La crise financière ne semble pas prêt d’en finir, ébranlant peu à peu bien de nos certitudes, sans doute trop récentes. Au fur et à mesure que nous nous y installons, nous cherchons à mieux penser ce qui semble devenir notre condition, et la crise est l’occasion de repenser l’économie, de prendre au sérieux son importance et ses limites. Dans la brève réflexion qui suit, je voudrais juste partir d’une indication qui me vient d’une lecture très personnelle de Calvin, que l’argent a formé les sociétés modernes par une double éducation séculaire : d’une part il a exercé le sens du possible, et ce fut sa fonction libératrice vis à vis des vieilles servitudes ; et d’autre part il a exercé le sens des limites et ce fut sa fonction de sobriété vis à vis d’une convoitise idolâtre. Il me semble que c’est la forte articulation fiduciaire entre ces deux fonctions qui a été rompue. D’une part nous ne nous faisons plus crédit. Et d’autre part nous vivons au dessus de nos moyens.
Nous ne nous faisons plus crédit, au sens d’abord où ce sont les grands acteurs économiques qui ont concentré le crédit entre leurs mains, un crédit dont nous avons vu d’ailleurs qu’il est garanti pas les Etats, qui ont trop à perdre à voir leurs banques ruinées — la moindre des choses serait alors qu’ils leur imposent une assurance mutuelle, intégrant les risques à leur stabilité financière à longue échéance. Mais pourquoi cette monopolisation et cette raréfaction de l’accès commun au crédit ? Pourquoi ce décalage grandissant entre ceux qui sont sans cesse davantage crédités, et ceux dont les possibilités sans cesse s’amenuisent, se rétrécissent jusqu’à l’étranglement, pourquoi cet abîme grandissant entre le monde des uns et celui des autres ? Il me semble que les uns puisent leur crédit dans la vieille confiance accumulée dans les échanges humains, qu’ils épuisent très vite. Et que les autres, pour regagner un peu de crédit, mobilisent leurs ressources de temps passé et futur, mais se trouvent sans cesse court-circuités par la logique de rentabilité immédiate qui éponge tout ce qui reste de crédit. Car le crédit tient justement à la confiance mutuelle générée par le ralentissement et l’allongement de l’échange et du circuit, comme si la lenteur du contre-don assurait l’invention productrice de différences. C’est cette lenteur qui a été systématiquement brisée par la logique de rentabilité, une logique évidemment suicidaire sur le long terme car elle détruit ce dont elle se nourrit.
Sur l’autre versant de la crise, nous vivons globalement au dessus de nos moyens. C’est valable pour la France et l’Europe, c’est valable pour l’ « Occident », mais nous sentons que cela concerne déjà la planète entière. Nous vivons au dessus de nos moyens, non seulement parce que nous consommons plus que nous ne produisons, mais que nous puisons dans les ressources naturelles de la planète sans les remplacer, et souvent même sans évaluer leur valeur réelle à moyen terme — il faudra un jour bientôt créer une agence internationale indépendante d’évaluation des réserves minérales, par exemple, aussi indiscutablement utile que le GIEC qui évalue les impacts climatiques. Nous ne sentons pas ce que nous faisons, alors que bien de nos gestes quotidiens ont un coût réel qui dépasse nos moyens et ceux de nos enfants. Mais ce n’est pas seulement de nos consommations qu’il s’agit : c’est de notre idéal de vie, de notre « forme de vie bonne », et celle-ci s’est déposée dans des normes, des règlements, des standards d’objet, en matière de nutrition, de santé, de sécurité, d’éducation, qui sont un véritable luxe pour nos sociétés appauvries : pour vivre conformément à la loi, il faudrait en avoir les moyens. Un part grandissante de la population dès lors échappe aux standards officiels, et cela contribue non seulement à l’illégalité, mais à la démoralisation de notre société.
La crise s’avère ruineuse sur les deux tableaux, et nous atteint sur leur délicate articulation. D’où son ampleur, sa profondeur, sa gravité. Ce n’est donc pas seulement une crise financière : elle touche à notre condition humaine. Pour le dire autrement : l’argent est une chose trop sérieuse pour être laissée entre les seules mains des économistes.
Olivier Abel
Paru dans La Croix en 2011.