« Du retournement poétique au paradoxe éthique »

Ricœur a écrit quelque part que la philosophie consiste à faire travailler les apories. C’est en ce sens que je voudrais ici faire travailler avec vous quelques-unes des questions qu’il nous pose, plus encore que les diverses réponses qu’il propose éventuellement au passage à ces questions. En voici quelques-unes. La première c’est que lorsqu’on parle de poétique ce mot évoque quelque chose de flou, de trop vague, sans règles, sans rapport défini avec la réalité, comme si la poétique était une fuite. Et pourquoi lier l’éthique à l’imaginaire, à quelque chose d’aussi incertain ? La seconde détaille la précédente : comment peut-on augmenter les capacités du sujet éthique, du sujet responsable, ses capacités à agir mais aussi à sentir? Et pourquoi la morale ne serait-elle pas seulement argumentative, y a-t-il d’autres ressources pour la morale que la confrontation réglée d’arguments — qui cherchent ensemble une règle commune susceptible de définir leurs places respectives. Dernière question : la pluralité des genres littéraires ne porterait-elle pas aussi dans ses flancs un pluralisme éthique ? Mais alors en quoi le pluralisme éthique de Ricœur n’est-il pas un éclectisme facile, un relativisme, mais constitutif d’un paradoxe éthique et d’une éthique paradoxale mais cohérente ?

Il est important de laisser jouer ces diverses perplexités vives de Ricœur pour ne pas faire de sa pensée une nouvelle scolastique, et chercher plutôt à chaque fois les embarras et les difficultés. La rigueur de la méthode fait aussi l’acuité de l’interrogation éthique et de la démarche de Ricœur. Autour de toutes ces questions, tout reste à faire, à dire, à explorer à tour de rôle, et chacun des chercheurs qui entrent en matière avec ces questions peut tout renouveler autrement. Pour ma part, au long de ce premier exposé, je proposerai un parcours dans le labyrinthe des textes de Ricœur autour de trois tournants, de trois difficultés, de trois retournements, ou de trois bifurcations

  • le tournant herméneutique de l’éthique de Ricœur
  • le tournant poétique de l’herméneutique de Ricœur
  • le tournant éthique de la poétique de Ricœur.

Pour le second exposé, je repartirai des anaogies entre la pluralité des genres littéraires convoqués par Ricœur et la pluralité des genres éthiques qu’il déplie, avant d’en venir à ce que j’ai appelé le paradoxe éthique, qui tient à l’embarras que peut susciter la sorte de pluralisme éthique qu’il soutient.

Le tournant herméneutique de l’éthique de Ricœur

Rappelons d’abord que les premiers grands thèmes de la philosophie de Ricœur sont éthiques, au sens large du terme : il dialogue avec Spinoza, Nabert, et Nietzsche autour du mal, de la volonté, de l’homme coupable et capable, mais aussi de l’homme faillible, de la fragilité et de la violence, de la non-violence, de la guerre et de l’Etat. Avec Karl Jaspers il travaille la responsabilité. Et les textes qui l’ont d’abord fait connaître dans la revue du Christianisme social ou la revue Esprit concernent le socius, la société, le prochain, le paradoxe politique après le coup de Budapest en 1956. Il vient à l’herméneutique ensuite. Il faut donc expliquer les motifs philosophiques (et même on pourrait dire « heideggériens ») du tournant herméneutique de l’éthique elle-même. Pourquoi l’éthique doit-elle passer par une herméneutique ? Pourquoi ce virage ?

Je me servirai d’un texte de 1960 publié dans le recueil Histoire et vérité, et qui s’intitule Civilisation planétaire et culture nationale, où l’on trouve les grandes orientations de toute la philosophie de Ricœur — un peu comme dans Race et Histoire de Lévi-Strauss on trouve l’axe essentiel de sa démarche structurale. Le plan en est simple : il existe une civilisation planétaire que l’on peut décrire, mais qui est ambiguë . D’une part elle est positive, et apporte un progrès, un développement, mais d’autre part ce développement amène des effets pervers terribles, et notamment le scepticisme dans le rapport entre les cultures et le rapport à soi de chaque culture. Ricœur cherche alors à découvrir ce qui fait qu’une culture est créatrice et vivante, ce qui lui permet d’entrer en dialogue avec les autres cultures.

Pour cela, il faut aller jusqu’à ce qu’il appelle les noyaux éthico-mythiques des cultures. C’est une idée centrale, et même nodale chez lui, très proche de l’idée de l’identité narrative ou de l’idée d’un noyau éthico-narratif ou éthico-poétique du sujet. Quand il parle, dans Soi-même comme un autre, des implications éthiques du récit, il suggère ce noyau éthico-narratif du sujet. Son idée est qu’on ne peut séparer l’éthique du mythique, du narratif, du poétique Par exemple, on ne pourrait pas, en philosophie morale, prendre la morale sans la fable. Un important philosophe français, lecteur de saint Paul, Alain Badiou affirme quelque part qu’il ne croit pas à la fable, mais qu’il en garde la morale universelle, Mais c’est impossible. On ne peut pas séparer la morale de la fable. La narration, l’intrigue sont trop intriqués avec la morale, qui doit être interprétée en contexte.

Voici donc un texte où Ricœur propose une herméneutique de l’ethos, du noyau éthico-mythique des cultures. Il dit qu’on ne peut pas avoir accès directement à l’ethos, à ce noyau éthique : on ne peut que le déchiffrer, cela suppose un déchiffrement.

« Il me semble que si on veut atteindre le noyau culturel (…) il faudrait pouvoir creuser jusqu’aux rêves permanents qui constituent le fonds culturel d’un peuple et qui alimentent ses appréciations spontanées et ses réactions les moins élaborées (…) images et symboles constituent ce qu’on pourrait appeler le rêve éveillé d’un groupe historique (…) c’est dans ce sens que je parle du noyau éthico-mythique ». (HV 292).

L’idée exprimée par ce texte est assez proche de ce qui fait le cœur même de l’éthique : avant la morale (la morale est conscience, elle dit non), il y a une orientation éthique primordiale, une affirmation originaire, c’est à dire une sorte de socle éthique d’évaluation, de vouloir, de désir, de volonté au sens nietzschéen, de préfiguration, de précompréhension. C’est bien pour cela qu’il y a besoin d’une herméneutique, d’un déchiffrement de ce qui est implicitement compris comme bon, heureux, et souhaitable.

Or ce noyau éthico-mythique se donne dans des noyaux, l’humanité se donne dans des humanités, il y a des cultures, des styles, des volontés, des évaluations, une pluralité des figures éthiques, des ethos qui coexistent à la face du monde. Au long de l’histoire aussi d’ailleurs il y a une discontinuité et c’est là qu’on voit apparaître la rupture entre la civilisation proprement technique relativement cumulative, et le temps discontinu des cultures, qui connaît le phénomène des générations :

« Il y a pour l’humanité deux façons de traverser le temps : la civilisation développe un certain sens du temps qui est à la base d’accumulation et de progrès, tandis que la façon dont un peuple développe sa culture repose sur une loi de fidélité et de création : une culture meurt dès qu’elle n’est plus renouvelée, recréée ; il faut que se lève un écrivain, un penseur, un sage, un spirituel pour relancer la culture et la risquer à nouveau dans une aventure et un risque total. » (HV 296-297).

Ce que Ricœur veut dire, c’est qu’il y a dans la culture quelque chose de tragique, qui tient à la mort et à la naissance, à la succession des générations.

Il y a donc au cœur de l’herméneutique cette loi tragique de la pluralité des cultures, avec le décalage entre ce qui continue et ce qu’il faut recommencer à chaque fois parce qu’il y a la mort et la naissance. C’est pourquoi il ne faudra pas oublier qu’au cœur de l’herméneutique, il y a la génération — c’était l’une de mes thèses dans L’éthique interrogative (Paris : PUF, 2000). Comme il l’écrit, « Nous survenons au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution » (TA 48).

C’est parce que nous sommes « au beau milieu » que nous sommes autorisés à paraître à notre tour, parmi d’autres. Et c’est ainsi que se trouve au cœur de toute culture une dialectique de la tradition et de l’invention, de la sédimentation et de l’innovation, de l’écart et de la réduction d’écart, que nous retrouverons jusque dans la poétique de la métaphore et du récit :

« c’est pourquoi les paradigmes constituent seulement la grammaire qui règle la composition d’œuvres nouvelles — nouvelles avant de devenir typiques (…) Mais l’inverse n’est pas moins vrai : l’innovation reste une conduite gouvernée par des règles : le travail de l’imagination ne naît pas de rien et (…) se déploie entre les deux pôles de l’application servile et de la déviance calculée, en passant par tous les degrés de la déformation réglée » (TR1 108).

Il y a des écarts et des règles. Il faudrait même dire que nous sommes placés entre la répétition et l’invention, comme entre deux limites à la rigueur impossible : il n’y a pas d’invention pure, il n’y a pas de répétition pure. Et ce jeu, ce va-et-vient, cette dialectique tragi-comique de la reproduction et de l’invention est la dialectique même de la culture soumise à la généalogie et au fait des générations.

Ce qui fait la vivacité d’une tradition, entendue ici comme vouloir-vivre ensemble qui enjambe les générations, ce qui fait la puissance d’un noyau éthico-mythique, c’est sa faculté de rétention et de protention, la tensivité de sa faculté d’imaginer, de rapporter à soi le passé, d’anticiper le futur, de rouvrir les promesses non-tenues (cf TA 276).

On comprend mieux le tournant herméneutique de l’éthique : on n’accède à ce noyau que par un déchiffrement, au sens schopenhauerien : ce vouloir-vivre est oublié, il est trop profond et il n’apparaît de manière discontinue que dans des moments de crise historique, des moments de grande débâcle — par exemple la débâcle française face à l’armée allemande en 40, lorsqu’on se sent touché au cœur de notre culture, de notre civilisation. Parlant de l’éthique, mais de l’éthique à la première personne du pluriel, Ricœur écrit :

« Il est peut-être raisonnable d’accorder à ce vouloir vivre ensemble le statut de l’oublié. C’est pourquoi ce fondamental constitutif ne se laisse discerner que dans ses irruptions discontinues au plus vif de l’histoire sur la scène politique » (SA 230).

Le vouloir vivre ensemble est oublié et on ne peut y accéder que par l’interprétation, par le déchiffrement ou par la poésie — c’est déjà l’intention de la philosophie de Ricœur, dès sa thèse de doctorat, que de viser une « poétique de la volonté ». Si le mot d’ordre quasi-nietzschéen de l’éthique de Ricœur c’est « soyez vivants, vivez, ayez le désir d’exister », ce désir lui-même doit sans cesse être interprété, et interprété avec l’autre, interprété à plusieurs. Dans ce même texte de 1960, il écrit « pour avoir en face de soi un autre que soi, il faut avoir un soi ». (HV 337).

Pour conclure ce premier moment, on dira donc que la rencontre des cultures se fait toujours sur deux pieds. D’un côté on aura la traduction, car la confrontation des cultures suppose la faculté de se transférer dans une autre langue que la sienne, dans un autre ordre de perspective que le sien. Et la traduction restera chez Ricœur, depuis ce texte de la fin des années 50 à sa mort, le cœur de la rencontre des cultures, entendue comme une confrontation possible mais difficile. De l’autre côté on aura la création, dans un sens quasi-artistique : une culture rencontre une autre culture là où elle est créatrice. Ricœur écrit « lorsque la rencontre est une confrontation d’impulsions créatrices, une confrontation d’élans, elle est elle-même créatrice. Je crois que, de création à création, il existe une sorte de consonance, en l’absence de tout accord » (HV 299) C’est ainsi qu’une culture vivante peut saluer admirer et respecter ce qu’il y a de vivant dans les autres cultures.

Le tournant poétique de l’herméneutique de Ricœur

Le mot poétique apparaît très tôt chez Ricœur car, dans La philosophie de la volonté, il propose une poétique de la volonté, dans une démarche phénoménologique qui aurait déplié successivement une eidétique, une empirique, et une poétique de la volonté. Et dans ses travaux récents, il est plus encore passé par le langage, il s’est retourné vers l’être humain comme sujet parlant, être de langage. Ainsi la poétique va se greffer entre l’herméneutique et la rhétorique, comme on trouve dans un texte qui s’appelle Herméneutique, rhétorique, poétique.

« La conversion de l’imaginaire, voilà la visée centrale de la poétique. Par elle, la poétique fait bouger l’univers sédimenté des idées admises, prémisses de l’argumentation rhétorique. Cette même percée de l’imaginaire ébranle en même temps l’ordre de la persuasion, dès lors qu’il s’agit moins de trancher une controverse que d’engendrer une conviction nouvelle » (L2 487).

L’idée de ce texte c’est que la poétique ne se contente pas comme la rhétorique d’argumenter à l’intérieur de ces prémisses déjà admises et des présuppositions acceptées par l’auditoire, ni même comme l’herméneutique de reconnaître, d’explorer et déchiffrer les présuppositions déjà déposées là, dans la précompréhension que nous avons des textes. Elle s’intéresse à ce qui peut bouleverser l’imaginaire tout entier, l’horizon de l’interprétation. Il ne s’agit plus pour elle d’interpréter, ni d’argumenter, mais de bouleverser les présuppositions de l’argumentation. Or on a le sentiment que la poétique est comme appelée par l’herméneutique elle-même, au moment où Ricœur aborde le tragique, le mythe, la métaphore, le récit. Ses œuvres principales s’intéressent de plus en plus résolument à ce versant poétique et plus seulement à l’herméneutique au sens classique, si l’on peut dire, au sens gadamérien. Ricœur un jour m’avait dit « avez-vous remarqué que depuis dix ans je ne parle plus tellement d’herméneutique ?» Bien sûr on parle toujours de l’herméneutique de Ricœur car une grande partie de son œuvre est consacrée à des questions herméneutiques, et même à certains égard elle l’est du début à la fin ; mais lui-même avait fait basculer l’axe de recherche de l’herméneutique vers la poétique, et nous voudrions tenter de comprendre davantage la raison de ce changement.

Pour cela nous devons garder en mémoire que l’herméneutique de Ricœur a sans cesse tenté de garder un équilibre entre d’une part une herméneutique qui met l’accent sur l’appartenance du sujet interprétant au monde interprété, dans la ligne de Heidegger ou de Gadamer qui insistent sur cette dimension ontologique, et d’autre part une herméneutique plus classique, plus critique au sens d’une conscience de la distance historique et langagière et archéologique des contextes. C’est ainsi Ricœur qui a tenu à maintenir dans son herméneutique un « bougé » entre l’appartenance et la distance, le dedans et le dehors. Le caractère subtil de l’herméneutique de Ricœur, c’est qu’avec lui on est à la fois dedans et dehors, qu’on appartient au même monde et qu’en même temps on prend une distance, par le jeu de l’écart, mais aussi de l’empiètement, éventuellement du rapprochement même des contextes qui fait mesurer leur distance. « Le texte est le paradigme de la distanciation dans la communication » (TA 114).

A cet égard, et à la différence de Gadamer, Ricœur ne présuppose plus une entente, une compréhension mutuelle quasi-orale dans laquelle on serait amené à entendre directement les questions de Platon, de Socrate ou de Moïse, mais au contraire il ne cesse de rappeler au respect de la distanciation. C’est justement ici que se glisse l’importance accordée par Ricœur à l’épaisseur poétique du texte, à son autonomisation par rapport aux intentions de l’auteur. Le texte s’autonomise par rapport au contexte initial et va prendre dans d’autres contextes des significations imprévues et inédites. C’est pourquoi il va parler d’herméneutique critique, une herméneutique capable de prendre en compte cette distance par rapport au contexte initial, cette épaisseur propre au texte qui lui permet de se recontextualiser de mille façons, surtout s’il s’agit d’un « grand » texte, d’un classique. Et c’est sur le même point que l’on peut greffer la morale de Ricœur, plus exactement sa définition de la responsabilité. De la même façon que le texte est lâché par l’auteur pour prendre des significations imprévues au long de sa réception, notre agir, notre dire, nos paroles, nos actions sont lâchés dans le monde, et y prennent des tours et des conséquences imprévues, involontaires, inintentionnelles. Nous entrons dans la morale quand nous découvrons que nous n’avons pas fait ce que nous voulions faire, qu’il y a d’autres résultats que ceux que nous désirions. Ce schème de la morale, il nous faut aussi l’exercer sur le texte lui-même, ne pas le réduire à ses intentions, ne pas prétendre le comprendre en déchiffrant ce qui serait caché derrière le texte, mais se retourner vers ce qu’il montre, devant lui, vers ce monde qui n’existait pas avant le texte et que ce dernier fait voir.

« Ce qui est en effet à interpréter dans un texte, c’est une proposition de monde, d’un monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter mes possibles les plus propres. C’est ce que j’appelle le monde du texte, le monde propre à ce texte unique. (…) Nous l’avons dit, une récit, un conte, un poème, ne sont pas sans référent. Mais ce référent est en rupture avec celui du langage quotidien ; par la fiction, par la poésie, de nouvelles possibilités d’être-au-monde sont ouvertes dans la réalité quotidienne ; fiction et poésie visent l’être non plus sous la modalité de l’être-donné mais sous la modalité du pouvoir-être. Par là même, la réalité quotidienne est métamorphosée à la faveur de ce que qu’on pourrait appeler les variations imaginatives que la littérature opère sur le réel » (TA 115)

Dans ce très beau texte, très central, que ce soit pour la métaphore ou pour le récit, on sent le rapprochement de la poétique ici proposée avec la phénoménologie : c’est l’idée que la suspension de la référence première permet une réouverture seconde sur un monde, dans une temporalité différée. Et ce que ce texte sur la poétique indique aussi, sur le plan philosophique, c’est une double réaction à Heidegger. C’est qu’on ne cherche plus une sorte de philosophie radicale. Heidegger cherchait la racine de la compréhension dans la temporalité et le schématisme de Kant, il rapporte à la source commune d’une sorte de schématisme transcendantal qui serait une sorte de temps pur. Ricœur quant à lui renonce à chercher un schématisme radical, transcendantal : ce qui l’intéresse ce sont les variations mêmes du schématisme poétique proposé par le texte, car c’est le texte qui apporte le schématisme. Le schématisme de la compréhension est poétique.

« par là est retrouvé l’essentiel de la théorie kantienne du schématisme (…) En bref, le travail de l’imagination est de schématiser l’attribution métaphorique. Comme le schème kantien, elle donne une image à une signification émergente. Avant d’être une perception évanouissante, l’image est une signification émergente (…) En schématisant l’attribution métaphorique, l’imagination se diffuse en toutes directions, réanimant des expériences antérieures, réveillant des souvenirs dormants, irriguant les champs sensoriels adjacents » (TA 219)

C’est ici une des flexions essentielles du tournant poétique de l’herméneutique de Ricœur. La parole, la poésie, l’intrigue, la poétique ouvrent des chemins dans l’imagination et la compréhension des temps passés, des textes qui nous viennent du passé, mais aussi dans la perception et dans l’action, dans nos facultés d’agir et de sentir. La parole, le poème, le récit ouvrent en nous un schématisme nouveau, nous ne sommes pas condamnés à revenir toujours à un schématisme originaire, car nous pouvons greffer des schématismes neufs, élargir nos capacités par ce schématisme poétique, généré par la configuration texte, et dû aux variations imaginatives que le texte exerce sur le sujet lecteur, sur son monde. Tranquillement, dans La métaphore vive, Ricœur parle d’un schématisme métaphorique, de même qu’ensuite dans Temps et récit il parlera de schématisme narratif.

« Si maintenant on s’interroge sur les raisons de ce privilège de la métaphore et de la mise en intrigue, il faut se tourner vers le fonctionnement de l’imagination productrice et du schématisme qui en est la matrice intelligible. Dans les deux cas, en effet, l’innovation se produit dans le milieu du langage et révèle quelque chose de ce que peut être une imagination qui produit selon des règles. Cette production réglée s’exprime, dans la construction des intrigues, par le passage incessant entre l’invention d’intrigues singulières et la constitution par sédimentation d’une typologie narrative. » (TR1 21).

Or ce premier écart avec à Heidegger en recoupe un autre. Au début du Conflit des interprétations, Ricœur écrit que l’herméneutique de Heidegger n’est pas destinée à traiter et à résoudre des problèmes d’exégèse, de critique historique ou littéraire que le lecteur attentif rencontre avec un texte du passé, ou du lointain, mais à les dissoudre. Du coup, l’herméneutique heidegerrienne ne rencontre pas les questions de critique historique ou littéraire, d’archéologie qui, pour lui, sont des questions de méthode, des questions secondaires. Mais pour Ricœur ce sont cependant de vraies questions, c’est par l’explication qu’on peut mieux comprendre et par le travail du questionnement littéraire, poétique, historique, qu’on parvient à la compréhension. C’est pourquoi justement la poétique n’est pas quelque chose de flou, de vague, mais de beaucoup plus complexe, et plus rigoureux que le fonctionnement du langage de premier degré, qui dit par exemple que le ciel est bleu, ou que les arbres sont en fleurs. C’est un usage extraordinairement réglé, très construit, et qui n’a rien de flou, même si ébranlant notre monde il en brouille les catégories.

« le discours poétique porte au langage des aspects, des qualités, des valeurs de la réalité, qui n’ont pas d’accès au langage directement descriptif et qui ne peuvent être dits qu’à la faveur du jeu complexe de l’énonciation métaphorique et de la transgression réglée des significations usuelles de nos mots » (TA 24).

C’est aussi exactement le cas de l’intrigue narrative, du récit :

« Le monde de la fiction est un laboratoire de formes dans lequel nous essayons des configurations possibles de l’action pour en éprouver la consistance et la plausibilité. Cette expérimentation avec les paradigmes relève de ce que nous appelions plus haut l’imagination productrice » (TA 17).

La poétique chez Ricœur est donc presque un moment épistémologique, qui a beaucoup à voir avec la réalité, avec le travail de la référence, avec le travail sémantique du sens et des significations des mots. C’est un moment de respect du texte, car le respect de la configuration propre au texte est central dans la poétique. La métaphore propose une configuration inédite. La mise en intrigue narrative propose une configuration, une mimésis qui met ensemble un disparate, un divers, et cherche une concordance discordante. Dans une bonne intrigue, d’ailleurs, il y a autant de discordances que de concordances, une concordance pure ne voudrait rien dire, une dissonance pure non plus. Nous avons donc ce jeu perpétuel de la discordance et de la concordance, de la sédimentation et de l’innovation qui construit une configuration nouvelle. Pour la poétique cela culmine dans une sorte de paradoxe qui tient à la tension constitutive de la référence métaphorique.

« Le paradoxe consiste en ceci qu’il n’est pas d’autre façon de rendre justice à la notion de vérité métaphorique que d’inclure la pointe critique du n’est pas (littéralement) dans la véhémence ontologique du est (métaphoriquement) » (MV p.321).

Ce paradoxe poétique est lui-même porteur d’une sorte de paradoxe éthique : il faut regarder ce qui est et ce qui n’est pas ensemble, avec une vision assez large pour voir ce qui est et qui ne devrait pas être, et ce qui n’est pas et qui devrait être, voudrait être.

Le tournant éthique de la poétique de Ricœur

La poétique aurait pu signifier une sorte d’évasion en dehors de la réalité, une fuite et comme un refuge dans un monde de rêve, ou dans un monde de pur langage formel — semblable en cela aux mathématiques, ou même à une philosophie analytique lorsque celle-ci sert à échapper aux responsabilités et aux impasses de l’engagement politique. Or dans une bonne partie de ce parcours la poétique de Ricœur est en débat avec et contre un certain structuralisme. D’une part c’est le structuralisme qui le rend plus attentif à l’énigmatique épaisseur du texte, et il en emprunte bien des outils, bien des détours, qu’il a tendance à incorporer comme des moments dans sa propre approche. Mais d’autre part, à l’encontre d’un structuralisme excessif qui voudrait nous faire croire qu’il n’y a que des codes, qu’il n’y a pas de réalité en dehors de la langue, le travail de Ricœur est justement de rappeler la présence d’un monde, d’un référent, d’une vérité possible. Le langage doit éclater sans cesse vers son autre et l’énoncé métaphorique fait voir le dédoublement de la référence entre référence littérale et référence métaphorique — de même qu’il y a le sens littéral et le sens figuré. La poétique désigne ainsi dans la réalité elle-même quelque chose qui est et quelque chose qui n’est pas, la réalité est en travail, en tension, elle est dans l’enfantement. A la différence de Sartre ou de Levinas, Ricœur affirme qu’il y a dans l’être du non être, du néant, de l’autre, de l’altérité — c’est son côté spinoziste, platonicien aussi. La poétique suspend le rapport au réel pour ouvrir un autre rapport au réel.

« Il se peut que l’énoncé métaphorique soit précisément celui qui montre en clair ce rapport entre référence suspendue et référence déployée, qui acquiert sa référence sur les ruines de ce qu’on peut appeler, par symétrie, sa référence littérale » (MV 279).

Comme il écrit un peu plus loin : « Il faut introduire la tension dans l’être métaphoriquement affirmé » (MV 311). Il écrit quelque chose de très voisin dans Du texte à l’action : « la fonction neutralisante de l’imagination à l’égard de la thèse du monde est seulement la condition négative pour que soit libérée une force référentielle de second degré. » (TA 221)

Mais tout cela a une orientation éthique, et cette contestation, cette protestation contre la clôture du signe quand elle prépare une clôture du langage, prépare ou annonce une réorientation éthique de la littérature, et peut-être aussi de l’ontologie poétique de Ricœur toute entière.

« On peut tenter de refuser le problème lui–même, et tenir pour non–pertinente la question de l’impact de la littérature sur l’expérience quotidienne. Mais alors, d’une part, on ratifie paradoxalement le positivisme que généralement on combat, à savoir le préjugé que seul est réel le donné tel qu’il est empiriquement observé et scientifiquement décrit. D’autre part, on enferme la littérature dans un monde en soi et on casse la pointe subversive qu’elle tourne contre l’ordre moral et l’ordre social. On oublie que la fiction est très précisément ce qui fait du langage ce suprême danger dont Walter Benjamin, après Hölderlin, parle avec effroi et admiration » (TR1 120)

La littérature n’est pas sans rapport avec l’exigence éthique et répond elle-même toujours à un appel : de même qu’il y a dans les choses elles-mêmes ce que Ricœur appelait une orientation vers le « oui », un désir d’être, il y a dans l’être humain une demande à être dit, parlé, et nommé. Oui, il y a des choses qui demandent à être dites :

« S’il est vrai que tout emploi du langage repose sur un écart entre les signes et les choses, il implique en outre la possibilité de se tenir au service des choses qui demandent à être dites, et ainsi de tenter de compenser l’écart initial par une obéissance accrue à la demande de discours qui s’élève de l’expérience sous toutes ses formes » (« Mimésis, référence et refiguration dans Temps et Récit », Etudes Phénoménologiques n°11, 1990, p.40).

L’expérience du réel demande à être dite, parlée, racontée autant dans le bonheur, la joie, la gratitude que dans l’atroce, le malheur, et le désastre. Dans ce tournant éthique de la poétique, on peut aussi comprendre comment passer du texte à l’action : on passe du texte à l’action par l’imagination. La poétique bouleverse l’éthique en nous faisant imaginer, sentir des choses que nous ne sentions pas, et en nous rendant capables de les exprimer. Voici une série de citations qui soulignent ce point.

« C’est dans l’imagination que d’abord se forme en moi l’être nouveau. Je dis bien l’imagination et non la volonté. Car le pouvoir de se laisser saisir par de nouvelles possibilités précède le pouvoir de se décider et de choisir. » (TA 132) « Déjà il apparaît que l’imagination est bien ce que nous entendons tous par là : un libre-jeu avec des possibilités, dans un état de non-engagement à l’égard du monde de la perception ou de l’action. C’est dans cet état de non-engagement que nous essayons des idées nouvelles, des valeurs nouvelles, des manières nouvelles d’être au monde. » (TA 220).

L’imagination incite à l’action, à l’initiative, à l’intervention, parce qu’elle montre que le monde n’est pas fini, qu’il n’est pas clôt sur sa présence. En termes de philosophie quasi-analytique, Ricœur résume cela de façon magnifique : « Si le monde est la totalité de ce qui est le cas, le faire ne se laisse pas inclure dans cette totalité. En d’autres termes encore, l’agir véritable fait que la réalité ne soit pas totalisable » (TA 270). C’est donc le travail de l’imagination de faire sentir ce qui n’est pas là, de faire sentir l’absence, ce qui manque, dans le deux directions d’une poétique du sentir et d’une poétique de l’agir. Du côté du sentir l’imagination va notamment me permettre de me transférer à la place d’un autre, de m’imaginer le monde vu d’un autre point de vue ; l’imagination travaille cette sensibilité qui me manque par le seul fait que je suis pris dans l’étroitesse de ma perception du monde. Du côté de l’agir, l’imagination me permet d’anticiper ce que je vais faire, je me dispose à agir, et l’imagination prépare en moi les chemins de mon pouvoir-faire, de ma capacité d’agir : on ne saurait apprendre à conduire, à jouer d’un instrument de musique, à paler une langue nouvelle sans y mettre de l’imagination.

Mais le tournant éthique de la poétique est aussi lié au troisième moment de la mimésis, au moment de la refiguration. C’est le lecteur qui, ayant reçu du texte des capacités neuves, refigure son monde. Le troisième moment de la mimésis a une forte orientation éthique, au sens large de ce terme.

« Le postulat sous–jacent à cette reconnaissance de la fonction de refiguration de l’oeuvre poétique en général est celui d’une herméneutique qui vise moins à restituer l’intention de l’auteur en arrière du texte qu’à expliciter le mouvement par lequel un texte déploie un monde en quelque sorte en aval de lui-même. Je me suis longuement expliqué ailleurs sur ce changement de front de l’herméneutique post–heideggerienne par rapport à l’herméneutique romantique. Je n’ai cessé, ces dernières années, de soutenir que ce qui est interprété dans un texte, c’est la proposition d’un monde que je pourrais habiter et dans lequel je pourrais projeter mes pouvoirs les plus propres. Dans La Métaphore vive, j’ai soutenu que la poésie, par son muthos, re-décrit le monde. De la même manière, je dirai dans cet ouvrage que le faire narratif re-signifie le monde dans sa dimension temporelle, dans la mesure où raconter, réciter, c’est refaire l’action selon l’invite du poème » (TR1 122).

La refiguration du réel par la poésie, par l’intrigue, par la métaphore, n’est pas seulement une re-présentation neuve, mais ouvre la voie à une refiguration du réel par le récepteur, le lecteur

« La lecture « apparaît tour à tour comme une interruption du cours de l’action et comme une relance vers l’action. Ces deux perspectives sur la lecture résultent directement de sa fonction d’affrontement et de liaison entre le monde imaginaire du texte et le monde effectif du lecteur. En tant que le lecteur soumet ses attentes à celles que le texte développe, il s’irréalise lui–même à la mesure de l’irréalité du monde fictif vers lequel il émigre; la lecture devient alors un lieu lui-même irréel où la réflexion fait une pause. En revanche, en tant que le lecteur incorpore — consciemment ou inconsciemment, peu importe — les enseignements de ses lectures à sa vision du monde, afin d’en augmenter la lisibilité préalable, la lecture est pour lui autre chose qu’un lieu où il s’arrête; elle est un milieu qu’il traverse » (TR3 262).

Il est temps de récapituler tout cela. L’éthique n’est pas sans lien avec la précompréhension du sujet dans le monde, et la refiguration peut bouleverser les préfigurations du lecteur. Le texte poétique augmente les capacités de sentir et d’agir, augmente la sensibilité, la réceptivité du lecteur, mais augmente aussi ses capacités, son adresse, sa disponibilité à l’action. C’est le moment proprement éthique de la refiguration. On pourrait même mettre en lien l’éthique de Ricœur avec sa Mimésis 1, dans la mesure où l’éthique a à voir avec la préfiguration, avec la précompréhension des attentes, des visées, des orientations du sujet dans le monde. Poursuivant la mise en rapport analogique, on pourrait mettre en lien la règle morale, que ce soit dans l’épaisseur des textes sacrés, des textes juridiques, ou des textes classiques avec la Mimésis 2, où ce qui compte c’est la dialectique concorde-discorde, argument-règle, ou sédimentation-innovation constitutive du moment de configuration qui lui est spécifique. Enfin on pourrait alors relier la refiguration propre à la Mimésis 3 avec la sagesse pratique, entendue comme capacité à refigurer, à ajuster dans un contexte inédit, à réinterpréter dans le monde et la situaiton singulière où nous sommes.

Il me reste une remarque véhémente : le plus grave qui puisse arriver à l’éthique c’est l’affaissement de l’imagination, l’incapacité à se mettre à la place des autres qui entraîne immédiatement l’affaissement de la capacité éthique. Il me semble que l’affaissement de l’imagination est aussi l’affaissement des capacités narratives. Ce n’est pas un hasard si les études sur le sujet éthique et donc sur le sujet responsable dans Soi-même est un autre viennent juste après les études sur les capacités à parler, à raconter : on ne peut pas construire un sujet responsable sur un sujet incapable de suivre une histoire, de raconter une histoire et d’entendre les histoires des autres. Il est très dangereux de croire que tout est récit ou pire que tout est fiction mais il est encore plus dangereux de ne plus rien raconter, de ne plus être capable de rien raconter. La faiblesse des capacités narratives entraîne celle de la responsabilité.

Puis-je ajouter une dernière conclusion ? Quand je dis « poétique », je ne parle pas uniquement du narratif, il n’y a pas que les capacités narratives dont parle Ricœur dans Soi-même comme un autre. On rencontre aussi par exemple l’injonction, l’impératif qui n’a rien à voir avec la narration, mais qui est moins le mode des militaires, selon les exégètes, que celui des amoureux — Rosenzweig cité par Ricœur : « toi, aime-moi ! ». Il y a également la promesse, le pardon, l’accusation, l’argumentation, la louange, l’hymne, la joie, la gratitude, la lamentation, la plainte. Tout cela ce sont des genres langagiers et littéraires divers, des genres poétiques divers qui sont autant que la narration porteurs de capacités éthiques. Mais ce sera l’objet de mon exposé suivant.

Interlude : genres littéraires, genres éthiques

Avant d’en venir à ce que j’ai appelé le paradoxe éthique, en guise d’interlude et de transition, je voudrais montrer au moyen de quelques exemples l’importance de la pluralité des genres poétiques, des genres littéraires, sur la pluralité des grandes attitudes éthiques — et sur cette pluralité même comme paradoxe éthique. Il faut commencer par remarquer que souvent, quand on pense morale, on pense à des règles, et à des argumentations autour de la formation ou de l’application de règles. Or autant Ricœur accorde d’importance à l’argumentation (il y a même chez lui ce qu’il appelle une « fureur argumentative »), autant il résiste à l’idée que la morale serait réductible à des règles, à des questions de droits et de devoirs. Il me semble notamment que si la morale n’est pas identifiable à la loi, ni à l’argumentation, c’est que cette dernière nécessite des sujets bien élevés, éduqués, capables de bien argumenter ; or dans la vie, on n’est pas tous toujours capables de bien argumenter. Et Ricœur, pourtant si attaché au niveau proprement argumentatif du raisonnement moral, observe que

« dans les discussions réelles, l’argumentation sous formes codifiée, stylisée, voire institutionnalisée, n’est qu’un segment abstrait dans un procès langagier qui met en œuvre un grand nombre de jeux de langage ayant eux aussi un rapport au choix éthique dans des cas de perplexité » (SA 334).

Parmi ce grand nombre de jeux de langage, l’argumentation se trouve au milieu de bien d’autres. Il y a donc des sources non argumentatives de la morale, et l’on pourrait même dire des sources non morales de la morale : par exemple les tragédies sont immorales, mais ce sont des sources importantes de la pensée morale. Ou bien les romans, la poésie, sont des ressources immenses pour raconter les embarras, les transformations et les parcours de la conscience morale. Le texte biblique lui-même est loin d’être moral de A à Z , mais c’est parfois lorsqu’il est le plus immoral qu’il est le plus intéressant pour la morale.

Dans le livre que Ricœur a consacré à Penser la Bible, il part justement de la distinction entre plusieurs grands genres littéraires, qui sont chaque fois plus ou moins associés à un nœud de questions : il y la Création, qui est un récit ; il y a la loi, le Deutéronome ; il y a les Prophètes, le Cantique des cantiques, les Psaumes, et donc toute une série de genres différents. Quand il cherche à établir la typologie de ces genres, parfois il propose cinq grands genres, parfois trois grands genres. Et cela m’intéresse, dans la mesure où nous pouvons voir une analogie entre les trois genres littéraires dans lesquels il rassemble les genres bibliques et les trois grandes postures qu’il propose de l’éthique, de la morale et de la sagesse.

Plaçons au centre la morale, c’est à dire que l’on met au milieu la Torah, la loi, et donc l’obéissance – ce que Ricœur appelle « une obéissance aimante » — cet impératif amoureux dont nous parlions plus haut. Cette obéissance aimante développe une forme de temporalité qui dit la permanence : « Honore ton père et ta mère ». C’est le temps de l’antériorité, et la loi à cet égard est au fondement du monde, elle propose les grandes différences fondatrices : le jour et la nuit, l’homme et la femme, le grand et le petit et en même temps, elle propose des réciprocités, des mutualités organisatrices, des pactes, des alliances. Mais dans le même temps la loi biblique est inséparable de la narration, du récit dont elle fait partie, et qui distribue et redistribue ans cesse les rôles. C’est tout cela qui fait le lien entre la loi, genre Torah, et le genre moral.

Deuxième grand genre biblique, c’est le genre prophétique. Ricœur propose ici à titre d’exemple une lecture d’Ezéchiel sous le titre «Sentinelle de l’imminence ». Surgit ici le temps de l’irruption, le surgissement discontinu de ce qu’on avait oublié, de ce qu’on avait refoulé, de ce qu’on ne voyait plus. Et cette imminence, c’est la présence du malheur auquel on s’était insensibilisé, mais c’est aussi la promesse radicale qu’on avait écrasée : rouvrir la perception de l’imminence du malheur et de l’imminence de la promesse, rouvrir une bifurcation vers un autre présent, un autre avenir du passé, un présent prophétique, voir le présent autrement, telle est la fonction prophétique. On peut faire là aussi une analogie approximative, quoique incertaine, et mettre en lien le prophétique et l’éthique, la visée éthique étant justement le rapport à ce qui est déjà là mais oublié et qu’il faudrait rouvrir comme une promesse radicale et fondatrice.

Enfin le troisième grand genre littéraire qui recouvre plusieurs petits sous-genres, c’est le genre sapiential, les livres de sagesse comme Job, l’Ecclésiaste, mais les Psaumes aussi qu’on peut mettre dans le sapiential : c’est ce qui dit en même temps la louange, la gratitude et la plainte, la lamentation. C’est tout ce qui exprime l’expérience que le mal excède la loi de l’équivalence, de la restitution, que le malheur est injuste, que tout est décalage. La littérature sapientiale ne se rapporte pas à des grandeurs, mais au petit, elle prend garde à ce qui est vulnérable, fragile. Elle n’annonce pas le temps de l’extraordinaire, mais se rapporte au temps très ordinaire de la quotidienneté. Pour la sagesse ce temps de l’ordinaire est aussi celui de la gratitude, et de la louange.

Sans aller trop loin dans cette analogie entre éthique, morale, sagesse, et littératures prophétique, deutéronomique, et sapientiale, on peut noter que chacun des grands genres littéraires dans le texte biblique est porteur d’un temps différent, mais aussi d’une conception différente du soi et de l’autre, d’une conception différente du lien social, d’une conception différente du monde — et d’une conception différente de Dieu. Il y a donc une pluralité des perceptions éthiques du monde qui sont véhiculées par ces grands genres littéraires.

Jusqu’ici je suis parti des grands genres bibliques, mais on peut repartir d’autres grandes différenciations ou typologies. Notamment la grande opposition entre les deux grandes orientations éthiques de l’amour et de la justice se trouve appuyée chez Ricœur, dans son ouvrage Amour et justice, sur l’opposition de deux grands genres littéraires. Pour l’amour, c’est le genre poétique, le langage du Cantique des cantiques, de la métaphore, le chant. Pour lui dans l’amour le sexe est toujours en même temps métaphore d’autre chose, tout est métaphore, tout est dans tout, tout se tient. Alors que pour la justice au contraire, c’est le genre argumentatif qui l’emporte, la prose, la rhétorique de la discussion qui établit les distinctions, les séparations, les répartitions, les imputations. L’amour et la justice sont ainsi portés par des genres littéraires, des styles différents. L’argumentation cherche à penser les généralités, la justice ne cesse de construire des comparaisons. Dans l’amour à l’inverse rien n’est semblable, tout est singulier, on est dans l’incomparable. Or pour Ricoeur, on a besoin de cette dualité de l’amour et de la justice. L’amour tout seul manquerait de respect, serait flou, immoral, lâche, injuste. Mais la justice sans l’amour serait froide, sans compassion, utilitariste, purement instrumentale. On a besoin de la correction mutuelle que s’apportent l’amour et de la justice.

Pour achever cet interlude littéraire, on peut désigner un troisième exemple, celui que propose la mise en ordre des grands genres littéraires selon Aristote reprise par Hegel : l’épopée, la tragédie et la comédie. L’épopée est narrative, c’est même le genre littéraire narratif par excellence, on y trouve des vicissitudes, des épreuves, des problèmes ou des combats, des luttes et finalement une reconnaissance. Au cœur de l’épopée, il y a cette lutte pour la reconnaissance de soi-même par les autres, des autres par soi-même, ce travail de la reconnaissance. Cette lutte pour la reconnaissance en est le moteur – c’est très hégélien-. Le sujet de l’épopée n’est pas un « moi » individuel, elle se fait à plusieurs, elle est collective, elle peut même être anonyme. Elle peut même être drôlatique ou dramatique, au fond elle présente tous les genres indistinctement mêlés, c’est la littérature dans son indistinction quasi-orale et inchoative. Dans l’épopée, la narration véhicule de l’argumentation, de la tragédie, de la fable, de la louange, de la plainte, tous les genres littéraires en même temps. La grande vertu de l’épopée c’est l’amitié. Comme vous le voyez peu à peu je rapproche l’épopée de l’éthique : on y vise une vie bonne à plusieurs, une vie bonne dans l’amitié. Et le malheur éthique est bien un malheur collectif, un désastre épique, et non une petite culpabilité individuelle. Il y a de l’épopée dans le bonheur mais aussi dans le malheur.

Deuxième genre littéraire de cette série : la tragédie, qui elle aussi est importante pour Ricœur car elle est la source de son anthropologie et de son éthique. Que dit la tragédie ? La disproportion entre l’intention et le résultat. Je veux quelque chose mais je fais ce que je ne veux pas, je ne savais pas ce que j’étais en train de faire. Elle dit aussi la disproportion entre la capacité et la fragilité : l’homme se croit capable mais s’avère faible, vulnérable. La tragédie met en scène la disproportion dans l’humanité entre sa face de capacité, de responsabilité et sa face de vulnérabilité, de fragilité qui existent en même temps. Il y a un tragique lié à la morale quand elle rencontre des conflits de grandeurs, des conflits de devoirs comme Antigone et Créon. Il y a du tragique car chacun de ces devoirs prétend à l’universalité, prétend s’imposer comme universel. On entre dans la morale en entrant dans le tragique, dans ces conflits de devoirs où chacun doit tenir sa voix, jouer son rôle parfois même jusqu’ à la mort : c’est cela le tragique, quand je suis pris dans mon rôle jusqu’à la fin, alors que dans le comique on peut changer de rôle. C’est pourquoi il y a dans le tragique un rapport à la mort, au sacrifice, au deuil. Le tragique est une condition endeuillée. On peut toujours argumenter politiquement, mais il y a toujours quelque part de la vulnérabilité, de la faiblesse, de l’injuste, du deuil. Ce sont les femmes en deuil au bord de la scène politique dans l’Athènes tragique qui rappellent ce deuil par leurs chants, leurs lamentations, ce que Ricœur appelle « la plainte ».

La troisième figure de cette série est la comédie. Pour Ricœur, la sagesse est post-tragique, et il me semble possible de faire le lien entre la sagesse et le sens du comique en tant que c’est un sens de la relativisation. Il faut cesser de chercher toujours la grandeur, et accepter de revenir vers le petit, le relatif, accepter le bancal, cesser de croire que tout est simple. Comme l’écrivait Ricœur au moment de la guerre froide : « Compliquons, compliquons tout, le manichéisme en histoire est bête et méchant ». Le travail philosophique de compliquer, de mélanger, de bricoler des compromis, est un travail de la sagesse, mais c’est aussi un travail comique pour sortir du manichéisme, accepter que la situation est trop compliquée pour les règles générales. On voudrait faire de grandes choses, mais avant même qu’on ait fini tout s’éboule et il faut toujours recommencer, comme Sisyphe : la sagesse de Sisyphe qui remonte inlassablement la pierre c’est absurde, mais c’est tragi-comique. Le comique est moralement important: les comiques ont un grand rôle moral dans nos sociétés, car ils font sentir la possibilité d’avoir d’autres points de vue sur le monde, de ne pas rester enfoncés dans nos points de vue exigus, étroits. Je ne peux pas sortir de l’étroitesse de mon point de vue, mais je sais qu’il y a d’autres points de vue possibles sur le monde. C’est aussi la figure du fou de Shakespeare.

Le paradoxe éthique

Ce que je me propose de faire pour terminer ce parcours, c’est de déplacer l’analyse célèbre du paradoxe politique selon Ricœur sur le champ de son éthique. Nous trouvons en fait plusieurs paradoxes éthiques, et j’en aborderai ici deux aspects. On a vu qu’il y a des sources immorales de la morale et aussi sans doute des sources morales de l’immoralité. Je veux le bon, le bien, je veux appliquer la bonne règle et ce faisant, je fais du mal en plus, je suis encore plus injuste, plus immoral. C’est cela qui est comique dans la démarche de Ricoeur, cette espèce de retournement des sources immorales de la morale mais aussi des sources morales de l’immoralité : on veut faire le bien, on fait le mal, et les règles les plus morales peuvent justifier le pire. Les plus grandes espérances sont le lieu des plus grands périls, et comme le dit Ricœur du politique « le plus grand mal adhère à la plus grande rationalité ». Et dans un commentaire de la parabole du bon grain et de l’ivraie qui croissent ensemble sans qu’on puisse les séparer, il s’attarde à ce genre de paradoxe, que les possibilités du meilleur et la plus grande rationalité sont aussi des possibilités du pire et de la plus grande irrationalité.

Pour ma part je vais m’attacher à deux aspects de ces paradoxes éthiques. D’une part on va voir que l’éthique de Ricœur boite, qu’elle est bancale, qu’elle n’est pas droite : c’est vraiment le cœur du paradoxe éthique et cela ressemble beaucoup au paradoxe politique. D’autre part le pluralisme éthique lui-même soulève une question du genre : l’éthique est-elle dans chaque morale ou bien dans une sorte de méta-éthique, dans le rapport entre ces différentes postures morales ?

La première question est celle d’une bifurcation constitutive de la démarche de Ricœur, entre l’éthique et la morale. Analysant le paradoxe politique au moment du coup de Budapest en 1956, Ricœur opposait une rationalité proprement politique à une irrationalité proprement politique. C’était une critique de l’analyse marxiste en tant qu’elle réduisait tous les malheurs à l’exploitation économique et ne pouvait reconnaître l’existence de malheurs spécifiquement politiques. L’idée était qu’en éliminant l’exploitation économique on allait éliminer aussi la domination politique : mais Ricœur pointait l’irréductibilité de la rationalité politique qui n’est pas pour lui seulement un effet secondaire de la rationalité économique. Or je crois que cette analyse peut s’appliquer à l’éthique : il y a une rationalité proprement éthique et une irrationalité proprement éthique et elles sont liées. Il y a peut-être d’autant plus d’irrationalité éthique qu’il y a de rationalité étique. Et ici encore on peut souligner deux traditions différentes. Certains auteurs ont majoré le côté positif de la rationalité éthique, l’orientation vers le bien : Aristote, Spinoza, Hannah Arendt sont des auteurs qui ont une vision positive de l’orientation éthique. Alors que d’autres, comme Kant, Hobbes, Freud, vont insister sur la capacité qu’ont les humains à faire du malheur, à être méchants, à faire leur propre malheur. Le paradoxe éthique tient au fait qu’il faut penser l’éthique dans cette double perspective. Rappelons la phrase programme qui annonce les trois études qui constituent ce qu’il appelle sa « petite Ethique » dans Soi-même comme un autre, et qui affirme :
« 1) la primauté de l’éthique sur la morale ; 2) la nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme ; 3) la légitimité d’un recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des impasses pratiques » (SA 201).

La première annonce la visée éthique, qui est tournée vers le bon. Ricœur commence donc par l’approbation, la confiance, le crédit fait à la bonne volonté, à la capacité au bon. On sait comment cette visée heureuse se déplie sur les trois niveaux du je, du tu, et du il, selon la phrase fameuse qui définit son propos : « Appelons visée éthique la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes » (SA 202). Ou selon les résumés qu’il en donne dans Réflexion faite : « Ce ternaire relie le soi appréhendé dans sa capacité originelle d’estime, au prochain, rendu manifeste par son visage, et au tiers porteur de droit sur le plan juridique, social et politique » (RF 80).

La seconde est plutôt tournée vers la protection contre le mal, sous l’idée plus négative de défense. « Quant au passage de l’éthique à la morale, avec ses impératifs et ses interdictions, il me paraissait appelé par l’éthique elle-même, dès lors que le souhait de la vie bonne rencontre la violence sous toutes ses formes » (RF 80). Ricœur disait aussi « N’exerce pas ton pouvoir sur autrui de façon à le laisser sans contre-pouvoir sur toi ». Tel est donc le paradoxe : il faut bien pouvoir, car si nous ne pouvions rien, nous serions impuissants, mais avec le pouvoir du bon apparaît la violence, la faculté de faire mal. Cette seconde ligne analyse donc les malheurs spécifiquement moraux : il existe une méchanceté morale, des violences purement morales, et c’est pourquoi il faut faire passer nos désirs, nos souhaits, nos motivationspar le crible de la règle morale.

La première orientation de l’éthique est de viser le bon, la seconde orientation morale est sensible aux maux, au mal : on entre dans la morale lorsqu’on découvre qu’on est potentiellement des animaux dangereux. S’il y a un rapport à soi ou à l’autre comme soi-même, dans l’estime, il y a un rapport à l’autre dans le respect de la vulnérabilité de l’autre, dans la distance respectueuse. Ces deux grandes traditions morales sont présentées par Ricoeur comme antagonistes. On ne peut pas en faire aisément une synthèse pacifiée en les intégrant comme si elles étaient complémentaires.

« Restera à montrer de quelle façon les conflits suscités par le formalisme, lui-même étroitement solidaire du moment déontologique, ramènent de la morale à l’éthique, mais à une éthique enrichie par le passage par la norme, et investie dans le jugement moral en situation » (SA 237), notamment ces « situations de détresse, où le choix n’est pas entre le bon et le mauvais, mais entre le mauvais et le pire » (RF 81).

On le voit, la sagesse n’est pas une synthèse, mais un compromis bancal, une improvisation par le va et vient induit par la situation indécise, un retour de la norme vers la visée première pour en retrouver le sol ou le cap, mais aussi l’invention de « conduites qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle » (SA 312). La sagesse pratique a à voir avec la métaphore, ces exceptions qui font voir la règle justement par son inversion. La sagesse pratique consiste à savoir quand inverser les règles.

Il est temps de passer à la seconde question du paradoxe éthique : on a vu la pluralité des attitudes, tantôt éthique, tantôt plutôt morale, tantôt sagesse — et l’ordre incertain entre ces différentes postures. Mais ce pluralisme éthique est-il cohérent, ou bien n’est-il qu’un éclectisme facile, une juxtaposition baroque qui n’est peut-être elle-même qu’une forme de sagesse comique ? D’abord il faut commencer par rappeler le tragique, que de part en part l’histoire humaine sera toujours une histoire du conflit. Or la morale règle en quelque sorte la circulation, la plupart des conflits qui surgissent entre les visées hétérogènes des individus. Cependant il peut y avoir des perceptions différentes du malheur lui-même, et plus largement il y a des cultures, des images différentes de la vie bonne dans le monde, dans sa géographie comme dans l’histoire. C’est pourquoi il faut accepter la conflictualité morale elle-même. Une morale est toujours parmi d’autres.

L’éclectisme ce serait de croire qu’on peut garder le bon d’une morale en laissant le mauvais. Mais la démarche de Ricœur est inverse : c’est de montrer que l’on ne peut bénéficier des vertus d’une morale, si je puis dire, sans prendre en charge ses effets pervers. On ne peut pas avoir l’un sans l’autre. Toute morale a des effets pervers, tout désir du bon porte dans ses flancs des possibilités du pire. C’est justement pourquoi il faut explorer les formes de rationalité et de cohérence éthique, tout en reconnaissant qu’il y a des maux éthiques spécifiques. Et le cœur de cette critique est l’analyse du mal radical par Kant, quand il montre, dans La religion dans les limites de la simple raison, que la racine du mal tient à l’inversion des motifs par laquelle la morale elle-même n’est plus pratiquée qu’en vue d’autre chose, comme un simple moyen pour obtenir un bénéfice. Toute morale a sa forme d’immoralité, et l’immoralité d’une morale, par excellence, consiste à dénier ses propres faiblesses, à se prétendre valable toujours et partout. C’est pourquoi il faut mettre autant de soin à déployer la rationalité propre à chaque morale que ses irrationnels, ses bévues, pour reprendre l’image de l’Evangile, que l’on voit mieux la paille dans l’œil du voisin sans voir la poutre dans le sien.

Il y aurait ainsi quand même une sorte de morale des morales, et c’est sans doute l’exercice de la sagesse qui n’est pas une synthèse mais un mode d’emploi des morales elles-mêmes : c’est de les corriger les unes par les autres. Une société vivante a besoin du débat entre plusieurs éthiques ; et ne pas se contenter d’une réponse, même bonne, à chaque problème, ni à tous. Les morales aussi ont des limites. Pour Ricœur, on a besoin d’un pluralisme moral, d’une correction mutuelle des différentes morales, de la même manière qu’il n’y a pas un seul genre poétique, ou qu’il n’y a pas un seul genre philosophique. Et de la même façon que nous sommes jusqu’au bout dans une conversation des genres littéraires, l’existence a jusqu’au bout besoin d’une conversation des différentes éthiques, sans que l’une d’entre elles puisse prétendre conclure.

Olivier Abel

inédit
« De la poétique à l’éthique » et « le paradoxe éthique »
Colloque « Théorie littéraire et herméneutique ricoeurienne »,
Université de Campinas, Brésil, le 05/09/08.

Du retournement poétique au paradoxe éthique

 

Le tournant herméneutique de l’éthique de Ricœur

  • « Il me semble que si on veut atteindre le noyau culturel (…) il faudrait pouvoir creuser jusqu’aux rêves permanents qui constituent le fonds culturel d’un peuple et qui alimentent ses appréciations spontanées et ses réactions les moins élaborées (…) images et symboles constituent ce qu’on pourrait appeler le rêve éveillé d’un groupe historique (…) c’est dans ce sens que je parle du noyau éthico-mythique ». (HV 292).
  • « Il y a là pour l’humanité deux façons de traverser le temps : la civilisation développe un certain sens du temps qui est à la base d’accumulation et de progrès, tandis que la façon dont un peuple développe sa culture repose sur une loi de fidélité et de création : une culture meurt dès qu’elle n’est plus renouvelée, recréée ; il faut que se lève un écrivain, un penseur, un sage, un spirituel pour relancer la culture et la risquer à nouveau dans une aventure et un risque total. » (HV 296-297).
  • « Nous survenons au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution » (TA 48)
  • « c’est pourquoi les paradigmes constituent seulement la grammaire qui règle la composition d’œuvres nouvelles — nouvelles avant de devenir typiques (…) Mais l’inverse n’est pas moins vrai : l’innovation reste une conduite gouvernée par des règles : le travail de l’imagination ne naît pas de rien et (…) se déploie entre les deux pôles de l’application servile et de la déviance calculée, en passant par tous les degrés de la déformation réglée » (TR1 108).
  • « Il est peut-être raisonnable d’accorder à ce vouloir vivre ensemble le statut de l’oublié. C’est pourquoi ce fondamental constitutif ne se laisse discerner que dans ses irruptions discontinues au plus vif de l’histoire sur la scène politique » (SA 230).

Le tournant poétique de l’herméneutique de Ricœur

  • « La conversion de l’imaginaire, voilà la visée centrale de la poétique. Par elle, la poétique fait bouger l’univers sédimenté des idées admises, prémisses de l’argumentation rhétorique. Cette même percée de l’imaginaire ébranle en même temps l’ordre de la persuasion, dès lors qu’il s’agit moins de trancher une controverse que d’engendrer une conviction nouvelle » (L2 487).
  • « Le texte est la paradigme de la distanciation dans la communication » (TA 114).
  • « Ce qui est en effet à interpréter dans un texte, c’est une proposition de monde, d’un monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter mes possibles les plus propres. C’est ce que j’appelle le monde du texte, le monde propre à ce texte unique. (…) Nous l’avons dit, une récit, un conte, un poème, ne sont pas sans référent. Mais ce référent est en rupture avec celui du langage quotidien ; par la fiction, par la poésie, de nouvelles possibilités d’être-au-monde sont ouvertes dans la réalité quotidienne ; fiction et poésie visent l’être non plus sous la modalité de l’être-donné mais sous la modalité du pouvoir-être. Par là même, la réalité quotidienne est métamorphosée à la faveur de ce que qu’on pourrait appeler les variations imaginatives que la littérature opère sur le réel » (TA 115)
  • « par là est retrouvé l’essentiel de la théorie kantienne du schématisme (…) En bref, le travail de l’imagination est de schématiser l’attribution métaphorique. Comme le schème kantien, elle donne une image à une signification émergente. Avant d’être une perception évanouissante, l’image est une signification émergente (…) En schématisant l’attribution métaphorique, l’imagination se diffuse en toutes directions, réanimant des expériences antérieures, réveillant des souvenirs dormants, irriguant les champs sensoriels adjacents » (TA 219)
  • « Si maintenant on s’interroge sur les raisons de ce privilège de la métaphore et de la mise en intrigue, il faut se tourner vers le fonctionnement de l’imagination productrice et du schématisme qui en est la matrice intelligible. Dans les deux cas, en effet, l’innovation se produit dans le milieu du langage et révèle quelque chose de ce que peut être une imagination qui produit selon des règles. Cette production réglée s’exprime, dans la construction des intrigues, par le passage incessant entre l’invention d’intrigues singulières et la constitution par sédimentation d’une typologie narrative. » (TR1 21)
  • « le discours poétique porte au langage des aspects, des qualités, des valeurs de la réalité, qui n’ont pas d’accès au langage directement descriptif et qui ne peuvent être dits qu’à la faveur du jeu complexe de l’énonciation métaphorique et de la transgression réglée des significations usuelles de nos mots » (TA 24).
  • « Le monde de la fiction est un laboratoire de formes dans lequel nous essayons des configurations possibles de l’action pour en éprouver la consistance et la plausibilité. Cette expérimentation avec les paradigmes relève de ce que nous appelions plus haut l’imagination productrice » (TA 17).
  • « Le paradoxe consiste en ceci qu’il n’est pas d’autre façon de rendre justice à la notion de vérité métaphorique que d’inclure la pointe critique du n’est pas (littéralement) dans la véhémence ontologique du est (métaphoriquement) » (MV p.321).

Le tournant éthique de la poétique de Ricœur

  • « Il se peut que l’énoncé métaphorique soit précisément celui qui montre en clair ce rapport entre référence suspendue et référence déployée, qui acquiert sa référence sur les ruines de ce qu’on peut appeler, par symétrie, sa référence littérale » (MV 279). « Il faut introduire la tension dans l’être métaphoriquement affirmé » (MV 311)
  • « la fonction neutralisante de l’imagination à l’égard de la thèse du monde est seulement la condition négative pour que soit libérée une force référentielle de second degré. » (TA 221)
  • « On peut tenter de refuser le problème lui–même, et tenir pour non–pertinente la question de l’impact de la littérature sur l’expérience quotidienne. Mais alors, d’une part, on ratifie paradoxalement le positivisme que généralement on combat, à savoir le préjugé que seul est réel le donné tel qu’il est empiriquement observé et scientifiquement décrit. D’autre part, on enferme la littérature dans un monde en soi et on casse la pointe subversive qu’elle tourne contre l’ordre moral et l’ordre social. On oublie que la fiction est très précisément ce qui fait du langage ce suprême danger dont Walter Benjamin, après Hölderlin, parle avec effroi et admiration » (TR1 120)
  • « S’il est vrai que tout emploi du langage repose sur un écart entre les signes et les choses, il implique en outre la possibilité de se tenir au service des choses qui demandent à être dites, et ainsi de tenter de compenser l’écart initial par une obéissance accrue à la demande de discours qui s’élève de l’expérience sous toutes ses formes » (« Mimésis, référence et refiguration dans Temps et Récit », Etudes Phénoménologiques n°11, 1990, p.40).
  • « C’est dans l’imagination que d’abord se forme en moi l’être nouveau. Je dis bien l’imagination et non la volonté. Car le pouvoir de se laisser saisir par de nouvelles possibilités précède le pouvoir de se décider et de choisir. » (TA 132)
  • « Déjà il apparaît que l’imagination est bien ce que nous entendons tous par là : un libre-jeu avec des possibilités, dans un état de non-engagement à l’égard du monde de la perception ou de l’action. C’est dans cet état de non-engagement que nous essayons des idées nouvelles, des valeurs nouvelles, des manières nouvelles d’être au monde. » (TA 220)
  • « Si le monde est la totalité de ce qui est le cas, le faire ne se laisse pas inclure dans cette totalité. En d’autres termes encore, l’agir véritable fait que la réalité ne soit pas totalisable » (TA 270).
  • « Le postulat sous–jacent à cette reconnaissance de la fonction de refiguration de l’oeuvre poétique en général est celui d’une herméneutique qui vise moins à restituer l’intention de l’auteur en arrière du texte qu’à expliciter le mouvement par lequel un texte déploie un monde en quelque sorte en aval de lui-même. Je me suis longuement expliqué ailleurs sur ce changement de front de l’herméneutique post–heideggerienne par rapport à l’herméneutique romantique. Je n’ai cessé, ces dernières années, de soutenir que ce qui est interprété dans un texte, c’est la proposition d’un monde que je pourrais habiter et dans lequel je pourrais projeter mes pouvoirs les plus propres. Dans La Métaphore vive, j’ai soutenu que la poésie, par son muthos, re-décrit le monde. De la même manière, je dirai dans cet ouvrage que le faire narratif re-signifie le monde dans sa dimension temporelle, dans la mesure où raconter, réciter, c’est refaire l’action selon l’invite du poème » (TR1 122).
  • La lecture « apparaît tour à tour comme une interruption du cours de l’action et comme une relance vers l’action. Ces deux perspectives sur la lecture résultent directement de sa fonction d’affrontement et de liaison entre le monde imaginaire du texte et le monde effectif du lecteur. En tant que le lecteur soumet ses attentes à celles que le texte développe, il s’irréalise lui–même à la mesure de l’irréalité du monde fictif vers lequel il émigre; la lecture devient alors un lieu lui-même irréel où la réflexion fait une pause. En revanche, en tant que le lecteur incorpore — consciemment ou inconsciemment, peu importe — les enseignements de ses lectures à sa vision du monde, afin d’en augmenter la lisibilité préalable, la lecture est pour lui autre chose qu’un lieu où il s’arrête; elle est un milieu qu’il traverse » (TR3 262).

Interlude : genres littéraires, genres éthiques

Le paradoxe éthique

  • « Appelons visée éthique la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes » (SA 202). « Ce ternaire relie le soi appréhendé dans sa capacité originelle d’estime, au prochain, rendu manifeste par son visage, et au tiers porteur de droit sur le plan juridique, social et politique » (RF 80). « Quant au passage de l’éthique à la morale, avec ses impératifs et ses interdictions, il me paraissait appelé par l’éthique elle-même, dès lors que le souhait de la vie bonne rencontre la violence sous touts ses formes » (RF 80).
  • « Restera à montrer de quelle façon les conflits suscités par le formalisme, lui-même étroitement solidaire du moment déontologique, ramènent de la morale à l’éthique, mais à une éthique enrichie par le passage par la norme , et investie dans le jugement moral en situation » (SA 237), notamment ces « situations de détresse, où le choix n’est pas entre le bon et le mauvais, mais entre le mauvais et le pire » (RF 81). « La sagesse pratique consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle » (SA 312).
  • « 1) la primauté de l’éthique sur la morale ; 2) la nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme ; 3) la légitimité d’un recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des impasses pratiques » (SA 201).

Olivier ABEL
« De la poétique à l’éthique » et « le paradoxe éthique »
Colloque « Théorie littéraire et herméneutique ricoeurienne »,
Université de Campinas, Brésil, le 05/09/08.