Pour Olivier Abel, professeur de philosophie éthique à la Faculté de théologie protestante de Paris, les vacances sont le moment du désordre, de la fête, de la dépense ostentatoire. Mais il n’y a rien de mal là-dedans.
Quelle valeur, quelle importance ont les vacances pour les individus ?
Les vacances sont liées à une société très scandée, dans un tempo. La société vit en deux temps : la production et la consommation, l’accumulation et la dépense, l’activité et la détente. L’état de « vacance » est la mise entre parenthèses du cadre ordinaire, un moment de suspension, de ralentissement, une véritable machine à ralentir le temps. Il y a là une transgression, celle de l’ordre ordinaire. On a accumulé pendant toute l’année, mais on est prêt à casser sa tirelire pour ce temps de la fête. Même en cette période de crise d’ailleurs. On sort de toute rationalité économique, c’est le temps du désordre généralisé. Mais il n’y a rien de mal là-dedans, on a besoin de ça ! Les vacances revêtent un caractère sacré, celui de la fête et de la dépense ostentatoire, où l’on fait des choses « pour rien ». Nouvelle forme de religiosité au calendrier binaire, le tourisme développe un imaginaire spécifique, celui de l’évasion ou du retour vers des paradis perdus.
Quels sont ces paradis perdus dont vous parlez ?
L’imaginaire de la « vacance », c’est ce qu’ont fait les flibustiers puritains, ces protestants dissidents du XVIIe siècle : ils sont partis créer leurs utopies marines, au loin. Cette image-là reste celle des vacances idéales, de la liberté absolue, l’île et les cocotiers. Le problème, c’est qu’aujourd’hui il y a du monde partout, l’utopie de la terre déserte, la terre incognita est fini. On ne peut plus partir « ailleurs » et être seul. Ce mythe subit un ébranlement profond, même s’il faut bien avouer que les vacances ont tout de même encore de beaux jours devant elles !
Le tourisme est un « fait social total », pour reprendre l’expression du sociologue Marcel Mauss. Issu du développement technique des dernières décennies (qui dégage du temps et fournit des moyens de déplacement), forme privilégiée du loisir, le tourisme est devenu la première activité économique dans le monde, et l’une des formes les plus planétaires de l’échange. Il échange une marchandise très spéciale, beaucoup plus « exploitable » que l’aluminium ou le coton : ce sont les personnes elles–mêmes qui sont envoyées dans les circuits, des personnes prêtes à « dépenser », des personnes en état de loisir.
Alors, comment préparer au mieux ses vacances ?
On a besoin de se dépayser, de voir ailleurs pour être mieux chez soi, pour se retrouver bien au retour dans son quotidien. Il y a, dans notre société, presque une sorte d’obligation à s’ouvrir à l’autre, à la différence. Mais il faut s’éduquer à cela. Les vacances en sont le moyen. Le seul problème, c’est qu’on a tendance à s’agglutiner dans des endroits qui ont des capacités d’accueil limitées. Certains lieux, en effet, ne permettent pas d’accepter autant de vacanciers que c’est le cas et cela comporte un vrai risque contre-productif, celui de détériorer les sites. Et si on apprenait à sortir de chez soi plus près de chez soi ?
En réalité, il s’avère que les Français voyagent volontiers et souvent dans l’Hexagone…
C’est là, selon moi, un autre aspect des vacances, celui du retour à l’enfance. On a envie de retrouver les lieux où on a été enfant. C’est pourquoi on repart dans des zones quelques fois très reculées, avec l’envie de remonter dans le temps. Les Français sont profondément ruraux, ils ont besoin de leur terroir, de leurs régions. Même quand ils partent à l’étranger, c’est certes par dépaysement, mais également dans la perspective de (re)trouver une France plus ancienne encore. Pour ma part, j’ai retrouvé, en Turquie, des pratiques d’agriculture de l’Ardèche de mon enfance. Il s’avère aussi que l’on s’oriente souvent vers des pays où la jeunesse représente une grande partie, voire la majorité de la population. Voyager dans des pays jeunes est un véritable bain de jouvence pour de vieilles sociétés comme la nôtre.
Cette année, selon une étude de la société de conseil Protourisme parue fin juin, seuls 53% des Français devraient partir en vacances cet été. Revêtent-elles une forme de luxe ?
Les vacances sont un incroyable marqueur de la démocratisation du luxe. Avec les congés payés instaurés en 1936 sous le Front populaire, on partait pour la première fois. Aujourd’hui, « tout le monde » peut le faire, alors le luxe s’est déplacé. Et, paradoxalement, le vrai luxe aujourd’hui se cherche dans quelque chose de plus ordinaire, de moins lointain. Les nouveaux riches vont loin, les familles de milieux aisés se rendent dans leurs maisons de famille du sud de la France. Ce ne sont pas seulement les gens qui n’en ont pas les moyens qui ne partent pas l’été. Certains sont bien chez eux et partent quand ils le veulent, en hors-saison par exemple et lors d’escapades de week-ends. Le choix du temps, de la période est une vraie forme de luxe.
Ne peut-il aussi y avoir un forme d’excès ?
Les sociétés sont très marquées par ce à quoi sont consacrés les surplus. Et il faut bien avouer que les vacances peuvent être vues, comme je l’ai dit précédemment, comme un moment de détente ostentatoire. Même si, selon moi, ça s’essouffle. Celui qui dépense le plus est le plus haut dans la hiérarchie, ce qui introduit une forme de compétition entre les gens. Les vacances sont un merveilleux moment pour se voir et se faire voir, se montrer aux yeux des autres. Regardez à Collioure ou à Saint-Tropez, le nombre de personnes, la foule qui se promène à la nuit tombée sur les quais. Les touristes sont, en quelque sorte, l’objet de leur propre désir de voir et de se montrer.
Olivier Abel
Propos recueillis par Ph. S. 2012