Monsieur le Professeur Olivier Abel,
Professeur de Philosophie éthique à la Faculté Protestante de Théologie de Paris et Président du Conseil Scientifique du Fonds Ricoeur.
Selon le Ministère du travail, en 2009, près de 28% des salariés, soit environ 6,3 millions de personnes, travaillaient le dimanche, dont 3,5 millions de manière occasionnelle et 2,8 millions de manière habituelle. Les principaux secteurs concernés sont, selon cette même étude, ceux de la sécurité, de la santé, des transports, de l’hôtellerie-restauration et des loisirs.
1/Monsieur le Professeur, pourriez-vous rappeler les origines et l’importance que revêt le repos dominical pour la religion ? Pourriez-vous également expliquer ce qui fait le caractère sacré de ce jour chômé ?
Traditionnellement, dans la Genèse, le septième jour est celui du repos de Dieu. Après six jours de labeur à la conception du monde, il arrête de faire les choses et se retire pour laisser les choses se faire. Ce septième jour de repos permet de prendre de la distance, du recul, c’est le temps du Sabbat. Il s’agit alors de s’arrêter et de philosopher, autrement dit, de réfléchir sur la vie.
Le rythme du sept est d’ailleurs très présent dans cette tradition biblique. On pense alors non seulement au rythme des sept jours mais aussi à celui des sept ans ou encore des sept fois sept ans, correspondant au Jubilé. Celui-ci permet de faire l’addition, la récapitulation, d’annuler toutes les dettes et les contrats et de tout redémarrer à zéro.
Enfin, le Sabbat ou septième jour de repos est très particulier car il s’agit avant tout de se retirer en ensemble, en communauté et non pas de manière solitaire uniquement parce que le monde nous fatiguerait. Il s’agit bien d’un retrait collectif, de la reconstitution d’un petit monde, d’un microcosme qui réfléchit à la signification et au but de la vie. Le dimanche chômé est donc avant tout communautaire et non pas solitaire. Ce point est important car nous avons perdu cette dimension collective et le repos dominical a été relégué dans la sphère privée. La laïcité a individualisé le dimanche chômé lui faisant ainsi perdre sa dimension de pause collective.
2/Malgré son caractère sacré, le repos dominical a été plusieurs fois remis en cause au cours de l’histoire. Ainsi, il a été supprimé lors de l’établissement du calendrier révolutionnaire, rétabli en 1814, aboli de nouveau en 1880 pour être finalement réinstauré durablement dès 1906 (la loi du 13 janvier 1906 imposant 24h de repos après 6 jours de travail). Comment expliquez-vous que le dimanche chômé soit si contesté ?
Ce point est exact et les Révolutionnaires souhaitaient même introduire un nouveau rythme de dix jours et non plus de sept jours. Cette contestation du repos dominical peut certainement s’expliquer par deux points essentiels.
Le premier d’entre eux correspond à la vision libérale de notre société moderne qui considère que tout n’est que liberté et contrainte individuelle et par suite, que si quelqu’un souhaite travailler, il peut travailler quand il veut y compris le dimanche car cela relève avant tout un choix individuel.
Le second point important est celui de la sécularisation. Une partie de la population conteste aujourd’hui le rôle éminent du dimanche chômé. D’autres fêtes chrétiennes sont également contestées, comme Noël par exemple.
Le dimanche chômé n’est donc pas uniquement contesté, de manière neutre, par un marché mais aussi de manière plus militante par une partie de la population qui se dit anti-religieuse.
Cependant, ce rythme des six jours de travail et du septième jour de repos existant depuis des siècles, il paraît difficile de changer des habitudes si bien établies. Cela est d’autant plus vrai que de nombreuses coutumes sont venues se greffer sur ce rythme (les repas de famille le dimanche, les balades en famille…). Ainsi, même s’il existe des raisons rationnelles de changer ce rythme des sept jours, il semble que la modification de cette tradition ancrée depuis des siècles sera difficile en pratique.
3/Aujourd’hui à nouveau, le débat est relancé, les dérogations légales au repos dominical s’étant considérablement multipliées ces dernières années. Ainsi, la loi du 10 août 2010, dite loi Mallié, a étendu les dérogations existantes concernant les zones thermales, les zones touristiques d’affluence exceptionnelle ou encore d’activité culturelle permanente (article L.3132-25 du Code du Travail). En outre, cette loi a crée des périmètres d’usage de consommation exceptionnel (PUCE) à l’intérieur desquels les communes peuvent déroger au principe du repos dominical (article L.3232-25-1 du Code du Travail) et a fait passer de 12h à 13h l’heure d’arrêt du travail dans le commerce de détail alimentaire (article L.3132-13 du Code du Travail). Que pensez-vous de ces nouvelles dérogations qui, pour faciliter la consommation, assouplissent considérablement le régime légal existant ?
Il me semble logique que des dérogations au repos dominical puissent exister car certaines d’entre elles peuvent s’expliquer aisément par les besoins de l’activité économique d’un pays.
Cependant, il y a des limites et la réaction doit plus être sociale que religieuse. En effet, les gens travaillent déjà beaucoup, sont soumis à la pression du marché et surtout à la peur du chômage. Certaines dérogations profitent ainsi de cette ambiance générale pour multiplier les dérogations qui ne sont pas toujours essentielles pour le fonctionnement de notre pays et plus particulièrement de notre économie. Dans ce cas, la loi doit venir protéger les salariés contre de telles dérogations injustifiées.
4/Au vu de ces multiples dérogations, pensez-vous qu’il soit possible de concilier la place toujours plus grande donnée au consumérisme et aux activités marchandes dans un but de croissance et de création d’emplois d’un côté avec l’exigence religieuse du repos dominical de l’autre ?
Il s’agit avant tout d’un choix global de civilisation et notre société a choisi de s’abandonner à la religion de la consommation. Cependant, nous voyons bien que cela ne fonctionne plus et même si les gens pouvaient acheter plus, ce qui n’est manifestement pas le cas au vu de la conjoncture actuelle, cela ne leur conviendrait pas pour autant.
En effet, ce dont les gens ont besoin avant tout, c’est de convivialité et non pas de produire et de consommer toujours plus. C’est justement l’objectif du repos dominical qui propose une forme de société différente de celle offerte par le marché, autrement dit, autre chose qu’une simple rencontre entre l’offre et la demande de consommation. Les religions rappellent en creux la place de quelque chose qui manque.
5/Pensez-vous que ces dérogations pourraient s’expliquer par l’évolution du repos dominical lui-même ? En effet, dans la tradition, celui-ci doit normalement être consacré au recueillement et aux prières. Or, aujourd’hui, il est de plus en plus souvent assimilé au temps libre et aux loisirs. Cette mutation pourrait-elle justifier l’adoption toujours plus importante de dérogations au principe ?
Le principe libéral de choisir ce que l’on fait de son temps l’emporte sur la discipline du culte.
Cependant, la vraie question n’est pas là. En effet, ce qui compte n’est pas tant ce qu’on fait de son temps libre, prier, méditer, pratiquer un sport ou encore voir des amis. Ce qui importe c’est avant tout le fait d’être avec autrui, de partager son temps avec quelqu’un et non pas de s’adonner à une pratique solitaire résultant d’un choix individuel.
Selon moi, cela est important car si l’on revient aux origines de la religion, sa fonction principale est celle de relier les hommes entre eux, en d’autres termes, de les rapprocher. Ainsi, le but de la religion n’est pas de retirer les hommes de la société. Une telle pratique serait contraire à l’esprit de la religion. Pour cette raison, j’émets une réserve particulière lorsqu’il s’agit d’un choix individuel.
6/Pensez-vous que ces dérogations pourraient mettre fin au repos dominical en permettant par exemple, tout en respectant l’obligation légale d’un repos de 24h après un travail de 6 jours, aux salariés, de manière généralisée, de choisir leur jour de repos (autre que le dimanche), comme cela est déjà le cas dans certains secteurs ?
Personnellement, je suis réticent à la gestion individuelle, par chacun, de son jour de congé parce qu’il doit y avoir des moments où l’on peut faire des choses ensemble. Or, ce type de gestion serait un choix purement individuel et non pas communautaire.
Les rythmes de chacun des membres de la famille ne coïncident déjà pas toujours (professions contraignantes, travail en décalé…) et les moments passés ensemble, en famille deviennent rares. Si l’on vient à supprimer le repos dominical, les familles seront d’autant plus déchirées que le temps passé ensemble deviendra quasi-inexistant.
7/ « Le Sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le Sabbat » (Marc, 2,27). Quelles seraient, selon vous, les conséquences du point de vue social (temps passé en famille, qualité de vie, équilibre…), d’une telle suppression ?
Il s’agit avant tout d’une question de hiérarchie. En effet, nous ne respectons pas des règles pour respecter des règles. Nous les respectons parce qu’elles nous apportent quelque chose de particulier, qu’elles peuvent nous être bénéfiques. C’est tout à fait le cas du Sabbat qui nous octroie un temps de repos, une pause pour réfléchir et tout remettre à zéro. Ce temps est indispensable au bien-être des hommes et pour cette raison, il ne peut être supprimé.
8/Ces nouvelles dispositions peuvent-elles entraver l’exercice des devoirs religieux ou de la participation des citoyens à certaines fêtes religieuses (le dimanche des Rameaux ou Pâques), ou sacrements (les communions, les baptêmes) ?
Tout d’abord, il convient de noter que certaines fêtes très importantes sur le plan religieux, tel que le vendredi saint (jour de la crucifixion), ne sont pas fériés alors que le lundi de Pâques est, quant à lui, chômé.
Cependant, il est vrai que le Sabbat est une fête chômée très bien acceptée. Mais cela pose alors une autre question fondamentale, est-il possible de respecter les fêtes de tout le monde dans une société devenue multiculturelle ? En effet, il n’y a plus en France de religion réellement majoritaire, il n’y a tout au plus que des religions minoritaires majeures.
Pour revenir à la question, je pense que ceux qui sont réellement attachés aux fêtes religieuses célébrées le dimanche continueront de les célébrer quitte à s’organiser en prenant par exemple un jour de congé à cette fin. Ceux qui célèbrent déjà ces fêtes sont peu nombreux et continueront selon moi à les fêter tout simplement parce qu’ils y sont très attachés. On peut prendre à titre d’exemple le protestantisme qui a été interdit en France pendant très longtemps. Pour autant, il n’a pas cessé d’exister, il était pratiqué de manière plus ou moins clandestine par ceux qui y étaient attachés.
9/Peut-on, selon vous, parler de mouvement généralisé de sécularisation des jours chômés ? Ainsi, le lundi de Pentecôte a, pendant un temps, été choisi comme jour de solidarité devant être travaillé.
Cela est exact et il est possible de parler de sécularisation tendancielle.
Cependant, ce qui est peut-être plus intéressant, c’est de se demander d’où vient la sécularisation. En effet, elle est traditionnellement vue comme venant de l’extérieur. Toutefois, il est possible de soutenir qu’elle vient également de l’intérieur, autrement dit, des rites, de la culture de la religion elle-même. Ainsi, Paul disait : « il n’est rien d’impur sinon pour celui pour qui c’est impur », et « Il n’y a plus ni juif, ni grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme ni femme ». La sécularisation ne peut donc pas être réduite à une conquête venue de l’extérieur.
10/Qui est, selon vous, le mieux à même pour lutter contre l’adoption de ce type de dérogations au repos dominical ? Les syndicats sont souvent considérés comme étant les plus investis dans cette cause. Pensez-vous que cela soit exact ?
Les syndicats jouent incontestablement un rôle majeur sur le plan social, autrement dit, dans le domaine économique.
Cependant, il manque très certainement des instances plus actives pour jouer un rôle sur d’autres plans, tels que la défense du temps passé en commun ou celle de la vie publique, politique.
Ainsi, si le volet social est bien défendu et protégé, il faudrait néanmoins des instances représentatives actives, notamment des associations sur ces autres plans tout aussi importants que le volet social.
11/Une proposition de loi garantissant le droit au repos dominical a été récemment déposée le 9 novembre 2011. Elle vise à corriger les excès et les injustices constatées depuis quelques années en matière de travail le dimanche, son objectif étant de mieux délimiter, sans les supprimer, les dérogations au repos dominical. Pensez-vous que cela sera suffisant pour endiguer le mouvement actuel de sécularisation touchant cette institution ?
Personnellement, je pense que cette proposition est une bonne initiative dans le sens où elle rappelle que la loi a d’autres fonctions que celle visant à entériner les évolutions sociales. En effet, elle conserve son rôle premier qui est celui de protéger les faibles contre les forts. Ce point est important.
Cependant, si la loi joue un rôle pédagogique notable, je ne suis pas certain que cette proposition suffise à endiguer le mouvement actuel de sécularisation touchant l’institution du repos dominical.
12/Enfin, cette sécularisation du repos dominical est-elle le signe, selon vous, une sortie générale de la religion dans des secteurs entiers de la société ou bien simplement une mutation dans la manière dont s’exprime la religion de nos jours ?
Selon moi, il s’agit bien d’une mutation de la religion et même d’une mutation individualiste de la religion. D’ailleurs, cette mutation individualiste ne touche pas que la religion mais l’ensemble des institutions en général. La religion existerait donc toujours mais sous une forme nouvelle, individuelle et on plus collective, ce qui est bien dommage.
Olivier Abel