La joie est de ces sujets les plus simples, qui sont les plus difficiles. Car si l’on cherche à définir la joie, cet indéfinissable, on voudra distinguer à tout prix la vraie joie, la pure joie, du plaisir, du bonheur, de l’amusement, du contentement, etc. On risque de refuser la joie de l’autre, l’autre joie. Et toute joie aussitôt s’éteint. C’est là une première idée de la joie : elle n’existe qu’à être communiquée, partagée. Une hirondelle ne fait pas le printemps, et nous avons bien besoin de toutes les expériences de joie, dans leur diversité, elles sont si singulières, si variées, si fragiles. La joie tient peut-être d’ailleurs aussi à cet éphémère, à cette condition d’apparition qui va disparaître. C’est là une seconde idée de la joie : ce qui ne demeure que parce qu’on accepte de le perdre. L’idée de joie imprenable me semble à cet égard contradictoire, sauf si la joie se réduit à l’espérance, et cela arrive. Il faut imaginer chacun heureux, capable de joie, porté plus loin par sa joie comme par une vague.
Mais avant de développer ces deux idées, au travers de ce qui fait obstacle à la joie, je voudrais poser quelques jalons, quelques remarques. On dit beaucoup, et c’est vrai, qu’un malheur peut réveiller des malheurs endormis, enfouis, des malheurs anciens qu’on croyait finis. Il me semble que l’inverse est aussi vrai : une joie actuelle peut réveiller des joies anciennes, des promesses non encore tenues, des joies enfouies et parfois même jusque là inaperçues : et qui reviennent plus fortes, plus vives qu’au premier jour. On a aussi remarqué qu’une souffrance physique pouvait laisser une trace psychique, et qu’une souffrance psychique pouvait laisser une trace physique ; ici encore l’inverse existe aussi : une joie physique laisse une trace psychique, une joie psychique laisse une trace physique. La joie ravive notre être entier. La joie dilate tous les registres de l’existence, elle est dilatation d’être. Plus qu’un sentiment, ou qu’une « passion », c’est une modalité d’être, mais inséparable de son envers, la tristesse. Que serait une société où la tristesse, la mélancolie, seraient interdites de séjour, refoulées ? Qui peut connaître la joie, sans connaître la tristesse ? Depuis les Psaumes nous savons leur alternance dans la vie humaine, l’alternance de la plainte et de l’hymne.
Le vrai obstacle de la joie n’est donc pas la tristesse, mais c’est d’abord la difficulté à partager la joie. La joie est venue dans le monde, et le monde ne l’a pas reçue. Chaque fois que nous ne recevons pas la joie communicative de nos prochains, c’est cela que nous faisons. La philosophe Hannah Arendt l’évoque de manière saisissante : nos vrais amis sont « ceux à qui nous n’hésitons pas à montrer notre bonheur » et « partager de la joie est absolument supérieur de ce point de vue, à partager de la souffrance. C’est la joie, et non la souffrance, qui est loquace, et le véritable dialogue humain diffère de la simple discussion, en ce qu’il est entièrement pénétré du plaisir que procure l’autre et ce qu’il dit — la joie, pour ainsi dire, en donne le ton ». Ce qui ternit cette joie, de l’extérieur, c’est l’envie des autres, et de l’intérieur, c’est la vanité.
Or ce qui rend difficile l’élimination totale de ce double risque, de la vanité et de l’envie, c’est qu’une joie n’est pleine qu’à être communiquée et partagée. Un paysage trop beau, nous voulons le partager, une musique qui nous touche au plus profond, une découverte littéraire, une idée, un amour, l’annonce d’un enfant, l’évangile, nos joies sont communicatives, elles demandent à être partagées. Elles n’existent même vraiment qu’à être communiquées. Nous savons pourtant qu’en cherchant à les partager nous pouvons échouer, ne pas être reçus, et que ce désir déçu peut tourner à la tristesse, parfois même à la haine. Comment persévérer dans le désir de partager sa joie, d’augmenter la joie commune, la joie du monde, alors que ce désir de communiquer a trop souvent été déçu ? C’est d’ailleurs également le courage de continuer à désirer partager une peine, un chagrin, tout en sachant que trop souvent personne ne l’entend. Et qui peut exprimer sa joie s’il ne peut exprimer sa peine, et qui peut entendre une joie, s’il n’entend jamais le chagrin ? La joie ici tient de la sensibilité, oui, mais aussi de la foi, de la confiance quand même, que nous pouvons communiquer nos joies et recevoir celles des autres, les partager. Et qu’en dépit de notre incrédulité cela arrive, et même assez souvent.
Le vrai obstacle à la joie n’est pas la tristesse, ensuite, mais la difficulté à accepter la fugacité des joies. Je pense ici au mot même de « fugue », dans son sens musical, mais qui dit tellement bien la condition temporelle des instants qui passent. Car chaque existence a son temps pour apparaître et son temps pour disparaître. Pour les auteurs classiques, comme Spinoza, la joie était cette passion qui accompagne toute augmentation de notre capacité à recevoir et à donner, à sentir et à agir, notre intelligence et notre puissance — et la tristesse la passion qui accompagne leur diminution. Les joies expriment l’augmentation de notre faculté de jouer, et suivent l’élargissement de notre rapport au monde. Que l’on pense à la tristesse d’un instrument de musique dont on ne joue que deux ou trois notes, toujours les mêmes ! Que l’on pense à la joie de converser avec ceux qui tirent de nous des capacités que nous ne connaissions pas ! Bénir une joie, c’est l’augmenter, l’approuver, l’autoriser en la tournant vers ce qui est plus vaste.
On ne peut cependant autoriser quoi que ce soit à paraître, à se montrer, à augmenter, sans l’autoriser à disparaître, à diminuer, à s’effacer. Telle est la difficulté : comment consentir à la fugacité de la joie, à la fugacité du bonheur ? Le plus grand des malheurs n’est-il pas simplement que nos bonheurs n’ont qu’un temps ? On voudrait que nos joies demeurent, mais à refermer les doigts dessus, à tenter de les agripper, les êtres chers, le temps, les choses mêmes nous glissent entre les mains. Il ne reste rien de la joie, pas même son souvenir, qui n’est plus que déploration. C’est ici la force de la musique, que fuyante elle-même, éphémère, elle nous fait accepter la fugacité de nos vies. La joie est ce mouvement par lequel chaque vie, chaque parole et de chaque action, non seulement s’élève mais aussi s’abaisse, non seulement se montre, mais aussi s’efface. Chaque existence se montre, trouve sa voix, pousse sa note, puis s’efface avec allégresse devant la suivante.
Ces deux obstacles à la joie nous ont suggéré deux idées de la joie, deux façons de l’approcher sans vouloir l’enclore. La joie comme le chagrin sont des « heurs », des choses qui arrivent. Elles arrivent et c’est à nous de savoir les prendre, de savoir aussi les laisser, les « rendre ». Le mystère c’est que chacun semble avoir, dans sa finitude, sa limite, sa mesure de peine et de joie : tel qui n’a pas beaucoup de raisons de se plaindre parviendra à se faire une grande tristesse sur de piètres motifs, et tel accablé de maux trouvera encore plus malheureux que lui. Et tel comblé d’occasions d’être heureux louchera encore sur les joies de ses voisins, quand tel qui n’a qu’une toute petite joie remplira le ciel de ses remerciements.
Dans sa lecture du livre des Psaumes, Calvin nous propose un exercice spirituel qui autorise pleinement la plainte de la tristesse et l’hymne de la joie. Au miroir des Ecritures, nous nous voyons tels que nous sommes. Et par ce double chant, nous pouvons dépouiller la tristesse et la plainte de l’amertume de l’accusation et du ressentiment, et dépouiller la joie et la louange de la vanité et de la prétention à mériter nos bonheurs. Car la pure tristesse est sans l’ombre d’un ressentiment, et la joie pure sans l’ombre d’une vanité.
Paru dans Rivage, Décembre 2011 n°16.
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)