Importance de l’humiliation[1]
Au long des séances de ce cycle sur la violence, nous avons considéré une gamme qui va des phénomènes presque biologiques jusqu’à la philosophie politique ; au passage, on a pu évoquer les violences à enfant et les drames familiaux, les violences de rues et les violences ethniques, les violences organisées des mafia et des guérillas terroristes, auxquelles répondent des violences étatiques de type opération de « nettoyage » et de gendarmerie, avec supériorité technologique écrasante. En ce sens il faudrait faire un cas tout particulier des violences « légales » (l’appareil juridico-pénitenciaire, avec le droit de punir, et l’appareil militaire). Ainsi la violence prend des significations extrêmement variées entre les deux limites de la violence presque intime, de la violence contre soi — et le suicide, la drogue, les excès en tous genres, attestent que cette violence là est au fond la plus répandue — et de la violence massivement organisée, méthodique, la violence guerrière d’État à État. La différence entre les mots hostilité et inimitié montre, en latin, qu’il faut distinguer l’antagonisme qui nous affronte à l’ennemi lointain, trop dissemblable, l’étranger, et la haine du proche avec lequel on se déchire, justement peut-être justement parce qu’il est trop proche, trop ressemblant. Et il est important en effet de distinguer entre les violences tragiques, domestiques, celles du dedans de la maison, et les violences du dehors, liées à l’étranger, aux espaces de la mobilité hostile et anonyme.
Que vient faire l’humiliation dans ce tableau ? Ce sera encore un petit angle de vue supplémentaire. Il me semble que l’humiliation accompagne toutes ces formes de violence comme son ombre, une ombre qui va parfois plus loin encore, dans toutes les directions, avec des causes plus anciennes, et des conséquences plus lointaines aussi, longtemps invisibles. Il y a donc une très grande amplitude des phénomènes de l’humiliation. Et mon hypothèse est que l’humiliation est souvent pire que la violence physique : que l’humiliation engendre et prépare les violences futures. On ne sait pas ce que fait l’humiliation dans la vie des individus, comme dans celle des peuples, ses effets sont souvent plus profonds et multiformes que ceux de la violence. Or les humiliés à leur tour risquent d’être humiliants, il y a alors une sorte de contamination d’humiliation qui touche peu à peu tous les tableaux de la vie des individus et des sociétés. L’humiliation est de la violence différée, parfois de la violence subliminale en quelque sorte, mais dont les effets apparaissent après coup, générant une sorte de violence potentielle. Il faudra pour finir revenir cette observation, que l’humiliation agit avec un délai, que le contre coup peut prendre du temps, et surgir apparemment comme sans rapport avec le passé.
Sur le versant des rapports entre les peuples, ce sont souvent les humiliations qui « engrossent » en quelque sorte les plus inexpiables des guerres de demain. C’est frappant si l’on prend le cas du Traité de Versailles en 1918, par lequel la France a profité de sa victoire pour écraser l’Allemagne de façon humiliante, avec les conséquances que l’on sait. C’est peut-être le cas dans toutes les relations internationales losque les vainqueurs, dans un conflit, croient pouvoir utiliser leur force comme s’ils allaient toujours être les plus forts. Au delà des injustices que cela conduit à commettre, c’est une grande imprudence ! Il faudrait toujours faire en sorte d’humilier le moins possible, et vaincre de manière à ce que l’autre ne perde pas la face, et puisse rester un ennemi honorable, sinon un « bon perdant ».
Si l’on passe au versant des rapports interpersonnels, l’humiliation est vécue comme une violence morale, qui peut redoubler un acte de violence certes, mais qui peut aussi être simplement verbale, ou bien due à une posture, à une mise en scène, où l’on utilise son pouvoir contre l’autre sans lui laisser aucun contre-pouvoir. Ce n’est pas seulement que les violences brutales, dicontinues, ne sauraient faire oublier les violences lentes, générées par des situations. C’est que nous accordons trop d’importance à l’injustice et à la violence par rapport à cette humiliation intime d’être sans parole, impuissant, défait dans son estime de soi : les gens peuvent ainsi être dépossédés de leur propre crédit, de leurs évaluations, de leur confiance — alors ils sont prêts à se vouer à tout ce qui leur offira un peu de respect, ils sont prêts à tous les conformismes.
Sur ces premières esquisses de la question on mesure combien l’humiliation est en même temps ce qui pénètre au plus profond de l’intimité, et ce qui peut de proche en proche toucher toutes les sphères, tous les registres de la reconnaissance. C’est ce que j’appelle la profondeur de l’humiliation, et son amplitude. Dans mon propos, je me propose d’abord de faire un premier tour pour mesurer la manière dont l’humiliation atteint les deux racines de la dignité humaine, celle de l’estime de soi et celle du respect d’autrui — l’estime de soi indiquant les figures de l’estime de l’autre comme d’autres soi-mêmes, et le respect allant jusqu’au respect de soi-même comme un autre. Il faut définir et comprendre le mécanisme de l’humiliation avant de la condamner et de la combattre.
Je ferai ensuite un deuxième tour sur les mêmes thèmes, mais au travers d’une réflexion à propos des institutions de la société. Nos institutions traitent-elles les gens avec dignité ? Je m’appuierai notamment sur l’ouvrage de Avishai Margalit, La société décente[2], qui pose cette question : « Qu’est-ce qu’une société décente? ». Son idée est que si nous ne parvenons pas à constituer une société juste, il faudrait au moins tenter de mettre en œuvre une société la moins humiliante possible. Comment faire, donc, pour que les institutions ne soient pas humiliantes, et soutiennent ainsi l’estime et le respect de la dignité ?
Profondeur de l’humiliation
Qu’est-ce donc qu’humilier ? C’est d’abord traiter quelqu’un comme une chose maniable, ou un numéro anonyme. On ne le voit pas, on ne voit pas sa ressemblance avec nous, c’est un objet. Mais cela peut aussi bien être l’inverse, traiter l’autre comme tellement proche, tellement acquis comme un prolongement de moi-même, qu’on n’en voit plus la dissemblance, l’altérité. Ainsi les esclaves étaient ces êtres paradoxaux, maniables et familiers, dressés à ne pas regarder leurs maîtres, et les maîtres pouvaient agir devant leurs esclaves ou leur domestiques comme si ceux-ci ne pouvaient pas les voir — on pourrait dire que la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel est une analyse du préférer être humilié plutôt que subir la violence et mourir, et que l’humiliation a quelque chose à voir avec ce patient travail du négatif, cette aliénation, que Nietzsche au contraire dénonce.
On peut donc dire d’abord que l’humiliation est une atteinte à l’estime de soi. On se moque de quelqu’un pour le renvoyer dans son coin. On lui fait honte de son désir et de son expression, ce qui est le fond de la honte. On fait honte aux gens de leur appartenance, de leur identité, de leur forme de vie. Des groupes ont été rendus vulnérables parce que leur forme d’expression a été rejetée, ou est devenue la cible d’évaluations perpétuellement négatives : selon les contextes cela a pu être le cas de minorités religieuses, ethniques, sexuelles, etc. Mais ce qui me semble le plus grave, en ce sens, dans l’humiliation, c’est la manière dont on peut amener quelqu’un à se défaire lui-même de sa dignité, de son estime de soi, pour survivre, pour rester inclus dans le groupe, etc.
On peut dire par ailleurs que l’humiliation est une atteinte au respect de soi, à la décence, à la vie privée. La société civilisée a érigé des espaces d’intimité à l’abri des médisances et des rumeurs, des ragots. D’où l’importance de la ville comme lieu où la médisance disparaît grâce à l’anonymat. Il y a là une libération de la pression humiliante de devoir sans cesse pouvoir être comparé, de risquer sans cesse d’être montré du doigt. Dans la société civilisée nous pouvons tous être des veuves ou des orphelins, des étrangers de passage, des êtres vulnérables, sans que cela se sache, à une distance respectueuse. Mais on peut toujours basculer dans une société de surveillance, où cette séparation entre vie publique et vie privée est délibérément abattue — c’est ce qui caractérise les sociétés totalitaires.
L’humiliation atteint donc les deux racines de la dignité humaine, celle de l’estime de soi et celle du respect d’autrui. Bernard Williams, philosophe américain de la morale, affirme qu’il y a des émotions rouges, celles qui apparaissent sous le regard d’autrui, et des émotions blanches, qui se condensent sous le regard intérieur de soi-même. Ainsi la honte est une émotion rouge, la culpabilité une émotion blanche. Mais l’humiliation serait comme une émotion rouge-blanche. L’humiliation touche à la fois à l’estime propre de quelqu’un à ses propres yeux et au respect que les autres ont de lui.
Au fond, l’humilation fait honte, cache ce qui aurait voulu se montrer, le refoule, s’en moque, et au contraire elle montre ce qui voudrait se cacher, se retirer. Elle atteint à la fois la dignité comme estime et faculté de se montrer, et la dignité comme respect et faculté de se retirer. Autre chose la faculté vitale de se montrer, de montrer de quoi l’on est capable, autre chose le fait humiliant d’être montré malgré soi, coincé dans une sorte de caricature de soi. Autre chose la faculté non moins vitale de pouvoir se retirer, autre chose le fait humiliant d’être malgré soi exclu du jeu, inemployable, condamné à l’invisibilité. Il n’y a de communauté humaine que si ce sont le mêmes qui peuvent entrer et sortir de l’échange, avec des libertés et des obligations comparables, les mêmes qui peuvent se connecter ou se déconnecter, se montrer ou se retirer, chacun selon son rythme. On y reviendra.
Amplitude de l’humiliation
Prenons maintenant les choses horizontalement. L’humiliation prend des formes diverses en touchant différents registres de la vie, et c’est justement pourquoi une société pourrait être juste et équitable, et demeurer très humiliante. Certes il existe aussi une humiliation proprement économique, celles non pas même d’être exploité et asservi, mais d’être inutile et superflu[3]. Mais il y a une humiliation plus politique, au sens élémentaire des rapports de force, non pas seulement d’être battu, mais d’être trop faible pour rien pouvoir contre le plus fort[4]. Lorsque quelqu’un utilise son pouvoir sans laisser à l’autre le moindre contre-pouvoir, il y a non seulement violence mais humiliation. Il faut toujours laisser à l’autre « un petit couteau », de quoi nous faire un peu mal si nous lui faisons trop mal ! Comme l’écrivait Simone Weil « on est toujours barbare avec les faibles ». Elle ne dit pas qu’il ne faut pas être barbare, mais qu’on l’est, de toute façon : ce qu’il faudrait, c’est que personne ne soit trop faible. Et puis il y a une humiliation que je qualifierai de culturelle, au sens large, d’être discrédité dans sa propre parole, dans ses valeurs, dans ses attachements, bref dans tout ce qui autorise ce que le philosophe américain Emerson appellait La confiance en soi — la capacité à apporter quelque chose de nouveau, la capacité à donner sens à ce que nous faisons.
Nous ne sommes plus ici seulement au plan des humiliations interpersonnelles, mais de la considératon des institutions comme susceptibles elles-mêmes de devenir humiliantes, parfois sans le vouloir, ou bien comme capables au contraire de protéger, de faire écran à l’humiliation. Avishai Margalit pose cette question dans son livre sur La société décente à partir de l’idée que si nous ne parvenons pas à constituer une société juste ou non-violente, il faudrait déjà essayer de mettre en œuvre une société la moins humiliante possible. Que serait-ce que des institutions non humiliantes, pouvons nous en proposer un test ? On pourrait prendre le cas de l’hôpital, lorsque qu’on vous prend en charge sans rien vous dire de votre état, sans vous parler ni vous demander votre sentiment. On pourrait prendre le cas de toutes les institutions chargées du traitement des étrangers, des sans papiers, des immigrants, les guichets des frontières et des préfectures, la police, etc. Ce sont des questions très compliquées, justement parce que l’on y a affaire à des personnes qui sont dans des états différents. Prenons l’exemple des institutions judiciaires pénales. Les châtiments sont une bonne pierre de touche pour une société décente. Peut-on punir sans humilier ? Respecter l’autre c’est un peu vague, par contre ne pas humilier l’autre c’est une notion sur laquelle on peut se fonder pour établir des règles, des tests qui ont valeur d’avertissements. Mais les critères sont ambigus. On traitait jadis les appelés du « service national » beaucoup plus durement que les détenus, et pourtant ils ne se sentaient pas forcément humiliés. Il y a donc autre chose en cause que la dureté physique du traitement. Longtemps le travail a été quelque chose de servile et d’humiliant, et c’est un des traits de la modernité, après la Réforme, que d’avoir sans doute inversé, sans doute à l’excès, la valeur du travail et celle de la contemplation.
On pourrait dire que si l’on est humilié sur un tableau on prend sa revanche sur un autre. Et souvent c’est ainsi que cela se passe. Mais l’humiliation aussi se propage. Une humiliation dans le monde de l’emploi peut avoir des répercussions dans la famille, sur la santé, etc. Elle peut de proche en proche ainsi toucher toutes les sphères, tous les registres de la reconnaissance[5]. C’est pourquoi il est tellement important de pluraliser les sphères de reconnaissance, de manière à instituer des écrans, des séparations, de telle sorte que l’humiliation sur un tableau ne se propage pas presque immédiatement, de façon apparemment magique, sur tous les autres tableaux. Or l’humiliation est difficile à contenir, elle passe à la fois par dessous et par dessus ces séparations. La pluralité des sphères de reconnaissance demande ainsi qu’il y ait non pas un voile d’ignorance, comme le propose le philosophe américain de la justice John Rawls, mais plusieurs, pour que dans chaque sphère la chance soit redonnée à chacun. Il faut instituer des procédures qui donnent à chacun toutes ses chances de pouvoir montrer « qui » il est. Les institutions, l’école, la santé publique, les prisons mêmes doivent à la fois arrêter, rompre les logiques de contamination d’humiliation, et redonner place, refaire crédit.
D’une part ainsi il faut penser l’institution du respect dans la faculté donnée à chacun de résilier. On a une garantie contre toute humiliation quand les acteurs ont vraiment la faculté de dire « je sors, je ne joue pas le jeu… ». C’est une conception un peu américaine, au sens où le réclame Emerson ou Thoreau se retirant dans une cabane en rondins dans les Appalaches pour protester contre l’esclavage. Il ne faut pas sous estimer cette faculté de résiliation, aujourd’hui quasi-nulle. Les institutions, l’école, la santé publique, les prisons mêmes doivent briser les logiques de contamination de misère et de malheur, autoriser et favoriser la possibilité d’un retrait hors du monde, placer des écrans qui obligent à un minimum de respect. A cet égard le droit d’habiter, simplement, me semble une garantie fondamentale de ce droit de retrait. Les SDF, qui sont toujours forcés de se montrer, et n’ont jamais de quoi se retirer, sont à cet égard les plus privés de la possibilité de résilier eux-mêmes, ils sont résiliés, passivement exclus de tout.
D’autre part, justement, une société favorable à l’estime de soi serait une société qui refuserait le sentiment général d’être superflu, qui se révolterait à l’idée qu’il vaudrait mieux pour certains de n’être pas nés. Ce serait une société dont les institutions permettraient à chacun d’interpréter devant les autres qui ils sont, et de devenir ainsi acteurs et auteurs de leur propre vie. Ce serait une société dont les institutions seraient les plus ouvertes à un « droit de paraître », comme un théâtre où nous nous essayons tour à tour. Pour cela, une société d’estime devrait pluraliser les espaces d’apparitions, et inventer une multiplicité de lieux pour que chacun ait la chance de trouver sa plus propre expression.
L’énigme de l’humiliation
Nous pourrions nous arrêter ici, après ce bref survol de quelques uns des thèmes de l’humiliation. Mais je voudrais revenir pour finir, par un détour en quelque sorte supplémentaire à tout le reste, sur une question, une inquiétude résiduelle. C’est comme notre surprise rétrospecive que l’esclavage ait été si longtemps admis. Certes l’humiliation doit rester l’objet d’une inquiétude, il ne faut pas croire trop vite en avoir fait le tour, l’avoir comprise. Il ne faut surtout pas croire qu’on a la solution ! Qu’on va enfin traiter la question radicalement, définitivement. Il faut apprendre à discerner les formes du problème, et tenter de faire avec. Mais mon inquiétude est ici plus réflexive : c’est la question de savoir pourquoi l’humiliation est si mal perçue, si omniprésente mais comme invisible, peu nommée, peu analysée, peu combattue. Ce fut justement l’un des ressorts de notre ensquête : pourquoi sommes nous plus aisément indignés par l’injustice, révulsés par la violence, que révoltés par l’humiliation ?
Un premier motif plausible serait de dire que l’humiliation est une affaire chrétienne, une affaire de bonté et de bons sentiments, une affaire de pitié au sens de Rousseau, ou du romantisme des Misérables de Victor Hugo, mais que nous sommes à l’âge des faits, des réalités chiffrées et tangibles. Et en effet c’est ce qui fait l’énigme de l’humiliation : c’est un sentiment extrêmement relatif, ambivalent. On peut se sentir humilié sans raison valable, ou avoir toutes les raisons d’être humilié et ne pas se sentir humilié !
Comme le remarquait par exemple Avishai Margalit, tout peut être humiliant pour un Anarchiste. Dans la tradition anarchiste toute institution est forcément humiliante, et il faudrait supprimer toute institution comme abritant un lien pervers entre un pouvoir exercé et le désir d’être ainsi traité. Mais une société qui exerce un capitalisme absolument sauvage pourrait à la limite être une société sans institution, une société sans règle instituée : ne serait-elle pas une société humiliante ? À l’inverse, la conception stoïcienne tient qu’aucune institution ne peut humilier, et qu’aucune forme de société ne saurait être humiliante pour qui a atteint un minimum de maîtrise de soi-même. L’esclavage n’atteint pas l’esclave : Epictète était esclave et fut pourtant le maître à penser d’empereurs, on venait de loin pour l’écouter.
Cette modestie inaltérable pourrait sans doute être rapprochée de l’idée chrétienne que Dieu donne à tous sans égard au rang. Saint Augustin disait : Dieu ne choisit pas les dignes mais en choisissant, il rend digne. Le traitement « chrétien » de l’humiliation est assez stoïcien : si l’on est assez humble on ne peut pas être humilié. Soyons donc tous humbles. Mais il est un peu facile d’être humble d’avance pour ne jamais risquer d’être humilié ! De l’autre côté le sentiment quasi-anarchiste qu’il y a toujours trop d’humiliation et qu’il faudrait abolir jusqu’à la dernière possibilité d’humiliation tire aussi bien son origine de l’extrême sensibilité « chrétienne » à la vie intérieure, à la subjectivité. Bref l’idée que l’humiliation serait une affaire chrétienne est sans doute une fausse piste, les traditions chrétiennes ont déplié tous les versants de l’ambivalence.
Mais il reste un indice très important pour notre enquête, et ce soupçon que l’humiliation retournée en humilité est une affaire un peu religieuse : c’est l’affinité de l’humiliation avec l’amour : c’est l’amour qui supporte toute humiliation mais c’est aussi l’amour qui ne supporte pas la moindre humiliation. L’amour n’est pas tant sensible à l’injustice qu’à l’humiliation. Mais l’amour est aussi capable d’humilier terriblement, comme on le voit dans les paradoxes du pardon, ou dans ceux du soin. Que vient faire l’amour maintenant dans notre sujet : c’est qu’avec l’amour seul s’introduit la haine, l’abjection. On ne comprend pas l’agressivité humaine sans metre en jeu cette terrible force qu’est l’amour, dans un sens ici un peu indistinct où l’éros, la philia, l’agapè se mêlent. C’est exactement ce que reprochait Freud[6] à Adler, évoquant l’hymne à l’amour de l’Epitre aux Corinthiens : « Il oublie les paroles de l’apôtre Paul »[7]. Il ne s’agit pas ici de l’amour gentil ! On ne peut comprendre l’agression que si on comprend la force de l’amour, et sa toujours possible inversion. Pierre Bayle affirmait que « l’homme aime mieux se faire du mal pourvu qu’il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui tournerait au profit de son ennemi »[8]. C’est une observation terrible, qui décrit bien la force de « dépit », par lesquels nous préférons détruire ce que nous aimons plutôt que de l’accorder à un autre, mais on y voit poindre en même temps une réflexion sur la possibilité de se sacrifier, d’oublier son intérêt privé. La possibilité de la haine la plus atroce se tient au plus près de l’amour le plus admirable.
Pourquoi alors cette affinité de l’humiliation avec l’amour ? La justice refuse l’injustice de la violence ou de la pauvreté. Mais l’amour balaye l’humiliation d’être soumis ou inutile. La première de ces forces est tournée vers le lointain, et veut mettre les distances respectables. La seconde est tournée vers le proche, le rapprochement enchanté. L’amour parfois rapproche trop les humains et fait une société trop chaude, mais la justice souvent les éloigne trop et fait une société trop froide. C’est justement l’ambiguïté de l’amour qu’en rapprochant il peut abriter la domestication, la mise en servitude du proche, et donc l’humiliation. C’est de même l’ambiguïté de la justice qu’en éloignant et sous le couvert des distances respectables, elle peut abriter l’indifférence et la froide instrumentalisation. Mais la justice optimale suppose que certaines différences et inégalités soient acceptées comme préférables à d’autres, sur fond d’une commune condition. Et l’amour sincère suppose une humilité acceptée comme préférable, une docilité confiante, qui nous rend capable de dépasser tranquillement les asymétries.
C’est parce que les humains ont besoin de reconnaissance et pas seulement de justice qu’il faut sans cesse corriger la justice par l’amour. On peut achever cette méditation en s’arrêtant précisément à cette question de la reconnaissance. Nos sociétés, disais-je, sont préoccupées par l’injustice, et par la violence, davantage que par l’humilation. C’est que la justice et la violence, sous des formes différentes, relèvent de la logique de la rétribution, c’est à dire du « donnant-donnant » : le circuit ici est court, relativement facile à isoler et imputer. L’humiliation relève de ce que l’anthropologue Marcel Hénaff appelle la reconnaissance[9], qui prend un chemin beaucoup plus lent : le don et le contre don y prennent du temps, le temps de différer, de rendre tout autre chose, tout autrement. On a remarqué d’emblée que que l’humiliation agit avec un délai, que le contre coup peut prendre du temps, et surgir apparemment sans rapport avec le passé. La violence peut déterminer des représailles plus ou moins rapide, l’humiliation, parce qu’elle affecte les circuits de la reconnaissance, engage du ressentiment. Dans une société comme la nôtre, où nous sommes bien meilleurs pour la rétribution que pour la reconnaissance, où les formes de la reconnaissance sont précaires et fragiles, mal instituées, il n’est pas vraiment étonnant que la profondeur et l’amplitude de l’humiliation soient si peu perçues.
Simone Weil, la philosophe, dans son très beau texte sur « L’Iliade ou le poème de la force » (non publié en 1940), écrivait que les hommes « retrouveront peut-être le génie épique quand ils sauront ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis, et ne pas mépriser les malheureux »[10]. Ce sera la morale de mon histoire.
Olivier ABEL
Notes :
[1] Une partie de cette réflexion sur l’humiliation a déjà été publiée dans « Se montrer, s’effacer », in La dignité aujourd’hui, Bruxelles, Editions des Facultés Universitaires Saint-Louis, 2007.
[2] Avishai Margalit, La société décente, Paris, Climats, 1999.
[3] C’est un des décalages profonds entre la condition masculine et la condition féminine dans bien des pays du monde, que les femmes ont un besoin vital d’émancipation, car elles subissent encore les servitudes, alors que les hommes subissent l’exclusion due à l’inutilité (un homme qui ne travaille pas n’est plus rien), et n’en peuvent plus d’être superflus.
[4] On devrait ne pas cesser de former des citoyens aptes à supporter une défaite sans se sentir humiliés, des citoyens fair-play — c’est une des forces de la culture et de la pédagogie anglaise. Mais on doit reconnaître avec François Tricaud commentant Hobbes, qu’il est optimiste de penser que les plus faibles ont toujours de quoi riposter aux forts, de telle sorte que les forts auraient intérêt à composer avec les faibles. Parfois les faibles sont entièrement désarmés, désespérés mais impuissants.
[5] C’est la très belle idée de Michaël Walzer dans son Sphères de justice, que l’équité est complexe parce qu’elle se joue sur plusieurs tableaux. C’est aussi un point très fort de la démonstration de Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans leur livre sur Les économies de la grandeur : dans un monde à plusieurs grandeurs, celles-ci ne sauraient être attachées de façon définitive aux personnes.
[6] Freud est l’auteur qui, après l’humiliation cosmologique apportée par Copernic (nous ne sommes pas au centre du monde), et l’humiliation biologique apportée par Darwin (les vivants n’ont pas été créés pour nous, nous ne sommes pas la finalité de la création), a poussé l’humiliation au cœur même du cogito, du sujet pensant, de découvrir qu’il n’est pas le maître de lui-même, de ses volontés ni de ses désirs.
[7] Freud, lettre du 26 février 1911.
[8] Pierre Bayle, « Dissertation concernant le projet d’un Dictionnaire critique, à Monsieur du Rondel, professeur aux Belles Lettres à Maastricht », reprise dans les Œuvres publiées à Hildesheim-New York par Olms Verlag, 1982, Choix d’articles tirés du Dictionnaire historique et critique, volume 2, p.1211.
[9] Marcel Hénaff, Le prix de la vérité, Paris, Seuil, 2002, p.511 sq.
[10] Simone Weil, Œuvres, Paris Gallimard Quarto, 1999, p.552.