« Qu’avons nous fait de l’amour ? »

Nous portons tous à la fois le bénéfice et peut-être en même temps, le maléfice, de l’héritage d’une longue histoire, et pas seulement de l’histoire de valeurs, qui s’est emparée de nos vies individuelles et collectives depuis des siècles, des millénaires.

Aujourd’hui, cet héritage peut paraître très lourd, trop lourd, c’est pour cela, comme le disait Bruno Cazin, que beaucoup de gens ont envie de rompre avec tous les héritages et de demeurer seuls maîtres de leur vie. Selon moi, pour accepter ce lourd héritage, il faut avoir la force de rompre, de le critiquer profondément.

Partons de l’usage que nous faisons du mot amour. Ce mot peut revêtir une multitude de significations très différentes. Quand nous utilisons le mot « amour », même avec des personnes très proches, il est possible que nous ne parlions pas de la même chose. Le décalage des sexes, des traditions, des cultures, des contextes confère des différences importantes aux significations de ce mot. Or, généralement, lorsque nous parlons de l’amour, nous croyons parler de quelque chose de commun, de quelque chose qui nous rapproche. Comme le pardon, ces notions ont derrières elles toute une anthropologie.

Pour prendre l’exemple du mariage, du couple, tout de même l’un des points centraux de notre question, celui-ci a longtemps été arrangé. Je ne dis pas qu’il n’y avait pas d’amour mais c’était un amour qui n’avait pas la même signification que dans le mariage moderne qui est un mariage libre, amoureux, par consentement mutuel, cela change énormément la conception du mot « amour ». Aujourd’hui, d’une certaine manière, pour pouvoir se lier, il faut pouvoir se délier. Le divorce a été une immense invention de l’amour. Cette invention est encore liée à une interprétation du texte biblique. Calvin lisant l’ensemble des textes bibliques dans le contexte d’une Genève bouleversés par l’arrivée de nombreux exilés de toute l’Europe, accepte le divorce et le remariage.

Ce n’est pas seulement parce que dans l’Ancien Testament, il y a des divorces, mais parce que dès la Genèse, on voit que l’humanité commencer non par un individu isolé, mais par un couple, un lien, une conversation. Le couple conjugal n’est pas un moindre mal comme chez Paul, mais une institution divine, comme on le voit dans le Cantique des cantiques. Moins d’un siècle plus tard le poète Milton ajoute que lorsque cette conversation n’existe plus, le couple est rompu. Telle est l’invention du divorce, contemporaine de l’invention du mariage moderne[1].

Aujourd’hui peut-être est-on encore en train de changer de régime parce que finalement d’une part le mariage traditionnel constitué de beaucoup d’amour, de sagesse, est également le lieu de nombreux adultères. D’autre part le mariage moderne a été beaucoup plus amoureux, mais il a produit beaucoup de divorces, de solitudes et il continue d’en produire.

C’est pourquoi nous assistons il me semble, à la recherche d’un amour beaucoup plus modeste. Peut-être sommes-nous encore plus sentimentaux qu’il y a quelques décennies, mais nous sommes aussi plus modestes, à la recherche d’une fidélité. En effet, les valeurs de fidélité sont en train de revenir très fortement car l’émancipation, valeur évangélique, l’émancipation des femmes, des esclaves ayant été une des grandes inventions du christianisme, a produit beaucoup de solitude. Aujourd’hui, le problème ne réside plus dans la servitude ou l’esclavage, mais dans l’exclusion. De plus en plus de gens sont rejetés. Ainsi, les valeurs de lien, d’attachement, de fidélité sont en train de devenir fortes, avec en filigrane une conscience aiguë de la fragilité et de la précarité de ces notions. Les études sur le « care », dont Bruno parlait à l’instant, vont dans le même sens. La crise contribue à amplifier dans de nombreux pays ce renforcement des valeurs de fidélité, durée du couple, mariage, cela renoue des solidarités qui s’étaient brisées.

Curieusement, la France reste un pays où l’on continue à rompre simplement parce qu’il y a encore une idée très haute de l’amour inscrite dans la culture. Jean-Jacques Rousseau, grand philosophe, est aussi un grand écrivain de l’amour, extraordinaire lorsqu’il dit : donnez-moi des gens amoureux qui ne savent pas bien s’exprimer et, au bord des fontaines, ils vont inventer le langage par l’expression de leurs sentiments et par là ils vont inventer la société et le contrat social. Parce qu’une société, c’est un pacte amoureux. Les hommes se rapprochent pour se parler, éventuellement pour se disputer, mais surtout pour être ensemble. La nouvelle Héloïse de Rousseau dépeint une sorte d’image amoureuse de la société.

Dans la société moderne, profondément christianisée justement parce qu’elle a mis l’amour, l’agape au centre de ses valeurs, on attend trop du sentiment amoureux, on le met trop haut. Et c’est peut-être pourquoi il y a tant de solitude. Rousseau, dans son dernier petit livre Émile et Sophie, raconte l’histoire d’un couple qui vole en éclats et qui finit par vivre chacun de son côté en solitaire en s’aimant de loin. Deux ou trois siècles à l’avance, Rousseau nous donne presque le programme de ce qui se passe dans notre société actuellement. Selon moi, cette situation est un drame.

Il nous faut donc revisiter le « code génétique » de notre culture. Que voulons-nous faire de l’amour ? Il est essentiel de comprendre que cette réévaluation des valeurs ne touche pas seulement le mariage d’amour, mais aussi les questions politiques. Le mariage d’amour, le couple moderne, c’est également la démocratie. Il faut pouvoir rompre pour être ensemble.

La grande question du couple moderne n’est pas « Comment être ensemble ? », mais plutôt «  Comment rester ensemble ? » « Que faisons-nous ensemble ? ». Je dirai même que c’est par cette question que nous avons conquis le monde, beaucoup plus que par nos canons ou nos marchandises. L’Occident a exporté une image du couple qui a brisé les traditions dans tous les continents avec une nouvelle configuration du couple amoureux. C’est la poursuite de cette image du couple qui se dispute et qui reste ensemble alors qu’il pourrait se séparer qui a fait la force du cinéma hollywoodien.

Aujourd’hui, alors que cette idée du couple continue à conquérir le monde, elle plonge chez nous dans grande incertitude. Cette critique de l’amour, on peut la retrouve également Le mariage d’amour a-t-il échoué ?[2] , de Pascal Bruckner. Il reproche, à mots couverts, au christianisme d’avoir fait de l’amour une idolâtrie. Nous avons une religion de l’amour, mais nous ne mesurons pas les dégâts de l’amour.

Parmi ces dégâts, il y en a deux que je voudrais pointer : il faut mesurer que lorsque nous voulons le bon cela peut faire du mal à l’autre. Et notamment l’amour voudrait réécrire toujours une page blanche, on croit que l’on peut tout recommencer à zéro. Or, cela ne se passe pas comme ça, l’amour ne suffit pas à effacer toutes les ardoises, il n’y a pas de pardon qui lave tout. Notre conception de l’amour est trop totalitaire, il faudrait lui résister.

Mais le plus triste, le plus inquiétant, est la question de savoir si notre société, dans les trois grandes vertus théologales, l’agape, la foi et l’espérance, n’a pas en réalité perdu l’espérance avec son horizon temporel, perdu la foi qui est aussi un horizon temporel de confiance et de fidélité, et réduit l’agape à une sorte de présentisme. Il faudrait juste soigner ceux qui sont là, être tout le temps dans la disponibilité asymétrique. N’est-ce pas finalement une conception désespérée de l’amour, telle que l’on peut la retrouver chez André Comte-Sponville ?

Or il me semble que l’amour chrétien est plus épique que cela. Il est capable d’aimer les ennemis, de les honorer, de les respecter, de comprendre que nos ennemis puissent avoir des amis. Cet amour s’inscrit davantage dans le temps, il vient de plus loin, il va plus loin. Je crains qu’à cause de l’échec de cet amour totalitaire, nous ayons réduit l’amour à une éthique du désespoir, une éthique du bon samaritain qui se penche sur l’homme tombé à terre mais qui ne voit pas en quoi il s’inscrit dans une épopée plus ample de foi et d’espérance.

Comment rouvrir cette épopée, alors ? Il nous faut d’abord reconnaître à quel point tout amour est terrible. L’amour est un volcan. On le sait dans nos existences individuelles, quand il les ravage. Il est alors aussi bien le comble de l’égoïsme, et quand il explose sans rien regarder autour de lui, ses proches doivent s’enfuir sans rien chercher à sauver, sinon il les ensevelit vivants, attachés à ce qui n’est déjà plus que sédiments passés, brûlés par le présent, incapables du futur. On le sait dans nos existences collectives et communautaires, politiques et spirituelles, où il fait parfois irruption comme un fleuve où tout entre en fusion et se simplifie à l’extrême. Ce sont des moments de révolte, au sens de Camus, où soudain l’on éprouve le vivre-ensemble comme pur désir, ou pure force. Ce sont des moments catastrophiques, et nous avons quelque raison de les redouter.

Aujourd’hui cependant nous avons trop peur de l’amour, comme nous avons trop peur des religions. On a quelque raison, parce que ce ne sont pas seulement des « bons sentiments ». Et pourtant, de tout temps les sociétés les plus intenses et les cultures les plus fécondes se sont installées au pied des volcans. Que se passerait-il si on les supprimait ? On ne sait pas. Il nous manquerait sans doute une des deux grandes forces de la vie, celle qui rapproche les êtres.

Car je vois deux grandes forces qui traversent la morale, la politique et l’esprit. L’une tournée vers le proche, je veux dire le rapprochement enchanté, l’amour. L’autre tournée vers le lointain, je veux dire la distanciation respectueuse, la justice. L’un voudrait le don pur, l’agapè ; l’autre voudrait l’échange exact, la rétribution. L’un est immense et poétique, l’autre est mesuré et prosaïque. On peut bien sûr penser la société en termes de justes distances, de séparation des pouvoirs et de distinction des institutions : mais il faut bien qu’il y ait quelque chose qui parfois, soudain, rapproche les êtres et leur fasse sentir leur ressemblance, à la limite leur identité. Quand on n’a plus d’amour, on peut multiplier les réclamations de la justice, il manque quelque chose d’essentiel, et l’on ne sait plus ce que c’est.

Le philosophe Paul Ricœur, dans un petit livre magnifique, Amour et justice , montrait comment Luc 6 propose de sans cesse corriger l’un par l’autre. L’amour rapproche trop les humains, mais la justice les éloigne trop. Peut-être parce que nous avons trop sacrifié à l’amour, en termes de guerres de religion et de détresse amoureuse, nous nous tenons le plus loin possible des volcans, nous les évitons. Nous voudrions au moins en espacer les explosions : mais n’en sont-elles pas plus terribles ? Heureux l’amour qui sait se convertir doucement en justice et trouver ses distances, mais heureuse la justice qui n’oublie pas l’amour auprès duquel seul elle peut habiter.

olivier bobineau, bruno cazin,
olivier abel, jacqueline kelen[3]

Paru in Faut-il avoir peur,
Etats Généraux du Christianisme,
Paris, Presses de la Renaissance, 2011.

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)