« Fraternité aujourd’hui : Bible et politique », in Liberté, égalité, oui, mais fraternité ? Paris, Lethielleux, 2014, p.53-58.

La fraternité

La fraternité, aujourd’hui

 

  1. Jamais l’humanité n’avait été à ce point une, seule, planétaire et vulnérable. Nous avons tous la même destinée, nous sommes embarqués dans la même aventure. Nul ne pourra se sauver tout seul. Et aucune société, aucun pays, aucune Eglise, ne peut se soustraire à cette obligation mutuelle.

 

  1. Jadis on a eu les droits libertés, et la statue de la liberté. Naguère nous avions les droits créances, et il aurait fallu offrir à un autre pays qu’aux Etats Unis d’Amérique une statue de l’égalité. Aujourd’hui nous cherchons à penser des droits solidarités, et il faudrait bien une statue de la fraternité… Que nous serions heureux si cette statue pouvait être offerte à l’Europe ! mais pour cela il faudrait que la fraternité soit vraiment à l’ordre du jour des sociétés européennes.

 

  1. Longtemps l’axe éthique de nos sociétés a été l’émancipation avant tout, mais aujourd’hui nous revient la question de l’attachement, du lien social, familial, conjugal, filial, amical, fraternel. D’où l’actualité de la fraternité. Remarquons que le propre de la fraternité, c’est d’être un lien non électif, non choisi, que l’on se découvre ou que l’on redécouvre, mais qui est là, que nous le voulions ou non.

 

  1. Longtemps l’axe éthique de nos sociétés a été l’égalité, la justice avant tout, mais aujourd’hui nous découvrons l’ampleur des questions d’humiliation, du manque de respect, du manque de réserve dans le traitement mutuel les uns des autres. C’est ici le point faible d’une fraternité qui rapprocherait trop vite dans la familiarité. Une fraternité respectueuse, qui propagerait un fraternel vouvoiement, un sens aigu de la diversité des ressemblances, voilà ce qui est à inventer.

 

Biblique de la fraternité.

 

  1. La bible hébraïque raconte la remontée et l’élargissement généalogique, ce long travail qu’il a fallu, contre la logique du clan et de la tribu, pour établir une fraternité généalogique, une descendance du même patriarche, du même archi patriarche, et finalement du même Adam.

 

  1. Nombreuses sont les figures bibliques de frères ennemis, c’est presque la figure originaire de la fraternité que celle du meurtre avec Abel et Caïn. Il y a aussi la rivalité de Jacob et d’Esaü, qui ressemble aux histoires des tragédies grecques, sauf que justement le récit peut ici tourner bien. Avec le Jubilé du Deutéronome, on a même la redistribution totale du patrimoine, de l’héritage, de l’élection, pour tous, sans distinction : un rêve de fraternisation totale.

 

  1. Dans les Evangiles aussi on a des histoires de jalousies et de comparaison, comme entre le fils prodigue et le grand frère fidèle, et ici aussi il faudrait suivre chacun des personnages dans l’épaisseur de son point de vue narratif propre, pour comprendre l’intrigue et le besoin qu’ont les frères de différer, de se distinguer les uns des autres. Il ne faut jamais sous estimer la puissance de la jalousie fraternelle, et dans ses épîtres Saint Paul sait bien jouer sur cette corde terrible.

 

  1. Mais lorsque Jésus interroge : « Qui sont mes frères ? » (Mt 12 48), à son tour il radicalise et subvertit l’ordre généalogique de la famille, comme ailleurs il conteste l’ordre électif. Sont frères simplement « ceux qui font la volonté » de son père. Jamais il n’y eut de définition plus intime, ni plus universelle.

 

Fraternité et cité politique

 

  1. Hannah Arendt reproche aux « politiques de l’amour » et à la fraternité de rapprocher les points de vue dans l’obscurité du malheur (ou dans l’éblouissement du bonheur ?) au point que les différences soient écrasées. Pour elle la pluralité des points de vue et les désaccords sont fondateurs du politique, et même du monde.

 

  1. La fraternité serait donc la vertu par laquelle des contemporains dont le conflit pourrait être d’autant plus tragique qu’ils sont égaux et ressemblants, acceptent de différer ensemble.

 

  1. La fraternité doit accepter qu’elle est de l’ordre de l’événement, de la reconnaissance, c’est à dire d’un moment d’émotion, où tous soudain fraternisent : c’est une brèche, une irruption, qui a du mal à s’instituer politiquement, à s’installer. Ce sont ces moments de fraternisation qui rapprochent soudain des ennemis, ou bien soulèvent un peuple épars contre un pouvoir despotique, ou bien encore ouvre un temps de fête et de partage des biens.

 

  1. La fraternité est éphémère, mais nous rappelle que les institutions de nos sociétés sont fragiles, malléables, placées sous notre responsabilité commune. En Mai 68, j’avais 15 ans et je me méfiais d’un enthousiasme que je trouvais apolitique et bébête : mais j’ai aussi un souvenir plein de gratitude pour la libération induite par le démantèlement des images et barrières de classe.

 

Protestation de la fraternité

 

  1. Nous avons l’image du protestantisme individualiste et capitalistique que nous ont laissé les travaux de Max Weber. Mais il y a « l’autre » protestantisme, celui de la bonté de l’association humaine selon Calvin, celui de la révolution anglaise lue par Michael Walzer, celui du solidarisme prôné par l’économiste Charles Gide. Nous pouvons prendre appui sur les promesses non tenues de ces figures du passé, parmi d’autres.

 

  1. Parmi ces figures, Rousseau tient une place à part, car il a pensé très loin la fraternité comme conservation mutuelle de l’espèce humaine, et Kant relisant Rousseau propose les citoyens comme co-législateurs — aucun ne pouvant prétendre prendre la place du Père. Mais comme le montre Jules Michelet, la sanglante fraternité révolutionnaire n’est pas sans lien avec le meurtre du père. La fraternité souvent s’est constituée « contre ».

 

  1. La voie de la fraternité nous est aujourd’hui presque inaccessible : nous nous méfions de toutes ces grandes forces de rassemblement que sont l’amour, la révolution, la religion. Et en effet il faut bien comprendre que la fraternité n’est pas un « bon sentiment » : c’est une force aussi dangereuse qu’un volcan. Les volcans donnent à terme les terres les plus fertiles mais les populations préfèrent s’en écarter. Cependant les forces de distanciation et de segmentation, la justice, l’économie, etc., ne suffisent pas à faire société.

 

  1. Pour faire société il faut quelque chose qui soit capable de nous faire sentir nos ressemblances avec nos prochains, nos proximités ; quelque chose qui nous rapproche, et nous fasse à la fois reconnaître notre identité profonde et soutenir nos différences. Cette force de rapprochement, je ne sais pas comment l’appeler autrement que la fraternité.