Depuis les pirates qui écument les mers de Somalie jusqu’au site de téléchargement libre « Pirate Bay », récemment condamné, et dont les logiciels comme Ipredator et d’autres vont permettre aux internautes de contourner les lois de la propriété, la question de la piraterie revient sur le devant de la scène. Allons nous sombrer dans un monde de pillage et de prédation générale ? N’était-ce pas la crainte de Carl Schmitt, le grand juriste du IIIème Reich, de voir les Etats terrestres, protecteurs de la sécurité et de la propriété, submergés par les puissances maritimes, libérales et océaniques ? Mais n’était-ce pas déjà le débat qui opposait Hobbes et Milton ? Et si la grande épopée de la flibusterie n’avait été que l’écume du même mouvement qui a fait la Réforme, avec la période de guerres terrestres et maritimes qu’elle ouvre et jusqu’à la révolution puritaine anglaise ? Cette idée nous vient à lire la fameuse Histoire générale des plus fameux pirates publiée en 1724 à Londres par un mystérieux Captan Johnson dont le grand historien anglais Christopher Hill a montré qu’il n’était autre que Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoé.
C’est que très vite le trop vaste empire espagnol et catholique, avec ses conquistadors qui rapportent chaque année la flotte de l’or, est apparu comme le grand pilleur. Et comme aujourd’hui les USA, il doit lutter contre tous pour assurer son hégémonie : il s’agira de piller le pilleur, de le butiner. Mais il y a aussi que l’océan est en phase avec la nouvelle théologie. C’est que sur l’océan il n’y a plus ni roi ni pape, on est seul avec Dieu, on a tout quitté. Obligés de vivre chaque jour sans être trop assuré du lendemain, on sait vite qu’il est impossible de s’approprier la mer, de la retenir entre ses doigts. Les individus cependant sont ainsi déliés pour contracter des alliances nouvelles, des libres alliances : le droit de partir est la condition du pouvoir de se lier. Et la grande question politique deviendra alors peu à peu « comment rester ensemble » alors qu’on peut toujours partir, se délier.
Les corsaires protestants ont donc été lancés à l’assaut de l’empire catholique espagnol, qui s’était arrogé la plus grosse part du nouveau monde. Gaspard de Coligny, amiral de France à partir de 1552, et devenu chef du parti protestant, est l’un des premiers à comprendre la nouvelle situation géopolitique. À partir de 1562, et jusqu’en 1628 c’est La Rochelle qui deviendra la véritable capitale du parti huguenot. Pour prendre un exemple, les corsaires de Henri IV lui rapporteront 800.000 écus or dans l’année. Même histoire aux Pays Bas, où « les gueux de la mer » chassent le Duc d’Albe envoyé en 1566 par Philippe II — le mot flibuste vient de l’hollandais Vryjbuiter « libre butiner ». Dès son accès au trône en 1558, Elisabeth 1ère d’Angleterre protège les forbans et les contrebandiers anglais, et arme elle-même de grands corsaires qui seront bientôt appelés les chiens de la mer, Raleigh, Drake et les autres.
Mais la véritable apothéose de la piraterie protestante vient avec la montée et l’échec de la révolution anglaise de Cromwell, dans la dispersion de tous ces puritains radicaux que sont les Levellers, Diggers, Ranters et autres Quakers. On peut évoquer la « plantation » par Roger Williams de la colonie de Providence dans Rhode Island, dans les années 1630, où il accueille les Quakers pourchassés. Dans les années 1630 la Providence Island Company (dont le trésorier John Pym, puritain fervent, est l’âme de l’opposition à Charles 1er) s’empare d’une île des Caraïbes pour en faire une terre d’asile pour les dissidents religieux. Puis en 1655 l’amiral William Penn (le père du Quaker) sur ordre de Cromwell, s’empare de la Jamaïque, qui devient le grand centre de la flibuste. Voilà ce qu’écrivait Winstanley, en 1652 : « Au commencement des temps, le grand créateur, la Raison, fit de la terre un trésor commun afin de subvenir au besoin des bêtes sauvages, des oiseaux, des poissons et de l’homme. Au commencement, il n’était soufflé mot de la domination d’une espèce humaine sur les autres. Mais, dans leur égoïsme, certains imaginèrent d’instituer qu’un homme enseigne et commande à un autre. Et il advint que la terre se hérissa de haies et de clôtures du fait de ceux qui enseignent et gouvernent ; des autres, on fit des esclaves. Et cette terre où la création avait entreposé des richesses communes à tous, la voici achetée et vendue ».
Le temps des flibustiers est ouvert, et particulièrement dans les Caraïbes il fleurit entre 1630 et 1670. C’est une société de rescapés, de proscrits et de dissidents. Ils ont appris des indiens à boucaner, sécher la viande et tanner le cuir, ainsi que l’usage des plantes médicinales ou du tabac ! C’est que dans les nouveaux mondes, tout est offert à profusion par la divine Providence. On pourrait même aller jusqu’à dire que les boucaniers rouvrent certaines formes très archaïques des sociétés de cueillette et de chasse, qui se figurent le monde en termes d’itinéraires, de butinages racontés et de pactes, et non d’espaces enclos. La figure biblique de l’alliance permet d’ailleurs de repenser le rapport aux autres, au monde et à Dieu comme série de pactes. Surtout on n’est plus dans une économie du don et de l’échange, mais de la « prise », que l’on retrouve jusque le titre d’un livre du philosophe hollandais Grotius Le droit de prise. La tempête de l’histoire a brisé tous les liens, et le bateau pirate c’est l’utopie multireligieuse et multiraciale d’une libre adhésion, après la tempête, même si on s’y donne des règles plus dures, comme dans une anti-réalité. Mais la règle des règles reste le droit de partir : après la bataille, un pirate peut toujours quitter librement son équipage en demandant sa part du butin.
Toutes ces idées proviennent du grand poète de la révolution puritaine, Milton, l’auteur du Paradis perdu, mais aussi l’inventeur du divorce par simple consentement, et celui qui a justifié le régicide pour rupture du pacte politique. C’est l’inventeur du droit de rompre. Parce que sur l’océan tout se délie, que tout est sans cesse délié, il faut repenser les amarres, les attaches, les cordes, les nœuds, et les pactes. Milton c’est la pensée de cette nouvelle société en archipel, incapable de s’installer, toujours prête à recommencer ailleurs, par opposition à l’Etat-Nation, terrestre et centralisé, dont le philosophe Hobbes, partisan de la monarchie, fait alors l’éloge face au désordre des mers. Aujourd’hui encore c’est dans les marges du système qu’en toute impunité une nouvelle piraterie se déploie : qu’ils soient pilotés par un capitalisme prédateur ou par des mouvements de type intégriste, de plus en plus de réseaux armés aujourd’hui échappent aux Etats, et pillent leurs proies, sur les bordures marines ou désertiques des territoires « sécurisés », mais aussi dans les banlieues des mégapoles incontrolables.
Il y a cependant une suite ultra-contemporaine à cette épopée : c’est ce qu’on a appelé le mouvement des logiciels libres, à l’origine de l’internet comme utopie « politique », qui a enthousiasmé une génération entière de pionniers, avant la guerre que livre les grands monopoles informatiques aux « hackers ». Cette utopie bifurque au moment où les grandes firmes brevètent des inventions anonymes, car les uns veulent faire valoir leur travail et leurs droits d’auteur, quitte à entrer dans la logique capitaliste, et les autres refusent cette appropriation privée, mais se retrouvent dans l’insécurité. Ces débats sont passionnants en termes d’invention politique : c’est comme si le capitalisme devait bifurquer entre une logique de travail mais aussi de propriété cumulative (les grandes industries culturelles qui protègent les droits d’auteur), et une logique de prédation marginale mais aussi d’appropriation forcée (les fournisseurs d’accès à tous les réseaux). Et c’est aussi toute la question juridique et politique de l’évolution actuelle des Etats face à la mondialisation qui liquide les vieilles frontières : les pirates rodent au ban de nos sociétés, renforçant notre désir de sécurité à tout prix.
Olivier Abel