, ou de vrais appels.
  37. Bayle : les protestants français sont ceux qui sont morts de rire en entendant l’Eglise catholique dire qu’elle était la seule vraie.
  38. Bayle ni croyant ni incroyant sceptique refus de la foi : une sortie de la foi parce que confiance parce que foi réussie
  39. je respecte profondément ceux qui vraiment attestent leur foi, je respecte profondément ceux qui ont une sorte d’expérience intime d’athéisme ; mais je pense que la masse de ceux qui ni ne croient ni ne croient pas est plus plausible, et que c’est à cela qu’il faudra revenir, de cela qu’il faudra repartir.
  40. La fiction énigme, et non mensonge. Il y a mensonge lorsque la fiction est montée en vue de tromper autrui — ou de se leurrer soi-même.