Introduction : penser l’église.
Rares sont les philosophes qui se sont intéressés à l’idée d’église, à l’église en tant qu’idée. C’est cependant le cas par exemple de Kant dans La religion dans les limites de la simple raison, parlant de « communauté éthique ». Mon propos, dans la présente étude, est de montrer que Paul Ricœur a développé une réflexion très originale à ce sujet, réflexion que l’on peut considérer à la fois comme témoin d’une époque charnière, et comme banc d’essai ou comme laboratoire de thèmes philosophiques développés par ailleurs ou ensuite pour eux-mêmes. Qu’est-ce pour un philosophe, à la veille de mai 68, que de penser les « sens et fonction de la communauté ecclésiale » ? Tel est en effet le titre d’un ensemble de trois textes inédits repris en polycopié[1] dans les « Cahiers d’étude du Centre protestant de recherches et de rencontres du Nord » (n°26 -1968) à l’issue d’un colloque réuni sur ce thème à Amiens en 1967[2]. C’est autour de ce noyau de textes, et d’autres à peu près de la même période, que je tenterai reconstituer cette idée de « Communauté confessante » qui intéresse alors Ricœur.
Mon hypothèse de départ la plus propre, que je ne fais ici qu’esquisser, est que le religieux est à la fois un langage parmi d’autres, séparé, et un point de fusion des différents langages, le point où le même langage parle de tout, avant de se déposer en langages séparés et autonomisés[3]. Il me semble que Ricœur lui-même alterne un sens aigu de la séparation des genres de langage, et un sens intime des points de fusion de ces langages. En tous cas il est certain que la question de la foi et de la religion est profondément nouée pour lui avec celle de la parole et du langage, que la religion est pour lui comme une langue dans laquelle on est né, et que longtemps il a opéré un double et prudent travail de traduction selon l’auditoire auquel il s’adressait, à ses « amis » protestants militants, ou à ses collègues philosophes.
Dans les textes examinés, qui s’adressent au premier de ces auditoires, on verra successivement abordés trois grands thèmes qui permettent d’esquisser ce qu’est la « Communauté ecclésiale ». D’abord nous verrons combien Ricœur propose un rapprochement entre la fonction de cette communauté et celle de l’utopie. L’utopie ici n’est pas une échappée hors du monde, mais un horizon limite qui nous retourne et exige de revenir au monde autrement. Nous avons peut-être une utopie similaire lorsque Pierre Bayle, chassé de la France « toute catholique » de Louis XIV, mais déçu par le fanatisme des églises protestantes du Refuge, publie ses Nouvelles de la république des lettres : cette libre république semble une figure de l’église invisible alors tout à fait utopique. Chez Paul Ricœur, peut-être aussi en lien avec une déception ou un sentiment de crise, on a parfois à faire à quelque chose comme de l’ecclésiologie fiction. La figure épique de la communauté ecclésiale qu’il propose cherche un passage entre l’imagination et l’institution — chemin difficile qui sera aussi le sien comme doyen à Nanterre. Or cette communauté imaginée répond à un appel, elle est suscitée par une parole, qui présuppose un cadre, un théâtre langagier.
Ensuite nous verrons justement combien pour lui l’élément par excellence de cette communauté confessante est le langage. Ricœur, peut-être pour équilibrer ce qui était alors l’apothéose de la notion de travail, montre le langage et la parole comme le grand chantier ou le grand champ de bataille de son temps. Dans la mesure où le langage est, comme il dira plus tard, l’institution des institutions, et dans la mesure où la confiance langagière, restituée en dépit et au travers du soupçon, lui semblera plus tard l’élément de toute attestation humaine, on voit bien qu’il s’agit ici d’un enjeu fondamental. La constitution de la communauté ecclésiale est d’abord langagière, c’est sa fonction. Je chercherai dans la dialectique non de l’écriture et de l’oralité, mais du langage et de la parole, l’équivalent philosophique de la dialectique intime à la communauté confessante entre la religion et la foi.
Enfin nous chercherons dans le tournant langagier de la philosophie de Ricœur l’un des motifs pour lui de se détourner d’un dialogue philosophie-théologie purement spéculatif pour chercher dans la diversité des expressions de la communauté confessante l’ouverture d’un rapport au monde possible. Cette ouverture interprétative est inséparable de cette pluralité même. Mon hypothèse est alors que la pluralité des genres langagiers entraîne une pluralité des formes de la communauté ecclésiale. La diversité des genres littéraires, dans l’ensemble des textes bibliques, soulève non seulement une pluralité dans le rapport au monde, au temps, à Dieu, mais la possibilité d’une diversité de formes de communauté. Ricœur désigne ainsi l’inépuisable inventivité de la réception qui poursuit une tradition de lecture en la faisant sans cesse bifurquer par ses traductions inédites, mais aussi la formation canonique de la communauté comme discordance surmontée et acceptée.
Pour conclure nous reviendrons à nous-mêmes, dans un contexte qui a changé à bien des égards, mais où la perspective du sens et de la fonction de la communauté ecclésiale reste un thème de penser peut-être plus urgent que jamais, à la fois comme espace de déconstruction et comme horizon de fiction et d’exploration des possibles.
Une communauté utopique.
La fonction utopique de la communauté ecclésiale apparaît en contrepoint d’une analyse de la société moderne décrite comme un monde technique. C’est une société qui accumule les moyens et élimine la question des finalités. C’est aussi une société fondée sur une rapide croissance, mais qui ne parvient pas à donner un sens et une signification à cette croissance, laquelle devient par là même un faux infini. Ricœur écrit que cette société
1) « est caractérisée par une maitrise croissante de l’homme sur les moyens et un effacement de ses buts, comme si la rationalité croissante des moyens révélait progressivement l’absence de sens. Cela est vrai particulièrement dans des sociétés capitalistes où l’homme est livré, sous la pression de la publicité et des institutions de crédit, à la pression incessante de la convoitise. Ainsi est rendu manifeste le ressort dérisoire de la société de production : le désir sans fin. Un autre rêve vain anime l’homme de la société de consommation : l’augmentation de sa puissance ; à la limite, il s’agirait d’annuler le temps, l’espace, le destin de la naissance et de la mort ; mais dans un tel projet, tout devient instrument, ustensile, dans le règne universel du manipulable et du disponible. » (I a).
C’est dans ce contexte que Ricœur en appelle à l’utopie :
2) « En face de cela, la tâche n’est pas de récrimination et de regret ; mais de témoigner d’un sens fondamental. Comment ? Si le mot n’était suspect ou ambigu, je dirais : plaidons pour l’utopie. J’appelle utopie cette visée d’une humanité accomplie, à la fois comme totalité des hommes et comme destin singulier de chaque personne. C’est bien la visée qui peut donner un sens : vouloir que l’humanité soit une, vouloir qu’elle se réalise en chaque personne. Nous sommes ainsi responsables de la pression, et de la pensée d’un double destin ; le premier, celui de la totalité, est l’enjeu de tous les débats, sur la décolonisation, sur la recherche d’une économie généralisée, sur le nationalisme ; il s’agit que prévalent sur les particularismes et les égoïsmes, les besoins de l’humanité prise comme un tout. Mais il y a l’autre front : celui de l’anonymat et de l’inhumanité de la société industrielle, qui requiert que nous personnalisions au maximum des relations de plus en plus abstraites : je dis, comme Spinoza : « plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu ». Ce recours à l’utopie me donne l’occasion de préciser de quelle manière je vois le rapport de l’éthique et du politique. Je ne crois ni à la dissolution de l’éthique dans le politique, sous peine de machiavélisme, ni à l’intervention directe de l’éthique dans la politique, sous peine de moralisme. Ce que je cherche, c’est l’articulation de deux niveaux de la moralité : le niveau de la morale de conviction et le niveau de la morale de responsabilité de puissance ». (I a).
La fonction de la communauté ecclésiale serait donc d’exercer une pression « utopique » constante sur les inclinations de notre société, de manière à résister à ses abus mais aussi à lui donner un horizon, une visée, un cap, qui introduise une tension avec la rationalité instrumentale où il n’est question de gestion efficace, aveugle à la pathologie du désir qu’elle suscite. Cette légère pression, cette inclination ou déclinaison introduite dans les figures du souhaitable, mais aussi dans les petits choix, habitudes et maximes concrètes de l’agir, peut sembler dérisoire, mais elle pèse comme un petit gouvernail qui peut à terme changer de l’intérieur l’orientation du vaisseau entier[4]. Je voudrais insister ici sur les deux lignes esquissées dans ce texte : la première portant sur l’écart entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, et la seconde pointant l’amplitude de l’horizon utopique entre la tâche de remembrer l’humanité disloquée et la tache de singulariser les destins personnels.
Sur la première ligne, on voit combien ancienne et radicale se trouve chez Paul Ricœur l’affirmation d’une pluralité éthique insurmontable :
3) « Ma conviction profonde est que nous ne pouvons pas avoir une conception unifiée de la morale ; nous ne pouvons pas nous unifier nous-même moralement, parce que nous poursuivons des choses incompatibles; d’une part, une certaine pureté des buts et des intentions, d’autre part, une certaine efficacité des moyens. Ces deux mots, pureté, efficacité, peuvent d’ailleurs se dégrader l’un dans l’autre : pureté-purisme, efficacité-machiavélisme. Mais justement la vie morale repose sur une dialectique de l’absolu souhaitable et de l’optimum réalisable ». (II b).
S’appuyant comme on sait sur Max Weber[5], Ricœur insiste sur le travail de correction mutuelle entre les deux éthiques. On retrouvera cette tension plus tard entre Amour et Justice. D’un côté, l’idéal évangélique, qui n’est d’ailleurs pas très éloigné de l’idéal kantien[6]. Mais de l’autre côté, tout n’est pas possible en même temps à une époque donnée (ici il donne l’exemple de nos sociétés qui ne savent pas être à la fois égalitaires et productives). Le paradoxe éthique de la conviction responsable est qu’elle ne se borne pas à se draper dans une accusation extérieure, mais qu’elle ne doit cesser de s’impliquer, et ne pas trop vite démissionner, car c’est cette démission de notre intelligence et de notre volonté qui fait le lit du machiavélisme :
5) « Le danger de la technocratie, de la bureaucratie est certain. Il est toujours possible que les incompétents que nous sommes tous soient éliminés par ceux qui savent, et qu’il y ait donc confiscation de la décision par les compétents. Mais il faut bien dire que cette confiscation se nourrit de notre démission. C’est parce que nous ne sommes pas assez informés et ne prenons pas la peine d’apprendre les choses élémentaires, que nous sommes mis hors-jeu ». (II a)
Il est plausible de placer dans le sillage de cette tension la dialectique ultérieure de l’imaginaire social proposée par Ricœur entre l’utopie et l’idéologie :
6) « D’une part, il faut résister à la séduction d’attentes purement utopiques : elles ne peuvent que désespérer l’action ; car faute d’ancrage dans l’expérience en cours, elles sont incapables de formuler un chemin praticable dirigé vers les idéaux qu’elles situent ailleurs. Les attentes doivent être déterminées donc finies et relativement modestes, si elles doivent pouvoir susciter un engagement responsable. Oui, il faut empêcher l’horizon d’attente de fuir ; il faut le rapprocher du présent par un échelonnement de projets intermédiaires rapportés à l’action. (…) Il faut d’autre part résister au rétrécissement de l’espace d’expérience. Pour cela il faut lutter contre la tendance à ne considérer le passé que sous l’angle de l’achevé, de l’inchangeable, du révolu. Il faut rouvrir le passé, raviver en lui des potentialités inaccomplies, empêchées, voire massacrées. Bref à l’encontre de l’adage qui veut que l’avenir soit à tout égard ouvert et contingent, et le passé univoquement clos et nécessaire, il faut rendre nos attentes plus déterminées et nos expériences plus indéterminées »[7].
Cela n’empêche que
7) « l’utopie est ce qui empêche l’horizon d’attente de fusionner avec le champ de l’expérience. C’est ce qui maintient l’écart entre l’espérance et la tradition »[8].
La seconde ligne est elle aussi largement documentée chez Ricœur, et contribue à préciser son horizon utopique. C’est déjà le constat que la société moderne, dans son aspect technicien et instrumental, détermine une pathologie du désir qui affecte à la fois les liens interpersonnels et les solidarités collectives.
8) « Je pense que cette absence de sens, nous l’éprouvons non seulement par l’altération de nos relations avec autrui, mais aussi par l’absence de projets collectifs (…) Nous sommes à la recherche d’une rationalité englobante, qui donnerait à la fois un sens individuel et un sens collectif, qui permettrait de nous comprendre dans tous les sens du mot comprendre – c’est à dire que nous serions inclus dedans ». (II a).
Seule une telle rationalité « compréhensive » (herméneutique dans un sens assez large ou radical du terme) permettrait de rassembler les tronçons d’une rationalité objective et d’une subjectivité irrationnelle :
9) « le sujet humain devient violence pure, au moment où tous les objets deviennent objets de calcul ». (II a).
Et il poursuit :
10) « Ainsi, d’un côté, il faut rassembler l’humanité qui se disloque, et de l’autre, individualiser les destins qui s’uniformisent. Deux fronts à tenir ensemble ». (II b).
Cette ample dialectique évoque celle qui traverse « Le socius et le prochain » (1954), quand Ricœur indique que :
11) « Le thème du prochain opère donc la critique permanente du lien social : à la mesure de l’amour du prochain, le lien social n’est jamais assez intime, jamais assez vaste. Il n’est jamais assez intime, puisque la médiation sociale ne deviendra jamais l’équivalent de la rencontre, de la présence immédiate. Il n’est jamais assez vaste, puisque le groupe ne s’affirme que contre un autre groupe et se clôt sur soi. Le prochain, c’est la double existence du proche et du lointain »[9].
On ne peut séparer l’exigence de la communauté humaine, dans son universalité réitérative, de celle de la personnalité humaine, dans sa singularité vive. J’ajouterai d’ailleurs que c’est sur ces deux bords que le langage fait jouer la métaphore[10]. C’est à ce langage à la fois épique et métaphorique que j’attribuais le caractère d’un langage en état de fusion. On verra plus loin comment ce langage se modalise en genres séparés et clairement distincts, mais aussi se rend disponible à la traduction, à l’hospitalité langagière.
Une communauté confessante.
Nous en venons maintenant au point central de cette étude : le caractère langagier de cette communauté suscitée par une parole. Le langage de la communauté ecclésiale n’est pas un instrument de « com », un moyen, une technique de communication.
12) « Je m’empresse de dire tout de suite que, quand je parle ici de langage, je ne pense pas seulement aux mots qu’il faudrait changer, mais bien aux significations de ce message ». (III).
Ricœur cherche au contraire dans la parole ce qui viendrait contrebalancer les excès d’une communication seulement instrumentale, où prévaudrait la logique de l’efficacité, de la productivité, de la consommabilité si je puis dire, de la performance communicationnelle. Tous les problèmes de notre société peuvent être considérés comme des problèmes de signification, et des maladies du langage.
13) « C’est en quoi le langage est le champ de bataille, le lieu de tous nos combats. Car c’est le langage lui-même qui est le lieu de l’oubli : (…) est oublié la puissance du langage d’interpeller l’homme et d’ouvrir des possibilités. Ouvrir des possibilités ; possibilité d’exister comme homme, de déployer une histoire. C’est la lutte contre cet oubli centrai qui m’enjoint de préserver, à côte du langage logique et technique qui objective, le langage qui comprend, à côté du langage technique par lequel je dispose de toutes choses, le langage qui éveille des possibilités ». (I b).
La fonction de la prédication est donc à chaque fois d’abord de
14) « restaurer l’espace d’interrogation dans lequel la question peut prendre un sens ». (I b).
Et cet espace est commun à ceux qui sont levés par cette interrogation, question ou appel. La communauté confessante est d’abord constituée par cet espace d’interrogation possible.
C’est donc du fond du message qu’il faut comprendre cette communauté, non comme une addition de « je », ni tout de suite une institution « tierce », mais la possibilité toujours difficile d’un « nous ».
15) « Je ne crois pas que le sujet de la foi puisse être un individu, le sujet de la foi n’est pas ‘je’ mais ‘nous’ (…) C’est que l’interprétation ne peut être qu’un segment de la tradition, c’est à dire de la transmission du message dans l’histoire d’une communauté. La parole ne suscite l’homme que si elle continue d’être transmise. C’est pourquoi la prédication ne peut être entendue qu’à plusieurs ». (I c).
Ricœur résiste ainsi à la tentation ironique d’abandonner la communauté, l’église, la paroisse même. Il estime qu’en dehors d’une communauté confessante, le travail critique peut n’être plus que de l’exégèse pointilleuse, savante, mais vide.
Ce qui est central c’est donc bien la possibilité de parler à la première personne du pluriel, la possibilité de dire nous. Et ce « nous » n’a de sens interne, pour la communauté, que s’il parle à tous, en dehors de la communauté :
16) « Ainsi, même si je parle maintenant au dedans d’une communauté chrétienne, je parle pour tous, et je voudrais tenir un langage qui soit compréhensible par tous ». (II c).
C’est justement pour cela qu’il faut une communauté langagière, capable d’engendrer et de soutenir cette parole.
17) « Si une communauté confessante ne porte pas le travail de l’interprétation, la première dialectique que nous avons décrite dans la première partie meurt également. La dialectique de la conviction et de la responsabilité exige d’être supportée par la dialectique concrète de l’ecclésial et du social. L’idée que l’Église doit se perdre dans le monde, jusqu’à y disparaître, me parait dénuée de sens car si elle se perd, il n’y a rien non plus qui se perde. C’est la fonction, non plus de la prédication, mais du culte, de maintenir un milieu interne grâce à quoi il peut y avoir aussi une relation externe église-monde. Il en est ici comme dans le langage : si disparaissait de notre langage la tension entre la poésie et la prose, notre langage serait détruit ». (I c).
Ricœur esquisse ici l’idée que la poésie du culte répond à la prose du monde moderne :
18) « la communauté religieuse doit avoir, non deux langages, mais deux niveaux de langage ; l’un qui sera comme une liturgie, qui sera le don de la fonction interne de l’organisme, l’autre, une prose, un langage profane pris dans les concepts et les usages de tous les hommes. Et c’est l’art de faire tenir ensemble poésie de la vie interne et prose du rapport au monde d’une communauté, qui décidera de cette survie. Toutes les tensions que j’ai dites tout à l’heure : raison-entendement, ou sens et intelligence calculatrice, conviction et responsabilité, perspective et prospective, je dirais qu’une communauté ecclésiale doit être le lieu où toutes ces tensions sont vécues à leur point le plus extrême d’incandescence et d’intensité ». (II c).
Mais pour comprendre pleinement la situation du langage de la communauté confessante, il faut faire appel à une autre tension, plus intime encore. Ricœur écrit :
19) « la communauté confessante est ce lieu où le problème de la parole est vécu, pensé et annoncé comme conflit de la religion et de la foi ». (III c).
D’une part la foi ne cesse de déconstruire la religion.
20) « Le problème de la démythologisation nait de là ; il nait de notre éloignement culturel à l’égard du croyable disponible de l’époque apostolique ; il est alors nécessaire, pour nous rendre contemporains du Christ, pour nous approprier le message essentiel, de procéder à une destruction de la lettre (je prends destruction au sens de Heidegger : dé-construction). Je ne pense pas par-là supprimer le vrai scandale : la tâche au contraire est d’écarter le faux scandale, pour retrouver le scandale original ». (I b).
Mais d’autre part cette déconstruction ne saurait aller bien loin si elle est ne s’effectuait de l’intérieur d’une tradition : il faut l’existence d’une communauté confessante pour vivre la lutte de la religion et de la foi.
21) « Je ne pense pas que la foi puisse exister hors d’une reprise et d’une correction indéfinie du véhicule religieux ». (I c).
Depuis Kierkegaard, sinon Calvin, jusqu’à Karl Barth, cette critique de la religion par la foi est un thème classique de la théologie protestante. Mais en inversant le front critique pour montrer qu’il n’y a pas de foi vive sans un élément religieux déjà déposé, Ricœur propose une démarche originale en son temps. Plus loin dans le texte examiné il proposera la convergence entre la critique externe qu’opère la démystification des maîtres du soupçon, dans le sillage de Feuerbach[11], et la critique interne opéré par la démythologisation dans le sillage de Bultmann, qui est une déconstruction des rationalisations secondaires et des élaborations théologiques ultérieures :
22) « Il ne faut jamais perdre de vue que pour la première génération chrétienne, il y avait une écriture. Cette écriture c’était la Bible, c’est à dire l’Ancien Testament. En face de cette écriture, il y avait une parole qui était une prédication vivante. Mais à mesure que les écrits issus de cette prédication se sont déposés, sédimentés, ils sont devenus à leur tour seconde écriture, ce que nous appelons un Nouveau Testament. (…) La première prédication représentait une déconstruction de la lettre de l’Ancien Testament. (…) C’est l’Évangile qui veut être démythologisé ». (III b).
Il est amusant de remarquer que ces textes de Ricœur sont tout à fait contemporains de ceux par lesquels Jacques Derrida introduit sa déconstruction, avec l’idée de différance textuelle. Ricœur parle plutôt d’écart et de tension, comme on le voit avec la métaphore vive où il s’agit de retendre les écarts sémantiques, rendre sensibles ceux qui sont déjà sédimentés, et recevables les écarts inédits. Mais il n’est pas question chez Ricœur d’opposer la parole à l’écriture, et si l’écriture est le paradigme de la distanciation dans la communication, on sait combien cette autonomisation de l’écrit par rapport aux intentions de l’auteur est pour lui un phénomène majeur et positif — c’est un des points sur lesquels il s’éloigne peut-être de Gadamer. Il me semble que la dialectique de la religion et de la foi est ici éclairée par celle du langage et de la parole (ou de l’écriture en tant qu’elle opère des écarts sémantiques) : sans cesse la parole doit déconstruire le langage pour s’y frayer à nouveau chemin. Mais cette parole s’appuie sur les traces langagières de paroles antérieures. Au lieu de durcir l’opposition entre la structure et l’événement, le langage et la parole, Ricœur prend appui sur cette dialectique de la sédimentation et de l’innovation qui prendra son plein déploiement dans La métaphore vive et Temps et récit.
Il écrit encore :
23) « Ebeling dit que la pente de la religion, c’est la relique. La relique est un débris de l’objet primitif, qui traverse le temps, sans être usé et sans être détruit, qui traverse l’histoire telle qu’elle était à l’origine et vient jusqu’à nous. La parole ne peut pas devenir une relique, car elle survit par l’interprétation, la réinterprétation constante. J’appelle interprétation, non seulement ce que nous pouvons faire intellectuellement, mais aussi pratiquement, socialement, pour rendre actuelle une parole qui ne continue d’être parole que si elle est sans cesse reconvertie dans un événement, qui redevient sans cesse lui-même événement (…) Par conséquent, la parole est toujours un événement mourant et disparaissant… elle surgit et elle disparait. La parole est fugitive, opposée aux structures, qui, elles, demeurent ». (III c).
Mais de même que le langage serait mort sans sa permanente reprise par des paroles qui tirent du vieil instrument des neuves interprétations, de même la parole serait insignifiante si elle ne faisait écart avec des significations déjà déposées, non seulement disponibles mais devenues des réserves de dispositions.
C’est par là que nous pouvons rejoindre les propos bien plus tardifs de Paul Ricœur comparant l’irréductible pluralité des religions à celle des langues, et ouvrant la question de l’hospitalité langagière à d’autres langues, à d’autres traditions, à d’autres cultures, à d’autres religions que celle dans laquelle on a grandi — c’est sous les auspices de cette hospitalité que le dialogue des religions sera traité à travers le paradigme de la traduction. Dans La critique et la conviction, il parle en effet justement de sa conviction protestante comme d’un
24) « hasard transformé en destin par un choix continu (…) une religion est comme une langue dans laquelle ou bien on est né, ou bien on a été transféré par exil ou par hospitalité ; en tous cas on y est chez soi ; ce qui implique aussi de reconnaître qu’il y a d’autres langues parlées par d’autres hommes »[12].
Une constitution plurielle.
Quittant brièvement ce noyau de textes des années 1967-1968, je voudrais maintenant jeter un pont vers des textes ultérieurs qui ouvrent à mon sens un troisième volet de réflexion sur le langage de la communauté ecclésiale. En 1975, dans la Revue d’histoire et de philosophie religieuse, Ricœur traite de « La philosophie et la spécificité du langage religieux », et il commence en ces termes :
25) « il est possible, dans le cadre d’une investigation philosophique, d’identifier une foi religieuse sur la base de son langage, ou, plus exactement, comme une modalité particulière de discours. (…) La manière la plus appropriée d’interpréter ce langage selon sa nature interne consiste dans une analyse de ses modes d’expression. (…) il vaut la peine de l’examiner, parce que, en lui, quelque chose est dit qui n’est pas dit dans les autres modalités de discours ».
Mieux c’est une modalité de discours qui porte une vérité spécifique, un rapport spécifique au monde. Et il poursuit :
26) « Ces témoignages de foi ne comportent pas à titre primaire des énoncés théologiques, au sens d’une théologie métaphysique-spéculative, mais des expressions qui relèvent de formes de discours aussi diverses que narrations, prophéties, textes législatifs, proverbes, hymnes, prières, formules liturgiques, dits sapientiaux, etc. (…) La « confession de foi » qui s’exprime dans les documents bibliques ne peut ni ne doit être dissociée des formes particulières de discours qui distinguent le Pentateuque, les Psaumes, les Prophéties, etc. Non seulement chaque forme de discours renvoie à un style particulier de confession de foi, mais la juxtaposition des formes de discours produit une tension, un contraste à l’intérieur même de la confession de foi ».
On remarque au passage ici combien le tournant langagier de la philosophie de Ricœur, entendu à la fois comme déconstruction et comme élargissement des modes de langage, a été pour lui l’un des motifs pour se détourner d’un dialogue philosophie-théologie purement spéculatif et pour chercher dans la diversité des expressions de la communauté confessante au long des siècles l’ouverture d’un autre rapport au monde :
27) « avant toute disposition de foi ou de non-foi, un monde est proposé, ce monde qui, dans la langue de la Bible, est appelé monde nouveau, Royaume de Dieu, Etre nouveau ».
Et Ricœur ajoute :
28) « un texte est révélé dans la mesure où il est révélant d’un monde (…) la foi est l’attitude de celui qui se tient prêt à se laisser interpréter lui-même en interprétant le monde du texte ».
Dans sa Préface à Foi et philosophie, problèmes du langage religieux (Buenos Aires, 1990), il écrit :
29) « S’il existe quelque chose comme une expérience religieuse − sentiment de dépendance absolue, confiance illimitée en dépit de toute raison de désespérer, ouverture sur un horizon de possibilités inouïes, … cette expérience passe par le langage. Une foi qui n’est pas dite reste non seulement muette mais informe. Or, en passant par le langage des hommes, le discours de la foi revêt une multitude de formes. Dans plusieurs des essais ici rassemblés, je souligne l’importance des genres littéraires, dans lesquels s’articule de façon tout à fait originale le discours biblique : récits, lois, prophéties, hymnes, écrits de sagesse. Le lecteur, ici, c’est chaque fois une communauté confessante qui se comprend elle-même en interprétant les textes qui fondent son identité. Un cercle, qu’on peut appeler cercle herméneutique, s’établit ainsi entre les textes fondateurs et les communautés d’interprétation. (…) Pour chaque croyant, l’appartenance à une communauté d’écoute et d’interprétation reste un hasard transformé en destin à travers un choix raisonné poursuivi tout au long d’une vie ».
C’est donc ici ma thèse : dans la mesure où le langage est l’institution des institutions, et où la communauté confessante est une communauté de langage et de parole, la diversité des genres littéraires dans l’ensemble des textes bibliques ouvre non seulement une pluralité dans le rapport au monde, au temps, à Dieu, mais une pluralité articulée de formes de communauté. Je dis articulée car la communauté est le lieu où toutes ces tensions entre ces formes de langage et ces formes de communauté, sous le régime du conflit des interprétations, « sont vécues à leur point le plus extrême d’incandescence et d’intensité ». La métaphore est donc celle de la fusion, mais aussi de l’écart, du contraste et de la tension entre des pôles qui restent distincts. Plus tard la métaphore de Ricœur, parlant des grandes périodes de surrection religieuse, sera celle de l’épaisseur des canalisations, dogmes et institutions qu’il aura fallu pour maîtriser cette énergie, ces flux ardents.
Nous avons déjà exploré l’une de ces tensions. Prolongeant la dialectique de la morale de responsabilité et de la morale de conviction, et de l’idéologie et de l’utopie, on avait déjà la dualité entre la prose du monde social et la poésie de la liturgie (on sait l’importance du Cantique des cantiques dans la liturgie juive). Plus tard, dans Amour et Justice (1990), l’opposition entre la prose argumentative de la justice et la poésie hymnique de l’amour est allée se nouer de façon inextricable dans l’analyse de ce passage de Luc 6 où les deux formulations sont jointes, comme si elles ne cessaient de se relancer l’une l’autre, de se perfectionner l’une l’autre.
Dans plusieurs textes, on voit le philosophe s’attarder au fait que la Bible entrelacerait dans son massif narratif trois genres, le prophétique, le législatif, le sapiential. Il m’est arrivé de montrer le lien entre ces genres et les trois figures de la visée éthique oubliée et rappelée par le prophète, de la norme morale établie par le législateur-narrateur, de la sagesse pratique ajustée à la plainte autant qu’à l’hymne, et de prolonger ainsi le constat initial d’une insurmontable pluralité éthique. Dans d’autres textes de la fin des années 70 et du début des années 80, Ricœur distingue cinq genres, en découplant le narratif et en y ajoutant le psaume hymnique. Penser la Bible, plus tardivement, propose une exploration plus ample et systématique de chacun de ces genres littéraires, le récit de création (Gn), l’obéissance aimante (Ex), la sentinelle de l’imminence (Ez), la plainte comme prière (Ps), la métaphore nuptiale (Ct) — auxquels il ajoute une étude sur la question de la nomination de Dieu dans l’épisode du buisson ardent : « De l’interprétation à la traduction ». Il laisse ici de côté les « genres » plus néo-testamentaux, les dialogues, les paraboles, le récits de passion, les lettres, les apocalypses, etc., qu’il a parfois étudiés par ailleurs. Quoi qu’il en soit on imagine d’autant plus une pluralité des configurations communautaires générées par ces divers « genres » et traditions de lecture que nous savons combien c’est le langage qui ouvre l’imaginaire, et l’imaginaire social n’échappe pas à cette règle : l’utopie est d’abord un phénomène littéraire.
Mais la constitution de ces traditions de lecture et d’interprétation ne reste pas à l’état de juxtaposition paresseuse. Sous l’aiguillon des conflits d’interprétation qui pourrait les déchirer, les communautés historiques ne peuvent soutenir leur propre disparité sans canoniser ensemble ces traditions textuelles apparemment incompatibles, et c’est ce travail de sélection, d’arbitrage et de compromis qui génère en même temps un canon textuel et la communauté que ce texte pluriel rassemble. Comme l’écrit Ricœur dans un autre texte inédit, bien plus tardif, et qui montre combien ce sujet reste présent chez lui jusqu’au bout :
30) « le processus de canonisation accompagne et redouble la formation de l’Église comme communauté cultuelle d’abord et culturelle par implication. Devenir Canon et devenir Église vont de pair. Ce sont les besoins et les contraintes du devenir Église qui motivent en profondeur le processus de canonisation »[13].
Il y a donc à la fois pluralité constitutive et travail conflictuel pour composer l’ensemble, par l’invention de canons.
Ricœur n’a cessé de proposer des différenciations, dans les modalités de discours, mais aussi dans les différentes fonctions auxquelles la Communauté ecclésiale donne forme. Le lecteur trouvera en Annexe une typologie proposée en 1968 par Ricœur, prenant appui sur Harvez Cox pour distinguer Kerygma, Koinonia, Diakonia. Il y revient cinq ans plus tard pour montrer combien ces différentes fonctions sont en crise, au bord de la rupture. Le processus de canonisation, de canalisation, c’est à dire le travail des différends, de la discordance surmontée et acceptée, semble ne plus jouer.
A tous ces textes on mesure combien, au tournant des années 60 à 70, le philosophe se montre vraiment soucieux de penser le sens et la fonction de la communauté ecclésiale. Il ne s’agit pas fuir les difficultés de l’église et de la société de son temps dans une évasion utopique ou spéculative, et moins encore pieuse au sens d’un retrait hors du monde. Bien au contraire il s’agit d’y revenir tout autrement, avec la force d’une fiction transformatrice. Mais c’est aussi là encore le vieux geste de sa phénoménologie : on ne peut comprendre et analyser les pathologies et effets pervers, et on ne peut porter la critique, qu’à partir du noyau légitime des significations qui ordonnent le phénomène. Ce que nous avons examiné ainsi, ce sont des variations imaginatives autour de l’eidos de communauté ecclésiale. C’est bien en philosophe d’une part, et d’autre part en tant que chrétien d’expression philosophique (comme il en est d’expression musicale ou picturale), qu’il aborde cette interrogation, à la fois comme un problème qu’il élabore et comme un appel qu’il reçoit.
Conclusion : et aujourd’hui ?
Il est temps de conclure, en revenant à nous-mêmes. Ces textes des années 68 sont pour nous extrêmement parlants, dans leur proximité mais aussi dans leur écart. Par exemple il est remarquable que Ricœur n’hésite pas à parler de l’humanité comme un tout, et insiste autant sur cette dimension totalisante de l’utopie que sur sa dimension singularisante. Aujourd’hui que le totalitarisme est soupçonné partout, nous redouterions d’utiliser de tels termes, et du coup il nous manque cette visée sémantique seule à même justement de dénoncer l’imposture totalitaire des fausses totalisations[14].
Nous ne sommes plus dans une société de croissance[15], mais curieusement nous ne sommes pas parvenus à sortir de cette problématique de la croissance, de l’accumulation des moyens et de l’élimination des « fins ». On voudrait la croissance, on ne sait pas pourquoi, on suppose que cela résoudrait tout. Le paradoxe est que notre modèle sociétal de croissance est en plein éboulement, pour des raisons d’épuisement des ressources naturelles, d’impuissance à maîtriser nos déchets, d’incapacité psychique à supporter un monde trop complexe et d’incapacité politique à partager savoirs et gouvernances. Nos meilleurs projets se retournent contre leur intention, nous n’en pouvons et n’en voulons plus, mais nous ne savons toujours pas quoi placer au moteur de notre société.
Quant à la communauté ecclésiale, Ricœur a pour partie échoué ; les lignes de dislocation qu’il entrevoyait se sont aggravées, et peu des intellectuels de sa génération ni de la génération qui a suivi ont cherché à maintenir ce « milieu interne de langage », de convictions partagées, d’exigence critique, et d’interprétation à plusieurs. La dialectique interne des deux éthiques n’a pas été tenue à son point d’incandescence. La communauté confessante, repliée sur les besoins pieux des fidèles, dont la quiétude a recouvert d’herbe douce les cœurs fiers[16], a perdu le sens épique de cette immense humanité, autant que le sens existentiel de la singularité vive de chaque existence.
Ce que Ricœur apportait ici de plus radical, c’est justement l’idée que tout cela commence par le hasard des naissances : « une religion est comme une langue dans laquelle on est né, » ou bien dans laquelle « on a été transféré par exil ou par hospitalité », sorte de second naissance qui n’efface pas la première, mais s’y ajoute et la réinterprète. Toute l’œuvre de Ricœur est destinée à penser cette énigme de la naissance, à en accepter la finitude et l’étroitesse, mais aussi le don et les possibilités. La communauté ecclésiale est une communauté qui reconnaît cette condition avec gratitude. Elle ne recrute pas les « meilleurs », mais rend meilleur tout le monde, n’importe qui, et présuppose une fiction radicale de redistribution des naissances.
Quoi placer au moteur de notre société ? Cette question peut retraduire un immense appel à la redistribution de toutes les chances, à un repartage le plus ample possible. Mais elle traduit aussi l’appel que nous lance chaque nouveau venu au monde : « qui dites vous que je suis ? ». A chacun, la communauté ecclésiale fictive que nous cherchons offre une chance d’apparaître, de se montrer « autrement ». Elle lui redonne cette chance « soixante dix sept fois » (Mt 18 21). C’est peut-être justement cela qui manque le plus dans un monde où les humains se sentent de plus en plus inemployables, inutiles, superflus, bons à être jetés sans jamais avoir pu montrer « qui » ils étaient. Mais du même mouvement la communauté ecclésiale fictive que nous cherchons autorise aussi chacun à s’effacer devant les autres, à faire place en soi pour autre que soi, pour l’insouci de soi, à se retourner vers le reste du monde, et c’est bien aussi ce qui manque dans notre société, qui valorise tellement tout ce qui grandit et jamais ce qui diminue pour laisser place. Ce double mouvement, la communauté ecclésiale fictive que nous cherchons le propose non pas sur une seule scène, mais au contraire, tout son effort est porté vers l’invention et la constitution d’une pluralité de ces scènes d’apparition et d’effacement, de façon à ce qu’il y en ait pour tous les genres. Ricœur n’a cessé d’accompagner cette invention et d’en proposer des figures.
Olivier Abel
inédit
Colloque « Paul Ricœur in Dialogue with Theology and Religious Studies »,
Lund, Suède, 5-6 sept 2013.
Annexe 1
Urbanisation, sécularisation, ecclésiologie
Voici un texte de la même période que notre document de base, et qui propose une autre analyse des trois fonctions de la communauté ecclésiale. C’un rapport présenté en mai 1968 à Valence par Ricœur, alors président du mouvement, au Congrès du Christianisme social, sous le titre « Urbanisation et sécularisation »[17]. Dans un denier point portant sur « l’ecclésiologie », il estime qu’ « avant de réfléchir sur l’organisation et les organisations de l’Eglise, il faut réfléchir sur sa fonction ». Il évoque alors trois fonctions suggérées par le théologien américain :
31) « Prenant pour idée directrice que l’Eglise est « l’avant-garde de Dieu », Harvey Cox organise autour de trois ministères, de trois services, sa tâche présente : annoncer, soigner, rendre visible l’espérance dans des signes communautaires ; reprenant les trois mots grecs correspondants – kerygma ou annonce, diakonia ou thérapeutique par la réconciliation, koinonia ou communauté eschatologique – il parle de la triple fonction kérygmatique, diaconale et communautaire de l’Eglise. J’adopte bien volontiers ce cadre d’analyse ».
Ces trois fonctions correspondent à des modalités langagières et communicationnelles différentes.
Quant à la fonction kérygmatique, Ricœur écrit :
32) « C’est la fonction de l’Eglise de discerner ce surplus du sens sur le non-sens, en face même des processus de pourrissement, de cancérisation, de la cité moderne. Ainsi remettrons-nous toujours à la responsabilité de l’homme ce qui paraît provenir de forces étrangères, de puissances inhumaines. C’est le nœud de ce que l’on pourrait appeler la prédication au monde, dont la prédication adressée aux fidèles doit rester un simple relais ».
Quant à la fonction diaconale, il écrit :
33) « la diaconie n’est pas restreinte à ces fonctions de suppléance ; elle s’applique aux centres de décision, aux points majeurs du fonctionnement de la cité, où se croisent les processus d’intégration et de désintégration. C’est ici qu’une théologie de l’itinérance et du contrôle responsable trouvent leurs points d’application. Comment l’Eglise sera-t-elle à l’avant-garde de Dieu, si l’individu chrétien se tient à l’arrière-garde du développement historique, si toute sa sensibilité et toutes ses réactions profondes sont tournées vers le paradis perdu et non vers le royaume qui vient ? ».
Enfin quant à la fonction koinoniale, proprement communautaire, il écrit :
34) « Encore une fois, le mot de Paul – ni juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme, ni femme – ne constitue pas une application secondaire parmi d’autres de l’unité en Christ ; il désigne le foyer même de l’anthropologie et de l’ecclésiologie, le lieu même de leur origine. L’homme, ce n’est pas un tel plus un tel ; l’homme, c’est l’humanité de l’homme ; et l’humanité de l’homme est en marche lorsque le Grec, le juif et le Barbare sont impliqués dans un procès de réconciliation ; alors l’homme advient ; en même temps, par l’opération même du geste de réconciliation, une communauté est possible ».
Et il conclut son texte par ces mots :
35) « je penserais volontiers que la paroisse traditionnelle retrouvera sa chance lorsqu’elle sera l’une des modalités ecclésiales parmi d’autres. La non-paroisse sauvera la paroisse. Il nous faudra apprendre à discerner la figure de l’Eglise partout où le ministère de l’annonce, celui de la diaconie, celui de la communauté concrète auront pour vis-à-vis la cité entière, telle que le monde moderne l’a faite ; c’est-à-dire la cité séculière ».
Le 19 juillet 1973, quelques années plus tard, le journal Le Monde publie un extrait d’une réponse de Ricœur dans la revue La vie nouvelle (Bruxelles), sous l’intitulé : « Paul Ricœur distingue trois lignes de rupture dans la crise du christianisme »[18]. Ricœur commence en disant :
36) « L’enjeu, aujourd’hui, dans toutes les églises chrétiennes, m’apparaît triple et correspond à trois cassures qui passent à travers toutes les confessions et non plus entre le catholicisme romain et les autres[19]. Une première cassure menace de séparer la religion instituée et les communautés spontanées ».
Entre parenthèses, il s’agit ici d’une crise de la fonction koinoniale.
37) « les questions que nous discutons aujourd’hui, sont à un tel degré de radicalité, et sont tellement nouvelles, qu’elles n’ont strictement rien à voir – ou peu à voir – avec ce qui nous a divisés entre protestants et catholiques depuis le 16e siècle ; les Églises sont confrontées par une situation tellement nouvelle que c’est ensemble qu’il faut inventer maintenant les comportements nouveaux; je dirais volontiers que la grande église est devant nous bien plutôt qu’elle n’est derrière nous ». (II).
38) « Sous cette forme, les églises vivent d’une façon particulièrement virulente un drame qui affecte toutes les institutions, en proie à la même crise entre les organisations et les expressions sauvages de la liberté. Il est naturel que la même crise y soit plus violente qu’ailleurs en raison de la nature exceptionnelle du lien ecclésial. N’est-ce pas alors la tâche la plus urgente pour ceux, quels qu’ils soient, qui portent le destin de la communauté chrétienne, de préserver la qualité même de ce conflit vital et d’assurer à tous la circulation de la vie entre l’institution et la no- institution ? Car l’église aujourd’hui est des deux côtés. Le reconnaître et le vivre est le premier devoir ».
Ricœur continue avec une crise de la fonction diaconale :
39) « une seconde cassure passe entre deux fonctions de l’institution elle-même, le souci de sa cohésion interne et celui du service du monde. Le premier, réduit à lui-même, conduit à tourner toutes les activités vers ce que j’appellerais grossièrement la consommation interne ; le deuxième, séparé du premier, tant à dissoudre l’église dans le monde : ce qui est une des façons pour le sel de perdre sa saveur. N’est-ce pas alors une tâche expresse pour l’Eglise d’aujourd’hui de préserver la tension entre ces deux directions de son souci : car pourquoi préserver le lien interne, sinon pour le service des autres ? Et quel service rendrait-on si on était plus rien de distinct ? ».
Et Ricœur termine par une crise de la fonction kerygmatique :
40) « Je suis préoccupé, d’une façon plus personnelle, par un autre divorce que j’observe dans toutes les Eglises et qui, pour n’être pas aussi funeste en apparence que les deux précédents, n’en est pas moins lourd de désastres futurs. Je vois diverger toujours davantage le travail théologique sérieux, compétent, scientifique (surtout lorsqu’il est bien articulé sur l’exégèse, la théorie du discours, l’herméneutique, la philosophie fondamentale) et un engagement concret, de caractère politique le plus souvent, ou tout simplement social et pédagogique. Le désastre serait que le travail théologique s’isole et vire à la recherche pure et sans prise, tandis que l’engagement politique ne serait plus gagé que sur des improvisations légères et fragiles. Un des signes les plus inquiétants est que ces trois cassures se renforcent, et que en se renforçant, elles mènent le corps entier à la rupture. N’est-ce pas un appel à lutter sur les trois fronts en même temps et à se porter en médiateur sur ces trois lignes de rupture ? ».
Annexe 2 :
Sommaire de « Sens et fonction d’une communauté ecclésiale «
(Centre protestant du Nord, Amiens 1967)
I. « ÊTRE PROTESTANT AUJOURD’HUI » (Document de base sur un texte oral et sans correction de l’auteur, 1965)
a) La Communauté confessante dans ce monde technique (développé en II a, b)
b) Le langage de la Communauté confessante (développé en III a, b)
c) Plaidoyer pour une Communauté confessante (développé en II c et en III c)
II. PRÉSENCE DE L’ÉGLISE AU MONDE (premier groupe de réflexions)
a) Points d’insertion
b) Types de présence et de pression de la Communauté confessante
- la distinction des 2 morales : morale de conviction et morale de responsabilité
- le rôle de l’utopie
c) Fonction spécifique de la Communauté chrétienne
III. SENS ET LANGAGE (second groupe de réflexions)
a) Critique externe de la religion : la démystification
b) Critique interne de la religion : la démythologisation
c) Foi et Religion : la parole authentique
Notes :
[1] Au long de cette étude, les citations précisées seulement avec un chiffre romain et une lettre proviennent de trois textes inédits repris à partir d’enregistrements et polycopiés dans les « Cahiers d’étude du Centre protestant de recherches et de rencontres du Nord » (n°26 -1968) à l’issue d’un colloque réuni sur ce thème à Amiens en 1967. Ces trois textes sont intitulés « Être protestant aujourd’hui » (qui date de 1965 et avait semble-t-il été distribué à l’avance aux participants), « Présence de l’Eglise au monde » (titre qui évoque les livres de Jacques Ellul Présence au monde moderne 1948, puis Fausse présence au monde moderne 1963), « Autour du sens et du langage ». Le lecteur trouvera en Annexe un plan détaillé de ces textes inédits.Paul Ricœur, à qui j’avais demandé, au début des années 1990, s’il autorisait leur publication au format d’un petit livre chez Labor et Fides, ne les avait finalement jamais repris pour les corriger.
[2] La France protestante des années 60 a vu le surgissement, à côté des paroisses traditionnelles, de centres de recherche qui représentait justement une autre forme d’église : le Centre protestant de recherche de rencontres du Nord, le Centre protestant de l’Ouest, le Centre de Villemétrie, le Centre protestant d’études et de documentation, etc. Ces centres rassemblaient des protestants dont certains ne fréquentaient plus les paroisses, s’y mêlaient aussi de nombreux marxistes. Ils ont tous disparu dans le sillage de mai 68, et les cercles qu’ils rassemblaient aussi. C’est donc dans ce contexte qu’il faut placer les propos de Paul Ricœur, alors président du Mouvement du christianisme social et de la Fédération protestante de l’enseignement.
[3] Je verrais volontiers trois états du langage : un état de fusion où tout se mêle de façon épique ou hymnique, un état de séparation des genres qui marque l’effort du classicisme, un état de traduction qui propose des mixtes, des traversées judicieuses ou amoureuses.
[4] C’est ici l’image de la toute petite langue qui gouverne le corps, donnée par Jacques dans son épître (Jc 3 5), et commentée par Louis Simon, alors pasteur de Ricœur à Palaiseau, dans son livre Une éthique de la sagesse ; commentaire de l’Epître de Jacques, Genève, Labor et Fides, 1961.
[5] Dans sa conférence de 1920 sur ce thème, Max Weber avait anticipé avec lucidité ce qui pour Paul Ricœur avait été les conséquences de sa propre « bévue » pacifiste de jeunesse, d’où le très grand respect de Ricœur pour cette conférence.
[6] 4) « Nous pouvons le présenter comme une sorte d’idéal, d’idéalisme, de respect absolu de la personne humaine, en langage kantien, ou selon la perspective évangélique de la perfection ‘Soyez parfaits, comme votre Père Céleste est parfait’. C’est cela, la morale de conviction. En langage kantien : ‘Tu traiteras toujours l’autre homme non seulement comme un moyen, mais aussi comme une fin’ ». (II b).
[7] Paul Ricœur, « L’initiative », in Du texte à l’action, Paris Seuil 1986 p.276.
[8] Ibid. p.391.
[9] Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil points-essais, p.125.
[10] Cf. O.Abel, « Comment peut-on être humain? De l’humanité métaphorique à l’action humanitaire », in Humanité, humanitaires, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles: 1998.
[11] Il me semble qu’à certains égards Nietzsche, le fils de pasteur, est plus proche de Kierkegaard que de Marx ou de Freud, et que c’est de l’intérieur le plus intime qu’il déconstruit le christianisme.
[12] La critique et la conviction, Paris : Calmann-Levy, 1995, p. 219.
[13] Ce texte, intitulé « Le Canon entre le texte et la communauté », a été donné en conférence lors d’une journée du Fonds Ricœur en février 2002.
[14] En revanche nous n’oserions pas non plus parler de « machiavélisme » en mauvaise part, comme le fait ici Ricœur, tant Machiavel est devenu, à l’excès, la pensée politique « normale », comme si le politique n’était que cela.
[15] Mais les problèmes qu’il désignait alors comme ceux de cette société, et qui devaient exploser quelques mois plus tard avec mai 68, sont bien ceux auxquels s’affrontent aujourd’hui les sociétés qui viennent de connaître des taux de croissance économique importants, comme la Turquie, le Brésil, et tant d’autres.
[16] Selon les mots du poète Jacques Bertin.
[17] Dans ce texte Ricœur associe ses réflexions à sa note de lecture de l’ouvrage alors célèbre du théologien Harvey Cox, The Secular City. Initialement paru à l’automne 1967 dans la Revue du christianisme social, nous l’avions repris dans le numéro spécial d’Autres temps n°76-77, consacré à « Paul Ricœur, histoire et civilisation, neuf jalons pour un christianisme social ».
[18] Je donne ici l’intégralité du texte paru dans le quotidien français.
[19] Dans le texte « Présence des églises au monde » (1967), on voit combien son utopie ecclésiale traverse les églises. Ricœur écrivait :