Nul ne peut aller loin dans la critique s’il ne va plus loin encore dans la confiance. Mais réciproquement, nul ne peut assumer la foi chrétienne sans exercer son sens des responsabilités et sa protestation à l’égard du monde tel qu’il va. Car l’Evangile n’est pas une technique pour nous évader d’un monde considéré comme de toute façon perdu, mais pas davantage une technique pour nous accommoder à ce monde, le justifier à tout prix en minimisant ses malheurs et ses méfaits. Sous cet angle, la crise actuelle semble bien être, d’abord, un défaut de confiance.
Il me semble que cette timidité dans la critique confiante est au cœur de la crise économique, même s’il faut noter l’incroyable vigueur de la pensée économique ces dernières années. Dans le monde entier, des théoriciens et des praticiens de l’économie, à toutes les échelles, s’indignent, réfléchissent, expérimentent, proposent. C’est sans doute que le capitalisme même est en crise, et il n’est pas sûr que, s’il y avait de l’autre côté d’une grande frontière un autre modèle alternatif cohérent et vivable, il ne s’effondrerait aujourd’hui comme naguère s’est effondré le monde soviétique. Tout se passe comme si on avait passé le seuil au-delà duquel, au lieu de produire des emplois, des habitats, des solidarités, bref d’irriguer des modes de vie durables, les marchés financiers détruisaient les économies. Est-il rentable, pour employer une parabole, d’abolir l’entretien des routes en se réfugiant tous dans des 4×4 ? Autrement dit : est-il finalement rentable de vouloir la rentabilité immédiate et à tout prix ? Tel est le doute qui ronge notre système.
Certes il y a des éléments de rationalité qui peuvent orienter de l’intérieur une économie durable et solidaire, et je tenterai plus loin de les rassembler, d’en dégager l’architecture. Mais il y a aussi beaucoup d’éléments d’irrationalité.
Registres d’irrationalité économique
Au niveau le plus large d’une crise planétaire, on doit reconnaître une dévastation écologique sans précédent, une impuissance à quantifier les ressources naturelles (les minéraux, les espèces vivantes, l’eau, le pétrole) dont nous poursuivons l’épuisement sans voir combien cela menace nos reprises économiques de n’être que des feux de paille. Ici, c’est la crainte rétrospective des totalitarismes passés qui nous plonge dans une dramatique faiblesse de gouvernance politique durable.
Au niveau intermédiaire d’une crise sociétale et humanitaire, on doit reconnaître combien la mondialisation ne fait que creuser le fossé entre les mondes riches et les mondes pauvres, au point de faire de nos « démocraties » une forteresse d’une extrême dureté pour ceux qui n’y ont pas accès ou qui en sont jetés, jusqu’à nos portes. Ici, c’est le bluff du néo-capitalisme qui nous cache combien il a tranquillement divorcé du libéralisme politique, et qu’il prospère bien mieux dans des sociétés despotiques, puissantes et misérables.
Au niveau d’une crise anthropologique presque intime enfin, ne cesse de s’accentuer le décalage entre les suractifs, surchargés de travail, et les superflus, inutiles et désoeuvrés. Ici la passion qui ravage l’homo economicus s’avère n’être pas tant le profit ou l’avoir que le pouvoir, la puissance, et le prestige, la renommée — et souvent tout bonnement le mimétisme le plus irrationnel.
Quelques mois après une crise financière gravissime qui a tout mis au bord de l’effondrement, ceux qui ont récupéré leurs mises semblent avoir tout oublié et rien compris ! Ils sont repartis de plus belle dans leurs spéculations, dans leur fuite en avant, dans leur consommation effrénée du monde. Pour eux c’est simple : la vie est une lutte acharnée, et ceux qui gagnent ne doivent rien à personne, s’ils gagnent c’est qu’ils le méritent. Ils mettent partout la pression sur les autres, pourrissent le monde du travail et en font un monde totalitaire, où il faut se durcir pour continuer — jusqu’à ce qu’on craque et que d’autres plus jeunes et plus voyous vous passent dessus.
Face à cela il est bon que se dressent des protestations, des objections de conscience, qui résistent de l’extérieur à ces abus. La protestation des écologistes attachés à la décroissance, par exemple, est voisine de l’attitude franciscaine de pauvreté volontaire qui eut jadis une grande influence spirituelle. Elle est le signe ici et maintenant qu’un autre monde est possible, une autre forme de « vie bonne ». D’ailleurs ce sont souvent d’anciens responsables de la vie économique qui se retournent en quelque sorte, et forment ces réseaux de vigilance. Ne méprisons pas ces observatoires critiques, ne brisons pas les thermomètres qui nous aident à dire ce qui ne va pas.
Registres de rationalité économique
Mais face à cela il est bon aussi de repenser de l’intérieur la rationalité du monde économique, c’est à dire la responsabilité de ses acteurs. Pour les chrétiens, c’est ce que le théologien Dietrich Bonhoeffer aurait appelé leur « mandat ». Nous sommes responsables à des échelles diverses. Il est bon de pluraliser ces échelles, et ni de laisser quelques commodes boucs émissaires responsables de tout, ni de noyer les responsabilités dans une culpabilité tellement collective qu’elle nous laisse tous impuissants et finalement irresponsables.
Pour reprendre les registres du diagnostic brossé plus haut, il y a d’abord les responsabilités de chacun, face à son prochain, et se faisant selon la parabole du Bon Samaritain le prochain de ceux qu’il rencontrent, au point parfois de tout laisser tomber pour s’occuper d’un inconnu tombé à terre à côté de nous. Je donnerai ici deux indications complémentaires.
La première est que nous devons être les témoins de la fidélité. Qu’est ce qu’un contrat, si on oublie qu’en amont se tient le pacte de la promesse, l’idée biblique même d’alliance, et donc la fidélité des liens ? Nous avons tellement prôné l’émancipation et l’autonomie des individus que nous avons oublié l’enfance, la vieillesse, et tous ces moments de la vie où d’autres prennent soin de nous. Il n’y a pas d’émancipation pour celui qui ne reconnaît aucune fidélité, aucun attachement, il n’y a que la solitude exacerbée — qui prendra la mesure économique des effets de la solitude sur la crise des « subprimes » ? J’estime que la fidélité (et d’ailleurs un minimum d’identité professionnelle claire), dans une société qui exige la flexibilité et le détachement, est une pierre de touche du renouveau possible de la confiance économique.
La seconde indication est que nous devons être des témoins du refus de l’humiliation. Qu’est ce que le management, si nous oublions que l’estime et le respect des autres sont la condition du déploiement de leurs capacités ? Nous sommes tellement obnubilés par le combat contre les injustices que nous cherchons partout l’égalité abstraite, mais dans une indifférence presque totale aux ravages de l’humiliation. Si nous instituions un monde du travail où les relations ne seraient pas humiliantes, bien des choses déjà seraient changées.
Il y a ensuite des responsabilités communes, à l’échelle de communautés économiques plus larges, qui amènent à se déplacer pour assumer des choix solidaires. Il ne s’agit donc pas de constituer des petites communautés fraternelles bien isolées dans un monde économique méchant, mais d’accepter par exemple que les évolutions technologiques dans un secteur dégagent l’obligation mais aussi la possibilité de reporter le travail humain vers des segments d’activités plus singuliers, plus innovants, ou moins aisément remplaçables par des techniques, grâce à la part de service associé.
Et puis plutôt que de chercher sans cesse à externaliser tout ce qui peut l’être, comme si tout problème avait une solution immédiate dans une sorte de présentisme (après moi le Déluge !), il faut au contraire chercher autant que possible à internaliser les problèmes, à les installer, les rendre féconds pour l’entreprise ou la communauté économique. Les conflits méritent d’ailleurs d’être travaillés jusqu’à être formulés de façon optimale. C’est tout autant une condition de l’innovation que de la démocratie économique.
Il y a enfin, si l’on poursuit la reprise des trois niveaux déployés antérieurement, des responsabilités structurelles en quelque sorte, qui touchent à la grammaire profonde de notre économie, de notre rapport au monde, au temps, à la suite des générations. Là encore l’éthique n’est pas la cerise sur le gâteau, mais le noyau profond de nos sociétés. Max Weber avait naguère montré l’importance de l’éthique protestante dans la formation de l’esprit capitaliste. Je pense que les orientations éthiques actuelles font peser sur l’ensemble de nos choix et de nos innovations techniques elles-mêmes une pression qui peut à terme réorienter complètement le gigantesque paquebot de nos sociétés.
Ceci dit, il faut penser à l’échelle planétaire une protection suffisante des marchés locaux, de façon à ce que chaque région du monde ait un socle vivrier minimal. Le marché planétaire est irrationnel quand il lamine les économies locales et les oblige à des spécialisations toujours déséquilibrées. Face à ce monisme désastreux, il nous faut désormais redéployer un véritable pluralisme économique. Là encore c’est une source d’innovations, notamment financières, car une monnaie ainsi pluralisée retrouverait la double fonction de l’argent jadis, d’éduquer au sens du possible par le crédit et d’éduquer au sens des limites car on ne peut tout acheter.
L’horizon éthique de la vie économique
Ayant ainsi rapidement esquissé le triptyque des niveaux de responsabilité des acteurs économiques, je reviendrai pour finir sur la confiance et sur la gratitude. D’où vient la confiance, en effet sinon de la faculté première de dire merci ? La gratitude est le moteur de l’éthique entière, s’il s’agit enfin de cesser de se justifier d’exister. N’est-ce pas le pire aujourd’hui, de ne pouvoir exister qu’en étant qualifiés, en montrant qu’on est actif, utile, branché ?
Il nous faut replacer notre économie entière sous l’angle de la reconnaissance, et sur l’équilibre entre les deux plateaux de l’échange. Si toute société, et je dirai même toute entreprise, en effet, se fonde sur une part d’échanges établis en équivalence, et rétribués de façon équitable, il doit rester la part du commun, du gratuit, du donné pour rien, du bénévolat, du non marchand, du non appropriable, qui fonde notre reconnaissance mutuelle. L’un de deux registres ne peut pas se déployer au détriment de l’autre, ou en l’exploitant en sous-main. Et certes il faut des deux, mais si nous sommes tellement enclins à accumuler des biens privés, tristement, c’est peut-être simplement parce que nous avons perdu le sens du bien commun.
Olivier Abel
Paru dans Album Cantoisel, Joigny le Pont, juin 2012