Ricœur n’a cessé d’insister sur le caractère prosaïque de la justice, par opposition à la poétique de l’amour, comme si, pour schématiser sa pensée, chaque grand sentiment avait son genre littéraire dominant. En tout cas c’est ici un des points où sa grande proximité avec Lévinas[1] fait place justement à une première différence, me semble-t-il : Ricœur est très attaché à la pluralité irréductible des genres de discours, et refusait de les subordonner à un genre éminent, qu’il soit prescriptif, législatif, narratif, prophétique ou autre. Sa démarche consiste le plus souvent à partir de la pluralité des significations véhiculées par les usages ordinaires des termes qu’il étudie[2] : il examine la pensée implicite que ces sens comportent, et tente de distinguer et d’expliciter leurs strates de signification. Il s’attache enfin aux métaphores, aux dynamiques qui font surgir des usages inédits mais non moins significatifs du sujet — mais il se méfie d’un usage d’emblée trop inhabituel, métaphorique ou « hyperbolique » des mots.
Dans le cas qui nous intéresse, le vocabulaire de la justice et du juste recèle plusieurs significations qui se déploient à l’intersection de deux axes : d’une part le juste désigne le bon, la vertu au sens aristotélicien, dans une visée de style téléologique, d’autre part le juste désigne plutôt ce qui est légal, la règle au sens kantien, et le style est ici plus procédural.
Ricœur montre une tension entre ces différents sens qui ne sont pas étanches : il y a donc correction mutuelle permanente, déformation mutuelle des notions par le jeu de cette tension : et le juste se cherche moins par synthèse que par un perpétuel ajustement.
Cela se comprend aussi par l’histoire récente des philosophies du droit. Quand Ricœur débarque sur la scène de la philosophie politique, notamment dans un article publié dans la revue Esprit en 1956 après le coup de Budapest, intitulé « le paradoxe politique », la philosophie est occupée par l’idée que le politique n’est qu’un appareil de domination. L’hypothèse marxiste alors générale, et qui sur ce point prolonge l’analyse de Machiavel, c’est que le politique est renard et lion, menteur et violent, et qu’il faut donc le déconstruire, le rapporter à son fondement véritable dans les rapports de classe. Mais pour Ricœur le problème du pouvoir en régime communiste montre qu’il y a des maux spécifiquement politiques, irréductibles à l’exploitation économique : ces maux ne peuvent être compris que si on les comprend aussi comme l’irrationalité spécifique d’une rationalité proprement politique. Il faut penser l’autonomie relative du politique pour pouvoir critiquer les abus et les maux spécifiquement politiques. C’est ce qu’il appelle le paradoxe politique, cette double analyse d’une rationalité et d’une irrationalité coextensives l’une à l’autre.
Dans « Le juste entre le bon et le légal »[3], on peut dire qu’il transfère cette analyse du champ politique à celui de la justice : c’est ainsi que Ricœur a voulu penser en même temps la visée bonne, la visée du bon, ce qui est proprement rationnel et aussi heureux dans la justice comme partage, mutualité et participation, et en même temps ce par quoi le juridique et la loi résistent à tout ce qui est éprouvé comme injuste, les violences bien sûr, mais aussi les oppressions et dominations abusives. D’un côté on s’oriente vers quelque chose de bon, d’heureux, de voulu, souhaité, désiré, de l’ordre de l’optatif, le juste partage, la réciprocité ou mieux la mutualité qui caractérisent l’amitié. De l’autre on doit passer par une réflexion sur le mal, la méchanceté ou l’aveuglement des humains, et méditer le tragique : pour Ricœur les grandes tragédies grecques ou les grands dialogues du livre de Job sont de ces lieux où s’est élaborée notre conception de la justice.
On peut dire qu’il y a une sorte de rythme entre les deux, un rythme que l’on pourrait relier aux grandes oscillations de l’imaginaire social[4], tantôt plus ou moins utopique et ouvrant l’horizon d’attentes, les promesses majeures qui orienteront durablement de l’intérieur les choix d’une société, tantôt se refermant avec nostalgie sur une image de soi qui ne cherche qu’à préserver et conserver ce qu’on se figure être encore le statu quo, le moindre mal, en se résignant à ne rien changer.
Le juste comme bon
Dans ces variations sémantiques du juste entre le bon et le légal, nous allons d’abord examiner la justice comme vertu, comme orientation vers le bon, et promesse d’une cité heureuse. Je ferais usage de nombreuses citations qui vont en ce sens. Comme il l’écrit dans un texte paru dans le Cahier de l’Herne qui lui est consacré, « L’idée du juste n’est autre que l’idée du bon considéré dans le rapport à autrui » (p.288). Et dans un autre texte « tenir la justice pour une vertu (…) c’est admettre qu’elle contribue à orienter l’action humaine vers un accomplissement, une perfection, dont la notion populaire de bonheur donne une idée approchée » (L1 178).
Avec le juste, en ce sens, l’idée du bon se tourne vers autrui, passe de soi à l’autre, il y a là le proche mais aussi l’autre lointain : « Ce pas du prochain au lointain, voire de l’appréhension du prochain comme lointain, est aussi celui de l’amitié à la justice. L’amitié des relations privées se découpe sur le fond de la relation publique de la justice. Avant toute formalisation, toute universalisation, tout traitement procédural, la quête de justice est celle d’une juste distance entre tous les humains (…) je verrais volontiers dans la vertu d’hospitalité l’expression emblématique la plus approchée de cette culture de la juste distance (…) La justice en tant que juste distance entre soi-même et l’autre, rencontré comme lointain, est la figure entièrement développée de la bonté. Sous le signe de la justice le bien devient commun » (J2 72-73). Et Ricœur reprend alors la formule de John Rawls « la justice est la vertu des institutions ».
La justice est donc la vertu des institutions, mais toujours ici au sens d’une éthique heureuse, selon le fameux adage qui indique le rythme ternaire (je, tu, il) de l’éthique de Ricœur : « Appelons visée éthique la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes » (SA 202). « Ce ternaire relie le soi appréhendé dans sa capacité originelle d’estime, au prochain, rendu manifeste par son visage, et au tiers porteur de droit sur le plan juridique, social et politique » (RF 80). « L’autonomie du soi y apparaîtra intimement liée à la sollicitude pour le proche et à la justice pour chaque homme » (SA 30). C’est pourquoi il est si important de se traiter soi-même comme un autre.
De ce premier « chapitre », je voudrais retenir plusieurs choses. D’abord il y a une dimension téléologique de finalité, visant à une vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes — toujours la triade : soi, autrui, et les autres au sens du lointain. Mais dans le même temps, il y a un enracinement : le juste comme bon s’enracine dans du désir, des mœurs, des habitudes, des capacités. Le sujet du juste comme orientation vers le bon comme vertu est un sujet capable. Nous sommes bien ici dans la dimension aristotélicienne du juste : la vertu, c’est un exercice, un habitus, et la justice aussi est d’abord un habitus. Le juste est enraciné également dans un imaginaire social qui a une histoire qui est celle de ses évaluations, de ses priorités. Il n’y a pas les mêmes cultures juridiques, pas les mêmes images de la vie bonne dans les différentes cultures. Le juste a pris si l’on peut dire dans des figuratifs différents. Chaque société a donc son imaginaire du bien commun, et pour chacune son idée de la cité heureuse travaille comme une promesse, comme une idée directrice. Le bonheur est comme l’intention de la justice, et nous oriente vers le bien commun. La justice est ici « instituante ».
Le juste comme règle
Sur l’autre bord de la variation il nous faut maintenant examiner la justice comme règle. La visée du juste comme bon va passer par le crible des règles, par la critique au sens kantien, et par le détour des obligations réciproques. Nous ne sommes plus ici dans l’orientation vers le bien, le bon, ou le bonheur, mais dans ce qui empêche, ce qui entrave, ce qui retarde le mal, la spirale vers le mal ou le pire. Et c’est souvent par là qu’on entre dans la question du juste. Ricœur écrit : « Le sens de l’injustice n’est pas seulement plus poignant, mais plus perspicace que le sens de la justice ; car la justice est plus souvent ce qui manque et l’injustice ce qui règne, et les hommes ont une vision plus claire de ce qui manque aux relations humaines que de la manière droite de les organiser. » (L1 177).
Le sentiment de l’injustice est souvent premier. Et même lorsqu’on s’oriente d’abord vers le juste de façon positive et pleine d’espérance, on se casse la figure, on s’aperçoit trop tard qu’on a fait du mal à d’autres ou à soi-même au nom de notre idée du bon et du juste, et on découvre notre propre dangerosité, cette faculté que nous avons de faire du mal, de faire notre propre malheur. C’est donc par le sentiment d’injustice (et ces expériences enfantines que sont les partages inégaux, les promesses trahies, les punitions ou rétributions disproportionnées), que l’on entre dans la recherche du juste. Parce que les humains exercent les uns sur les autres des pouvoirs dissymétriques, et que les sujets sont ici considérés sous leur visage de fragilité, de vulnérabilité, et non de capacité, il faut des règles qui leur interdisent d’exercer sur les autres un pouvoir excessif. Il ne faut pas exercer sur l’autre son pouvoir de façon telle qu’on le laisse sans contre-pouvoir.
On passe ici de la justice comme vertu à la justice comme tiers instituant une juste distance par un corpus de lois écrites, par l’institution judiciaire de tribunaux et de juges ayant autorité pour dire la sentence, au terme de procès où sont échangés des arguments. Ces règles ne sont pas respectées pour elles-mêmes, mais parce qu’il s’agit de personnes, de victimes, ou plus généralement il s’agit de « faire entendre la revendication des plus défavorisés dans les partages inégaux » (J2 74). En nous obligeant à adopter le point de vue de l’autre, du plus faible, la règle s’inscrit moins dans une démarche d’enracinement de nos visées dans les orientations fondamentales du désirable et des habitus, que dans une démarche d’universalisation critique au sens procédural recherché par Habermas. « Le formalisme du contrat a pour effet de neutraliser la diversité des biens au bénéfice de la règle de partage » (L1 186), qui permet de sortir de nos systèmes de justifications pour faire entendre la revendication des plus défavorisés dans les partages inégaux.
Il se pose ici cependant deux problèmes. Le premier, c’est qu’il arrive que l’on ne soit pas d’accord sur l’ordre de priorité des plaintes qu’il faut entendre, car il existe en même temps plusieurs plaintes, plusieurs injustices et sentiments d’injustice, qui ne se comprennent pas forcément entre eux. Le désaccord ne porte plus sur l’ordre des éléments du bien commun (la sécurité, l’égalité, la solidarité, la liberté, etc), mais sur celui de la plainte qu’il nous faut d’abord entendre, la plus urgente, la plus criante, la plus inaudible parfois. Et « puisqu’il y a plusieurs manières plausibles de répartir avantages et désavantages, la société se révèle être de part en part un phénomène consensuel-conflictuel » (L1 186). Plus grave sans doute, et c’est le second problème, cette justice ne peut se faire qu’à l’ombre d’un Etat qui a le monopole de la violence. C’est pourquoi il y a une violence qui pour être la plus « résiduelle » possible n’en est pas moins toujours une violence injustifiable, un usage de la force contre l’injustice qui peut faire de l’injustice en plus. Pour penser la justice, il faut intégrer combien la justice est douloureuse, et sans cesse refuser de la penser de manière sacrificielle, en sacrifiant trop vite à la logique du moindre mal. La justice est ici « instituée ».
Le juste comme sagesse
Il s’agit ici de la praticabilité du juste et cet abord par la sagesse pratique ne propose pas une synthèse, mais un ajustement bancal entre les deux limites de la variation dont nous venons d’exposer les deux bords. De toute façon et de part en part on reste dans le conflit. Simplement et justement il faut intérioriser la conflictualité dans des formes d’énonciation du juste qui en ont intégré la difficulté. C’est pourquoi le juste qualifie en dernière instance une décision singulière prise dans un climat de conflit et d’incertitude, et « l’équité s’avère ainsi être un autre nom du sens de la justice, quand celle-ci a traversé les conflits suscités par l’application même de la règle de justice » (L1 269).
Alors qu’en général, il est plutôt kantien contre Hegel, Ricœur est ici plus hégélien que kantien, au sens bien sûr de cette philosophie des institutions qui caractérise le penseur berlinois, mais surtout au sens de cette philosophie du tragique qui ne croit plus que les règles, si elles étaient bien pensées et universalisées, finiraient par convenir entre elles dans un consensus parfait. Non, le tragique n’est pas surmontable et il existe des conflits de devoirs. Toute la question est de savoir comment apaiser ces conflits, ce déchaînement meurtrier des représailles, cet enfoncement dans l’étroitesse de la violence qui préfère se faire du mal pourvu d’en faire à l’ennemi. Comment transformer ces divinités terribles que sont les Erinyes en Euménides ? Le procès ne doit pas seulement calmer les hommes mais aussi les Dieux qui peuvent ici devenir fous, méchants et terribles. L’homme peut convertir les Dieux par la justice comme il y a conversion de l’homme qui dépose son souhait de vengeance.
Une autre tragédie qui a beaucoup inspiré Ricœur est celle du Job biblique, parce qu’elle démantèle la vision pénale d’un monde où tout malheur serait une punition : en démythologisant la « peine », en défaisant la rationalisation théologique du mal comme peine, Job ose penser l’absurdité du mal. Il faut alors penser en même temps qu’on peut combattre le mal, que tout mal subi correspond jusqu’à un certain point à un mal commis, que l’on peut montrer, imputer, et autant que possible réparer et corriger. Mais il y a un résidu de mal qui n’est pas imputable, pas mérité, absurde. Ce noyau d’absurde est important chez Ricœur pour sortir d’une conception pénale, archaïque et religieuse, de la justice elle-même : comme si l’on pouvait effacer le mal commis par un autre qui vaut punition : « Ce qui dans la peine est le plus rationnel, à savoir qu’elle vaut le crime, est en même temps le plus irrationnel : à savoir qu’elle l’efface » (Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 352). Nous sommes ici au nœud du problème rationnel/irrationnel du juste lui-même, de cette « justice injuste » qu’est la justice humaine, et le juste doit être sans cesse retravaillé car il peut être regagné par de l’intérieur par des démons. C’est pourquoi la sagesse pratique est post-tragique.
On ne part pas ici du sujet capable ou vulnérable, mais des conflits, justices et injustices des institutions elles-mêmes. Car Ricœur n’a cessé de penser la dimension collective du mal, irréductible à une petite affaire morale privée et individuelle où chacun pourrait être juste tout seul, en se retirant du monde commun. Avec la dernière guerre et la Shoah, on a peu à peu pris conscience combien le mal a une épaisseur collective, et combien l’on doit repenser la responsabilité dans un sens beaucoup plus large. Pour cela il est bon d’aiguiser le sens des conflits, et notamment entre les normes générales qui forment notre respect et les cas singuliers qui appellent notre sollicitude. Ce qui permet de tenir l’affrontement entre ces deux acceptions du juste, et de le rendre fécond, c’est justement la sagesse pratique, c’est-à-dire cette conviction bien pesée qui anime le jugement dans les situations de conflit irrémédiable où il doit être ajusté : conflits politiques à propos des biens à partager en priorité ou débat sur les règles de répartition, cas difficiles et tragiques entre le mal et le pire, écart entre la norme générale et la sollicitude singulière. « La sagesse pratique consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle. » (SA 312). Mais là encore les institutions sont impliquées, et même s’il ne s’agit parfois que d’établir des compromis précaires, c’est le rôle des tribunaux que d’être ces « instances publiques qui ont autorité pour construire la nouvelle cohérence requise par les cas insolites » (SA 323).
Les rythmes du juste
Entre ces grands moments de la pensée de Ricœur, je dirai, pour terminer, qu’il y a un rythme, des rythmes. Selon le premier, la justice se fait toujours en deux temps, un temps où elle opère en arrêtant, en séparant les antagonistes, en distinguant, en établissant des imputations précises et limitées, en mettant de la distance, en arrêtant les responsabilités et les victimités. Et un temps où elle répare, restitue, réhabilite, en repartageant les choses et en retissant le lien social. Comme on ne peut pas durablement cliver les sociétés entre d’un côté les gens responsables et de l’autre des gens fragiles, la sagesse pratique consiste à tisser ensemble et réassocier les deux visages, dissymétriques, de l’humanité capable et vulnérable.
Le second rythme que je voudrais présenter, et que pour ma part je déduis de l’ensemble de la démarche de Ricœur sans qu’elle y soit explicitée de la même façon, oscille entre un dedans et un dehors : tantôt l’éthique du juste doit « de l’intérieur » animer les institutions de la justice, chercher les règles les plus équitables, traiter semblablement les cas semblables, protéger les trop faibles des trop forts. Mais souvent l’on a affaire à des différends, et non seulement à des litiges : on ne parle pas de la même chose, on est en conflit mais sans s’entendre sur les motifs mêmes du conflit. Par exemple, les uns demandent plus de respect dans le travail, les autres veulent bien leur donner un petit peu plus d’argent. Dans le différend, la seule chose que l’on puisse faire c’est de construire des compromis : ce mot est remis en avant dans les travaux des sociologues Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Ricœur a tenté de donner un crédit philosophique à cette idée de « compromis » : comment penser ensemble des exigences aussi justes les unes que les autres mais hétérogènes ?
Mais ce n’est pas toujours possible, et c’est pourquoi il arrive que les principes de justice travaillent les institutions de la justice « de l’extérieur ». Le juste mets les pouces, refuse de participer aux institutions telles qu’elles vont. Il résiste, et pointe combien la société manque à être juste avec chacun : devant tel malheureux qui a subi malheur sur malheur, par une sorte de contamination de misère, il rappelle que la société ne lui a pas redonné sa chance. Il rappelle ainsi que le sens radical des institutions — l’école, les hôpitaux, les prisons, mais aussi les institutions des sciences, des arts, les églises, etc— est de sans cesse redonner une chance à chacun, car on ne sait jamais entièrement « qui » il est, de quoi il est capable. Et puis il rappelle aussi que l’on n’a jamais vraiment tout repartagé. Je pense ici à la figure biblique du Jubilé dans le Deutéronome : tous les sept fois sept ans, l’idée est de redistribuer les terres, d’annuler toutes les dettes, de remettre le compteur à zéro. C’est sans doute un mythe, mais c’est une figure magnifique qui travaille l’imagination politique — mais qui existe aussi à Athènes dans les réformes de Clisthène, ou à Rome chez les Gracques. Selon la formule du Deutéronome, la justice est alors comme un torrent.
Épilogue
C’est pourquoi on peut enfin aborder ici un conflit en quelque sorte ultime, celui que Ricœur met en scène par l’opposition du juste et de l’amour. Car l’amour est un volcan, un torrent, un fleuve qui peut déborder et faire beaucoup de ravages — et les pires guerres civiles ne sont parfois que la déception et le retournement de trop grands enthousiasmes. C’est pourquoi Ricœur, qui est un philosophe du conflit, est si méfiant à l’égard de l’usage de « l’amour », notamment dans les milieux chrétiens, où l’amour tourne vite une agapè facile qui efface tous les problèmes. Il ne faut cesser de penser la conflictualité, car jusqu’au bout de l’histoire, on sera dans le conflit.
Dans un petit ouvrage intitulé Justice et amour (Paris, Seuil, 2008), ce vieux conflit théologique est d’abord rapporté à une différence de genres littéraires : la justice suppose de s’installer dans l’espace rhétorique d’un dialogue prosaïque, avec des procédures et des règles d’argumentation. Alors que l’amour, comme dans le Cantique des Cantiques, mais aussi bien chez Rimbaud, a pour élément la métaphore. L’amour joue sur les disproportion et l’infini alors que la justice cherche proportions et limite. Et de même qu’à l’intérieur du juste nous trouvons la tension entre le légal et le bon, on retrouve la même tension entre le juste et l’amour.
Chaque figure peut présenter des effets pervers. Le travail de la justice consiste parfois à rendre les injustices acceptables, à justifier certaines inégalités comme préférables quand même à une égalité totale qui serait encore plus défavorable pour les plus défavorisés — c’est l’argument de Rawls. Mais on peut aussi de là basculer dans une logique utilitariste et sacrificielle. L’amour se dresse là contre, et corrige aussi ce que pourrait avoir d’utilitariste une interprétation réductrice de la règle de réciprocité, où « je donne pour que tu donnes ». Pour le dire autrement, la justice cherche à placer entre les humains les bonnes distances, alors que l’amour vise à les rapprocher pour partager le bonheur et la joie ; mais rapprocher c’est aussi domestiquer, humilier parfois, ramener à un lien de proximité qui fait des esclaves. C’est souvent par l’amour que s’introduit la dialectique maître-esclave, par l’amour que se créent les liens de servitude.
Aujourd’hui nous sommes très sensibles à l’injustice, et Ricœur distinguait d’ailleurs, en 58-59, dans un article où il reprenait la trilogie des passions chez Kant, plusieurs figures de l’injustice : les injustices politiques, les injustices économiques, et les injustices culturelles. Mais il me semble important de rappeler combien les humiliations sont parfois plus graves que les injustices. Comme le notait Avishai Margalit, on pourrait avoir une société très juste et très humiliante. C’est tout le travail de l’amour que de faire accepter une certaine humilité préférable au refus véhément de toute humiliation, qui pourrait voir de l’humiliation partout. Et l’on trouve chez Pasolini, dans ses Lettres luthériennes, ce texte très étonnant où il estime adorables les êtres qui ne savent pas qu’ils ont des droits, ou bien les êtres qui ont des droits mais qui ne les revendiquent pas, ou bien encore les êtres qui ne se battent que pour les droits des autres. Il y a justement cependant des limites au-delà desquelles l’humilité est simplement de la lâcheté, et c’est pourquoi il faut résister à l’injuste.
C’est ainsi qu’encore une fois Ricœur corrige mutuellement ces deux principes l’un par l’autre, et installe des dispositifs assez bancals pour qu’il reste un mouvement, un bougé, un flou qui exige encore et interminablement une conversation. C’est du moins ce que je retiens pour justifier une conclusion elle-même un peu floue.
Olivier Abel
in Al Azmina Al Hadita, Rabat, octobre 2011 n°3-4.
cf 659 « La difficile institution du juste »,
in Visages de la justice (sous la direction de JF Rey),
Paris L’Harmattan/Université Lille 1, 2010, p.51-64.