La question qui m’a été posée était la suivante : « comment penser, de l’intérieur d’une communauté religieuse, le dialogue de la foi avec les sciences, sous l’horizon d’un bien commun – conçu dans sa composition avec un souci pour le pluralisme – engageant la communauté politique dans son ensemble ? ». C’est une question difficile, importante, rarement posée dans cet entrelacs, et il n’est pas question pour moi de me défiler en me réfugiant dans les limites d’une discipline philosophique entendue comme un genre académique bien clos. Les propos qui suivent seront en ce sens l’occasion pour moi de chercher à préciser pourquoi, comment, à quelles conditions mais aussi dans quelle condition je suis resté depuis trente ans maintenant comme professeur de philosophie à la Faculté protestante de Paris.
Pour y répondre d’un mot il s’agissait pour moi de maintenir l’écart entre la possibilité de dire « nous » et la possibilité de dire « je » — écart le plus souvent éliminé dans un monde d’individus sans attaches et sans appartenance. Ce sera le premier trait phénoménologique à retenir : quel est ce « sujet » susceptible d’attachement religieux ? C’est un sujet pluriel, un sujet parmi, un sujet avec, un sujet qui dit « nous », en dépit des différends qui partagent les voix d’une communauté, et en dépit des décalages de générations qui la traversent.
Il y a donc là une part d’attachement, de libre fidélité. Il faut dire que nos traditions religieuses (et même une tradition aussi auto-nettoyante que le protestantisme huguenot dont le style de traditionalité est extrêmement sommaire) représentent, sous une forme assez compacte, des bouts de mémoire qui nous viennent de plus loin que nos vies éphémères, et constituent ainsi un théâtre plus durable que nos agencements fugaces. Mais il y a là aussi une part d’émancipation, au sens où elle s’atteste à la confiance en soi, une confiance sans assurance mais insouciante des conformismes. Or nul n’est émancipé s’il ne peut se retourner avec gratitude pour nommer ce qui l’a précédé et autorisé : ce n’est pas là un geste puéril, c’est le geste qui inaugure les Pensées de Marc-Aurèle. Nul n’est émancipé s’il n’est capable de déconstruire et démêler en détail ce dont il s’émancipe. Il est impossible d’hériter si l’on n’a pas la force de rompre, et il est impossible de rompre si l’on n’a pas la force d’hériter : et l’on ne peut rompre en bloc ni hériter en bloc, cela se fait en détail, de dénouer ou nouer les attaches. De toute façon rien de tout cela n’est magique ni automatique, il faut se déplacer, et prendre sur soi une capacité à « répondre de », une sorte de civisme métaphorique.
Si je suis prêt à me déplacer, je tiens en revanche à formuler tout de suite les quelques déplacements de termes qui m’importent au passage. Cette « foi » qui marque l’appartenance confessante à une communauté ou à une tradition religieuse, on peut préférer avec Ricœur l’appeler la conviction ou mieux l’attestation. Ce qui est nommé ici « science », c’est aussi ce que Ricœur appelle, dans l’herméneutique des sciences sociales ou historiques, la « critique » — une critique qui n’exclut pas, bien au contraire, un certain souci de l’accumulation méthodique des connaissances. Dans ce qui est visé ici comme horizon politique du bien commun, on voudrait placer l’accent sur le pluralisme de l’espace public, car c’est cela qui semble mis en cause avec les nouvelles figures de fondamentalisme, d’intégrisme ou de fanatisme post-moderne et post-séculier qui nous arrivent — il existe cependant un intégrisme laïc, de plus en plus inculte, et très actif récemment.
Il est certain que la philosophie de Ricœur, parce qu’elle tient à la dimension interprétative des convictions religieuses et de leurs implications, parce qu’elle introduit un pôle critique vivace au sein de l’herméneutique, et parce qu’elle tient aussi à un pluralisme non seulement politique mais éthique, peut être présentée comme un rempart contre ces nouvelles formes de pensée. On cherchera ici à comprendre pourquoi et comment. Mais Ricœur lui aussi ne cesse de déplacer et de compliquer les termes. Par exemple en plaçant la conviction en polarité avec la « critique », il introduit ce qu’il appelle « une référence double, absolument première pour moi (…) Mais la philosophie n’est pas seulement critique, elle est aussi de l’ordre de la conviction. Et la conviction religieuse possède elle-même une dimension critique interne (…) Dans chacun des champs qui seront parcourus ou effleurés, je tâcherai de montrer qu’il y a, selon des degrés différents, un alliage subtil de la conviction et de la critique »[1]. Il s’agit d’échapper à l’alternative ruineuse entre la prétention à un savoir scientifique lorsqu’il se prétend de surplomb, d’un côté, et la réduction à des opinions enfermées dans des subjectivités indiscutables et arbitraires de l’autre.
Sans cesse ainsi l’instance critique de l’éthique argumentative porte de l’intérieur la conviction au rang de conviction bien pesée. Mais dans le même temps il est des convictions raisonnables que l’on ne saurait entièrement expliciter, justifier, parce qu’elles sont ancrées dans notre précompréhension du monde. A la différence de Habermas qui a longtemps opposé l’argumentation à la convention, qu’il assimile à la tradition et à l’idéologie, Ricœur préfère « lui substituer une dialectique fine entre argumentation et conviction (…). Dans les discussions réelles, l’argumentation sous forme codifiée (…) n’est qu’un segment dans un procès langagier qui met en œuvre un grand nombre de jeux de langage »[2]. Pour revenir aux termes de la question, une conviction vive mais critique et foncièrement pluraliste, oui, cela paraît pensable — sinon indépassable.
Un autre auteur est demeuré pour moi comme un guide dans ce labyrinthe, c’est Pierre Bayle. J’ai lu Ricœur au travers de la pensée de Bayle, sans doute. Mais il est vraiment très proche de Bayle, le Ricœur qui parle de sa conviction protestante comme d’un « hasard transformé en destin par un choix continu (…) une religion est comme une langue dans laquelle ou bien on est né, ou bien on a été transféré par exil ou par hospitalité ; en tous cas on y est chez soi ; ce qui implique aussi de reconnaître qu’il y a d’autres langues parlées par d’autres hommes » (CC p. 219)[3]. Ces formules semblent exprimer une vue assez sage de ce que sont les religions.
Dans les pages qui suivent, nous commencerons par examiner les métamorphoses de ce qui a été appelé la « foi », au long des siècles, jusqu’à récemment avec les formes de la religion dans la mondialisation, et les évolutions récentes vers ce format d’ « option intégraliste » qui nous inquiète, et qui est le symptôme d’une profonde mutation de l’espace public. Nous prendrons alors la double protestation de Ricœur comme fil conducteur. D’une part nous verrons comment son herméneutique et sa pensée en général résiste au fondamentalisme, et marque un attachement à la « modernité ». Mais d’autre part justement nous verrons comment la pensée de Ricœur résiste avec insistance à l’aplatissement « libéral » de la foi en opinion privée sur le marché des idées[4]. C’est ce paradoxe qui nous conduira à repartir alors du différend entre l’herméneutique critique et l’« épistémologie réformée » pour pointer l’écart entre le paradigme positivo-fondamentaliste qui semble avoir triomphé et un paradigme « herméneutique » élargi, qui rouvre le jeu du dire et du penser, du croire et du douter, et se refuse à séparer la « croyance » de ses formes expressives et langagières.
-
Les formes de la religion dans la mondialisation
La foi n’est plus ce qu’elle était
De même qu’il y a une histoire de la morale, de ce qui fait ou pas question morale, il y a une histoire du culte, à laquelle on ne s’intéresse pas assez. Prenons quelques exemples. La piété religieuse dans la Rome antique, indissociablement liée à la vie civique, était une piété des gestes cultuels, et la religion était un acte civil, et non une piété intérieure, intime et subjective[5]. Cela est resté largement le cas dans le monde chrétien, en dehors des époques d’inquiétude c’est à dire justement de doutes, de troubles et de réformes religieuses. C’est d’ailleurs Epicure qui le premier, bien avant Saint Paul, utilise le mot foi, pistis, dans le sens d’une conviction intime, opposée à tous les autres cultes, tenus pour des superstitions — c’est pour lui la conviction que l’accès au divin est ouvert immédiatement et de manière égale à tous les humains[6]. Il s’agissait d’une vérité à laquelle on adhère, et qui libère. Mais même après Constantin et que le monde soit « devenu chrétien », Paul Veyne rapporte combien la religion alors et jusqu’à naguère était partout et mêlée à tout, mais aussi combien elle était légère, et demandait peu de « croire »[7], alors qu’aujourd’hui elle s’est concentrée, intensifiée, mais aussi rétrécie à un petit secteur de nos vies et de nos représentations, même pour les croyants les plus militants. Il semble à cet égard que le Christianisme dans la France des années 50, redéployé dans tous les replis de la société par les mouvements du catholicisme social et radicalisé par le kierkegaardo-barthisme protestant, est bien plus profond que le christianisme médiéval, sans doute encore assez superficiel.
Autre exemple : de Bayle à Rousseau et Kant, on a vu se répandre ce qui a fait le cœur du protestantisme libéral de l’Europe moderne. Déjà ils ne comprenaient plus l’épaisseur des canalisations dogmatiques qu’il avait fallu pour contenir l’énergie religieuse des temps antérieurs. Pour eux la religion close des dogmes et des rites était un enfantillage, et ce qui faisait le cœur de la vraie religion, sortie de la minorité, c’était la bonne volonté, la morale qui nous ouvre à l’autre comme soi-même, et à soi comme n’importe quel autre. Jésus est alors « l’instituteur moral de l’humanité »[8]. C’est le temps de la religion et de la morale « ouvertes ». Ce paradigme rationaliste, social et moral s’est effondré à Verdun, remplacé par une pensée plus radicale comme celle de Kierkegaard, où Dieu est vraiment un tout Autre, et où la foi devient une inquiétude existentielle qu’aucune morale ne peut rassurer. Mais dans les années 1920 encore, dans la ville de Crest dans la Drôme, ou dans les années 1950, dans la ville de Saverdun en Ariège, aucun des membres du « conseil presbytéral » des Eglises réformées ne saurait aller au culte : cela aurait été pour eux du « cléricalisme » ! Ce protestantisme libéral et anticlérical a presque disparu, et c’est paradoxalement l’effet sociologique des lois de séparation des Eglises et de l’Etat, en 1905, que d’avoir amené les Eglises à n’être peu à peu remplies que de militants de la foi.
Une dernière précision : la critique de la religion est une vieille tradition théologique[9]. Les romains déjà distinguaient la religio, dont la piété est sobre et respectueuse, de la superstitio, entendue comme une curiosité vaine et une crainte excessive. Ce n’est pas seulement contre un certain catholicisme romain que Calvin exerce la critique des idoles et des superstitions : c’est en prenant appui sur une longue tradition critique patristique et médiévale, et c’est pourquoi il ne garde que le théâtre des Ecritures seules, et va jusqu’à supprimer tout cérémonial autour de la mort[10]. C’est aussi parce que Dieu est affirmé comme radicalement extérieur au monde, et que la Réforme dessaisit la théologie d’un certain nombre de domaines du monde profane (les sciences, la morale, la politique), que la philosophie des débuts de la modernité peut descendre du ciel des idées pour s’occuper du monde. Cette tradition critique se poursuit à travers Bayle jusqu’aux Lumières. Mais là aussi il y a un versant plus subjectif, subversif et radical : c’est la protestation de la foi intime contre la religion purement conformiste, comme on voit dans la tradition piétiste avant Rousseau, Emerson[11] et Kierkegaard — et dans la suite de ce dernier les vitupérations anti-religieuses de Karl Barth, Dietrich Bonhoeffer ou Jacques Ellul. Cette décision de la foi, qui prend toujours la forme d’une rupture radicale, a quelque chose de total, elle touche tout dans la vie, elle est une forme de vie entièrement différente. C’est par là que nous entrons dans la forme de foi contemporaine.
Les intégralistes et leur monde
Nous tirons ici le substantif « intégralisme » de l’adjectif « intégraliste » employé par Joan Stavo-Debauge : « Les fondamentalistes et les évangéliques aiment à se voir comme des chrétiens qui prétendent donner une portée intégrale à leur foi, dans l’ensemble de leur vie et pour la totalité de la société ». Joan Stavo-Debauge poursuit ainsi sa mise en garde : « Accepter l’objection intégraliste ne consiste pas à être un authentique libéral, plus tolérant et inclusif, cela revient simplement à faire du fondamentalisme la mesure de l’hospitalité de l’espace public et le critère de la vraie foi. Autrement dit, c’est faire rentrer le loup dans la bergerie, en lui ouvrant la porte avec le sourire et en s’effaçant gracieusement pour le laisser passer »[12]. Cette objection à une démarche dont il estime que Charles Taylor et Jürgen Habermas se sont parfois laissé prendre au piège, je l’approuve complètement, dans la mesure où un grand nombre de ceux qu’il m’est arrivé de qualifier de néo-protestants pratiquent un pluralisme anti pluraliste : ils demandent une liberté religieuse totale, un respect des minorités dans leur forme de pensée et de vie, une démocratie radicale quant à ce qui peut être admis dans l’espace public, mais ils condamnent la sécularisation de cet espace public, le relativisme issu du pluralisme, et ce qu’ils estiment être la dégradation de la foi au rang d’une opinion discutable. Cette contradiction pragmatique, où le pluralisme est seulement instrumental, fait des milieux intégralistes des communautés à cliquet. Il est plus facile d’y entrer que d’en sortir, et cela suffit à les distinguer profondément des sectes puritaines de la révolution anglaise, levellers, diggers, ranters, quakers, et du monde protestant hollandais du 17ème siècle, où le droit de partir, de quitter son Eglise et sa religion pour aller recommencer ailleurs, était justement une conquête récente, leur conquête à vrai dire, dont ils ont usé et abusé.
Il reste pourtant une homologie avec la réforme radicale et les anabaptistes : c’est l’idée que la nouvelle alliance est radicale et totale, qu’avec elle on s’installe sur la plage vide d’un Nouveau Monde. C’est avec cette présupposition implicite que les colonies de peuplements de dissidents protestants se sont installées un peu partout dans le monde, et cette présupposition a triomphé avec la décolonisation, au point que tous les born again des anciens continents colonisés en poursuivent le programme, sans plus aucune retenue. C’est donc cette théologie de la nouvelle alliance comme tabula rasa qu’il nous faut déconstruire et réinterpréter — ce qui suppose un minimum de culture théologique.
Il faudrait cependant ici signaler que les néo-protestants se recrutent largement parmi les rescapés des continents engloutis par les misères du « développement » (et trop aisément manipulés par les stratégies des fondamentalistes américains), comme si l’émergence de certaines économies avait pour effet des migrations dans un au-delà symbolique, et des boat-people en chair et en os. Au temps des flibustiers aussi nous avions une société de rescapés, de proscrits et de dissidents. Ces rescapés dans l’océan de la mondialisation, on en rencontre souvent à la Faculté de théologie protestante boulevard Arago, célébrants par leur gospel ou des expressions de type pentecôtiste leur gratitude d’être rescapés. Et l’on peut d’autant moins leur jeter la pierre que justement ils sont « vaccinés », le plus souvent, à l’égard d’un fondamentalisme ou d’un intégralisme absolus. En effet, beaucoup d’entre eux ne croient plus à la possibilité de se sauver « tout seul », ou à la possibilité d’une communauté « Arche de Noé », qui viendrait les sauver du monde, de ses périls, et de son apocalypse sans cesse annoncée.
Or cette croyance fait justement le cœur de l’intégralisme. Il sera utile d’introduire ici une différence entre les croyances rituelles, installées dans des choses, et ce que l’on peut appeller les croyances expressives, qui n’ont de support qu’elles-mêmes : le protestantisme est de ce dernier type, et il semblait plutôt bien en phase avec cette religion « ouverte » et communicante qui, de Kant à Habermas, présuppose un droit de discuter de tout — mais également le droit d’abjurer, et de se convertir, et donc un certain prosélytisme, car on ne peut pas avoir ce libéralisme-ci sans ce prosélytisme-là ! C’est justement le problème. Ce que nous pouvons en revanche exiger de ce prosélytisme, c’est qu’il accepte ouvertement le droit de quitter sa ou la religion, et du même mouvement de reconnaître le pluralisme non comme un état de fait à tolérer mais comme une condition de la libre communication des idées, comme Kant le demandait.
A l’inverse cependant de ce qui était le cas il y a un siècle, il semble que ce que je viens d’appeler les « croyances expressives » (les religions « ouvertes ») sont aujourd’hui plus vulnérables et moins aisément admises que les croyances rituelles, protégées par des systèmes immunitaires plus solides. Et c’est peut-être ce qui détermine cette mutation inquiétante qui caractérise les « intégralistes » : c’est que la parole n’est plus leur seul royaume ! Peut-être mus par la culpabilité fanatique de ne pas croire assez, et très certainement par une réaction à cette vulnérabilité expressive, ils ne cessent d’équiper le monde avec leurs écoles, leurs universités, leur biologie, leur histoire, leur hôpitaux, etc. pour y installer leur option, ou plutôt pour que leur option, leur Eglise, leur Religion, leur vision du monde, devienne le Monde, le vrai monde — les autres étant appelés à terme à disparaître. Tout doit alors être faith-based, que ce soit le versant cognitif ou le versant éthique et politique de la vie. C’est cette démarche qui permet à l’intégralisme ainsi encapsulé de flotter à l’aise dans l’océan de la mondialisation.
Les mutations de l’espace public
Cette mutation intégraliste des formes de « croyance » et de foi doit en effet être comprise en lien avec la mondialisation et les mutations de l’espace public qu’elle entraîne. La mondialisation n’a cessé d’accélérer les échanges (et donc le besoin de prendre appui sur de l’inéchangeable) et d’exacerber la relativité du hasard des naissances (et donc le besoin d’avoir recours à de l’absolu). C’est un point qui avait déjà été remarqué par Ricœur dans son beau texte « Civilisations planétaires et cultures nationales » (paru dans Esprit en 1961 et repris dans Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1964 cité ici HV). Le paradoxe culturel est que nous voyons se déployer en même temps un progrès technique et rationnel de la civilisation planétaire, et un péril anthropologique pour la diversité des cultures rongées par une subtile destruction de ce qu’il appelle leurs « noyaux éthico-mythiques ». Et le nihilisme est le nom de cette subtile destruction, qui opère de l’intérieur. Cette menace, il l’identifie notamment au tourisme, comme figure de ce perpétuel déplacement sans but que sont devenus les échanges humains. « Nous pouvons très bien nous représenter un temps qui est proche où n’importe quel humain moyennement fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d’un interminable voyage sans but (…) ce serait le scepticisme planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-être. Il faut avouer que ce péril est au moins égal et peut-être plus probable que celui de la destruction atomique » (HV, p.330-331). Il faudrait pouvoir sortir du choc dogmatique des civilisations sans sombrer dans un relativisme indifférent et sceptique : « c’est pourquoi nous sommes dans une sorte d’intermède, d’interrègne, où nous ne pouvons plus pratiquer le dogmatisme de la vérité unique, et où nous ne sommes pas encore capables de vaincre le scepticisme dans lequel nous sommes entrés » (ibid. p.337).
C’est sur ce flot mondialisé du tourisme des religions, entendues comme des options molles, que se détachent les options intégralistes pures et dures qui nous intéressent. En dépit de leurs références classiques ou même bibliques, elles sont ultra-modernes. Elles correspondent à un état du monde déjà différent du classicisme de la modernité, et sont contemporaines du management technique du monde décliné en « options ». On peut tout choisir — et les nouvelles communautés religieuses sont des communautés choisies, et non plus composées de « fidèles ». L’idée épicurienne de pro-aïresis, de choix, l’idée kierkegaardienne de décision existentielle, qui eurent certainement leur moment héroïque et qui ont leur vérité, sont ici dégradées en options sur le marché des opinions. On pourrait parler de néolibéralisme religieux, comme il existe un néolibéralisme politique et un néolibéralisme économique, qui n’ont rien à voir avec le libéralisme classique de la modernité. Et on peut se demander si ce néo-libéralisme n’est pas en train d’engendrer des monstres. C’est ce management total de nos vies et de notre monde par une option sans retour, ce « libéral-totalitarisme », si l’on peut dire, qu’il nous faut comprendre.
On pourrait le considérer sous l’angle de la post-modernité et dire, avec le Lyotard de La condition post-moderne, que : « la reconnaissance de l’hétéromorphie des jeux de langage est un premier pas dans cette direction (…). Si consensus il y a sur les règles qui définissent chaque jeu et les coups qui y sont faits, ce consensus doit être local c’est-à-dire obtenu des partenaires actuels, et sujet à résiliation éventuelle. On s’oriente alors vers des multiplicités de méta-argumentation finies »[13]. Mais le néolibéralisme de l’option intégrale ne joue pas le jeu d’un espace public reconnaissant ce minimum commun qui serait celui du dissensus ou du différend. On n’y est pas non plus dans l’espace antique de délibération du doxazein. On n’y est pas davantage dans l’espace des Lumières tolérantes où se confrontent des convictions pondérées. On s’y trouve sur l’océan mondialisé contemporain des opinions et des petites plaques de discours flottantes où il s’agit uniquement d’être efficace et performant. L’option intégrale est purement et simplement une forme de discours extrêmement performante — Nietzsche avait déjà perçu cette forme « ultime » de monothéisme au paragraphe 27 de sa Généalogie de la morale. Telle est la toile de fond de notre question.
L’intégralisme est donc post-moderne et contemporain. Il ne concerne pas seulement le discours religieux, mais l’ensemble de la forme de culture qui se met en place avec internet — que l’on songe par exemple à la facilité contagieuse avec laquelle les hypothèses complotistes ou conspirationnistes trouvent des relais crédules aujourd’hui. On y trouve la même manière de donner un sens global à tout ce qu’on ne comprend pas, la même manière de fausser la discussion raisonnable en rejetant toute critique comme faisant partie du complot, etc. L’intégralisme est en phase avec les nouvelles formes de communication et de société de réseaux, de connexions et de projets. Et il est remarquable que ces théologies fondamentalistes préfèrent inscrire leurs discours « au sein de la philosophie analytique de la religion, qui est étrangement hospitalière à leur apologétique. En vérité il n’est pas si étonnant que ces auteurs aient élu domicile en philosophie analytique, cette dernière étant elle-même rétive à l’histoire, à l’herméneutique et à la sociologie, ce qui n’est pas sans les arranger puisqu’ils visent avant tout à sécuriser l’inerrance de la Bible » (Joan Stavo-Debauge, Le loup dans la bergerie, note p.103). Attention : on pourrait certainement trouver dans la philosophie analytique des points d’appui critiques extrêmement fermes à l’encontre de ce genre de positions, mais il y a en effet quelque chose qui demeure du programme positiviste logique dans l’obnubilation qui les caractérise à l’égard de la cohérence interne d’un discours-tableau basé en dernière instance sur quelques postulats, et sous l’idée qu’il y a toujours des postulats, des choix de départ — si l’on opte pour ceux-là, ensuite tout est cohérent[14]. On pourrait même dire que c’est une religion qui singe la science comme idéologie triomphante (celle là qui avait d’ailleurs été critiquée naguère par l’Ecole de Francfort et Habermas), de la même manière que la science n’avait jadis pu accéder au pouvoir qu’en singeant la place pontificale qui était celle de la religion dans le système des pouvoirs légitimes[15].
C’est ici ma thèse et mon sentiment : cette conception de la foi et cette conception de la science sont du même âge, appartiennent aux mêmes présuppositions d’une époque qui a le positiviste du « fait », et pour cela finalement « performative », mais au fond profondément nihiliste. L’intégralisme est l’effet, le choc en retour d’un scientisme bête — de même que le néo-créationnisme emprunte les ficelles d’un constructivisme exacerbé. C’est pourquoi je me sens tellement mal à l’aise quand on place la question dans l’alternative croyant / non-croyant. Je ne m’y reconnais pas, ni ici ni là, cela ne me dit rien, ce n’est pas pour moi la question.
-
La protestation herméneutique de Ricœur comme résistance à l’intégralisme
L’herméneutique critique contre le positivisme fondamentaliste
D’une certaine manière la pensée de Paul Ricœur[16], rencontré très tôt puisque j’avais une quinzaine d’années lorsque je l’ai connu, m’a préservé de cette plate alternative. Il faut commencer par rappeler l’attachement de Ricœur à un vieux protestantisme français qui fut longtemps militant de la liberté, des Lumières, de la République, de la laïcité, de la modernité. Ricœur a mis du temps à comprendre qu’il était, dans les mentalités de l’intelligentsia française des années 60 et 70, enfermé dans le même sac non seulement que le catholicisme de gauche, mais que le catholicisme monarchiste sinon pétainiste, et sans doute plus incompris encore. Il a eu beau annoncer son agnosticisme méthodique, proposer une longue et profonde déconstruction des grands dogmes, celui du mythe de la peine (punition) à propos du mal, celui de l’impuissance et de l’incapacité humaines, celui du sacrifice expiatoire et du pardon, celui de la résurrection (et de l’espérance d’un delà) à propos de la vie, etc., bref aller bien plus loin que la plupart des philosophes français contemporains dans sa distance à l’égard des constructions théologiques, il a longtemps été soupçonné (par ceux qui jamais n’ont soupçonné leur propre théologie implicite[17]) de présupposer une théologie clandestine.
Son virage herméneutique également a été longtemps compris comme un traditionalisme dépassé[18]. Pire : le fait qu’il ait protesté contre un virage ontologique trop radical de l’herméneutique post-heidegerrienne, court-circuitant les disciplines de la critique historique et littéraire, par exemple[19], et qu’il n’ait cessé tout au long de ses œuvres successives d’amener la philosophie à dialoguer avec les sciences humaines et sociales, loin d’avoir été porté au crédit de sa « modernité », l’a paradoxalement sans doute encore davantage déclassé. Cette manière aussi de battre les cartes entre l’herméneutique des traditions de Gadamer et la critique des idéologies de Habermas, et d’oser parler d’ « herméneutique critique », a finalement plutôt indisposé et les uns et les autres. C’est pourtant un des points où la résistance de cette herméneutique critique au fondamentalisme et à l’intégralisme me semble bien plus forte que celle des herméneutiques radicales et déconstructives qui négligent l’accumulation scientifique et ses prudentes délimitations. Car le sens aigu de leur condition langagière et historique apporte aux confessions religieuses une épaisseur critique. Ricœur d’ailleurs ne se contente pas d’opposer comme Gadamer une appartenance ontologique et une distance méthodologique : on peut parler chez lui d’une appartenance méthodologique et d’une distance ontologique[20].
Ce qui fait le cœur de cette résistance c’est la condition interprétative des convictions religieuses et de leurs implications : il n’y a de conviction, d’attestation, de foi, qu’au sein d’une tradition interprétative, et sous notre responsabilité interprétative. Il y a donc une épaisseur de la réception : toute « foi » est interprétante. Cette condition interprétative glisse une distance critique et poétique au cœur de l’appartenance et de l’attestation religieuse. L’herméneutique dit l’appartenance irréductible du sujet interprétant au monde et au langage qu’il interprète. Mais dans le même temps elle sait la distance introduite dans la communication par les langages et par les temps, l’histoire. De part en part la mécompréhension fait partie de la précompréhension, la mésinterprétation de l’interprétation, la méconnaissance de la reconnaissance. C’est pourquoi, de Calvin à Ricœur, l’importance du détour par l’apprentissage des langues du texte. Cette équation d’appartenance et de distance donne peut-être la bonne distance pour une lecture crédible. Et « l’interprétation est la réplique de cette distanciation fondamentale que constitue l’objectivation de l’homme dans ses œuvres de discours, comparable à son objectivation dans les produits de son travail et de son art » (Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, cité ici TA, p.110).
Et puis le propre de l’herméneutique de Ricœur est d’avoir d’emblée fait place au « conflit des interprétations ». « C’est seulement dans un conflit des herméneutiques rivales que nous apercevons quelque chose de l’être interprété : une ontologie unifiée est aussi inaccessible à notre méthode qu’une ontologie séparée (…) Mais cette figure cohérente de l’être que nous sommes, dans laquelle viendraient s’implanter les interprétations rivales, n’est pas donnée ailleurs que dans cette dialectique des interprétations » (Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, cité ici CI, p.23-27). On retrouve ici la distance ontologique signalée plus haut, cette manière très platonicienne de retourner l’aporie, de faire travailler l’interrogation sceptique non comme terminus ad quem, mais comme terminus a quo. Les implications épistémologiques et éthiques sont nombreuses et importantes : en effet, parce que chacune des herméneutiques rivales pourrait prétendre à l’hégémonie et à l’interprétation totale, il faut accepter qu’il n’y a pas d’interprétation des interprétations, pas de récit susceptible de récapituler tous les récits, et qu’il nous faut trouver un modus vivendi dans cette pluralité interprétative. Le dissensus herméneutique semble indépassable, et Ricœur ne cesse de rechercher une « conflictualité productive » (CC, 125).
On retrouve cette idée dans le remarquable pluralisme éthique de la pensée de Ricœur. Très tôt il pointe combien la morale boîte entre l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction. Dans Soi-même comme un autre, il distinguera la « visée éthique » (éthique aristotélicienne) de la « norme morale » (morale kantienne) et de la « sagesse pratique » (intégrant le tragique avec Hegel et Freud), mais sans chercher à les synthétiser. On pourrait d’ailleurs s’attarder au moment kantien et rawlsien de cette éthique, à la fois pour montrer comment Ricœur déploie leur sens de la règle d’universalisation par obligation de réciprocité, et comment, en bon herméneute, il fait voir le cercle de la démonstration, le fait que toute règle présuppose un monde déjà éthiquement valorisé.
L’herméneutique « poétique » contre le littéralisme
Mais l’herméneutique critique de Ricœur opère au long des années 70 un autre virage décisif, par le travail croisé d’une philosophie du langage et d’une philosophie de l’imagination, autour de l’idée de métaphore vive, puis d’une poétique du temps par le récit (compris comme une forme de discours parmi d’autres). En ce sens il n’a cessé de proposer un paradigme herméneutique élargi vers une critique, une poétique, une éthique.
Ce tournant poétique tient d’abord au fait que, par l’écriture, le discours s’autonomise par rapport à l’intention du locuteur, à la réception par l’auditoire primitif, aux circonstances de l’époque, et c’est ainsi que le texte devient « le paradigme de la distanciation dans la communication » (TA p.114). La question essentielle n’est pas de retrouver, derrière le texte, l’intention perdue, mais de déployer, devant le texte, le « monde » qu’il ouvre et découvre. On peut alors parler d’un tournant poétique de la phénoménologie et de l’herméneutique de Ricœur. La suspension du sens littéral, de la référence purement descriptive, et du sujet trop assuré d’être lui-même, ouvre la voie au travail ou aux jeux du sens second, de la référence dédoublée, ou du sujet lecteur. De même qu’une sorte de référence seconde est ouverte au monde, le lecteur accède ainsi à une « naïveté seconde », post-critique : « La subjectivité du lecteur n’advient à elle-même que dans la mesure où elle est mise en suspens, irréalisée, potentialisée. La lecture m’introduit dans les variations imaginatives de l’ego. La métamorphose du monde, selon le jeu, est aussi la métamorphose ludique de l’ego. (…) Se comprendre, c’est se comprendre devant le texte et recevoir de lui les conditions d’un soi autre que le moi qui vient à la lecture » (TA p.117).
Du même coup on comprend la possibilité d’un rapport à la tradition qui ne soit pas seulement d’obédience ou d’allégeance, mais un rapport critique et poétique. En effet pour Ricœur une tradition n’est vivante que si elle est capable, dans une fidélité créatrice, de continuer à inventer, et il y a pour lui un jeu entre tradition et innovation, comme on le voit à propos de la configuration poétique : « c’est pourquoi les paradigmes constituent seulement la grammaire qui règle la composition d’œuvres nouvelles — nouvelles avant de devenir typiques (…) Mais l’inverse n’est pas moins vrai : l’innovation reste une conduite gouvernée par des règles : le travail de l’imagination ne naît pas de rien et (…) se déploie entre les deux pôles de l’application servile et de la déviance calculée, en passant par tous les degrés de la déformation réglée » (Temps et Récit tome 1, Paris Seuil 1983, cité ici TR1 p. 108). La grande question est ici celle de la créativité des cultures : qu’est ce qui fait qu’une culture soit vivante ou morte ? A quelles conditions la rencontre accélérée et la prise en compte des autres cultures peut devenir, pour une tradition donnée, non un coup mortel mais une relance, une reprise ? La poétique de Ricœur est animée par cette interrogation et ce motif.
Enfin, dernier trait majeur qui fait de l’herméneutique de Ricœur une résistance au fondamentalisme, c’est qu’il n’hésite pas à traiter les religions comme des langues, et notamment lorsqu’il traite de la rencontre des traditions religieuses sous le paradigme de la traduction, de l’hospitalité langagière. C’est le passage déjà cité : « une religion est comme une langue dans laquelle ou bien on est né, ou bien on a été transféré par exil ou par hospitalité ; en tous cas on y est chez soi ; ce qui implique aussi de reconnaître qu’il y a d’autres langues parlées par d’autres hommes » (CC p. 219). En tous cas il est certain que la question de la foi et de la religion est profondément nouée pour lui, presque terme à terme, avec celle de la parole et du langage, que la religion est pour lui comme une langue dans laquelle on est né — longtemps il a opéré un double et prudent travail de traduction selon l’auditoire auquel il s’adressait, à ses « amis » protestants militants, ou à ses collègues philosophes.
Dans une conférence intitulée « sens et fonction de la communauté ecclésiale » (donnée en 1967 au Centre protestant de recherches et de rencontres du Nord)[21], il estime que la parole doit sans cesse déconstruire le langage pour s’y frayer à nouveau chemin, mais que cette parole s’appuie sur les traces langagières de paroles antérieures. Au lieu de durcir l’opposition entre la structure et l’événement, Ricœur prend appui sur cette dialectique de la sédimentation et de l’innovation que nous avons remarquée dans La métaphore vive et Temps et récit. Et de même que le langage serait mort sans sa permanente reprise par des paroles qui tirent du vieil instrument des neuves interprétations, de même la parole serait insignifiante si elle ne faisait écart avec des significations déjà déposées, non seulement disponibles mais devenues des réserves de dispositions.
En 1975, dans la Revue d’histoire et de philosophie religieuse, Ricœur traite de « La philosophie et la spécificité du langage religieux », et il commence en ces termes : « il est possible, dans le cadre d’une investigation philosophique, d’identifier une foi religieuse sur la base de son langage, ou, plus exactement, comme une modalité particulière de discours. (…) La manière la plus appropriée d’interpréter ce langage selon sa nature interne consiste dans une analyse de ses modes d’expression. (…) il vaut la peine de l’examiner, parce que, en lui, quelque chose est dit qui n’est pas dit dans les autres modalités de discours ». Mieux, c’est une modalité de discours qui porte une vérité spécifique, un rapport spécifique au monde. Il poursuit : « Ces témoignages de foi ne comportent pas à titre primaire des énoncés théologiques, au sens d’une théologie métaphysique-spéculative, mais des expressions qui relèvent de formes de discours aussi diverses que narrations, prophéties, textes législatifs, proverbes, hymnes, prières, formules liturgiques, dits sapientiaux, etc. (…) La « confession de foi » qui s’exprime dans les documents bibliques ne peut ni ne doit être dissociée des formes particulières de discours qui distinguent le Pentateuque, les Psaumes, les Prophéties, etc. Non seulement chaque forme de discours renvoie à un style particulier de confession de foi, mais la juxtaposition des formes de discours produit une tension, un contraste à l’intérieur même de la confession de foi ».
C’est tout cela qui autorise Ricœur à proposer une relecture positive de l’histoire de Babel, renvoyant dos à dos l’idéal d’une langue parfaite — qu’on l’entende au sens mythique d’une langue originelle ou au sens logique d’une langue universelle — et le postulat d’hétérogénéité radicale des systèmes linguistiques envisagés comme des systèmes clos. La traduction apparaît comme un travail de l’« hospitalité langagière », où « le plaisir d’habiter la langue de l’autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi […] la parole de l’étranger » (Sur la traduction, Paris Bayard 2004, cité ici T, p.20)[22].
-
La protestation herméneutique de Ricœur et la résistance au marché des opinions
Tout cela ce sont des éléments évidents de résistance à l’ « intégralisme ». Mais il faut dire dans le même temps que Ricœur résisterait, me semble-t-il, à l’aplatissement « libéral » de la foi en option privée. Comme le relève Joan Stavo-Debauge, il y a un coût pour entrer dans l’espace libéral, dont le prix le plus élevé est selon Ricœur que cette « ascèse de la conviction risque de se retourner contre elle et de la miner du dedans » : « Si notre indulgence n’est pas hautaine et en quelque sorte arrogante, mais humble, nous sommes enclins à regarder du dehors notre propre conviction comme une simple opinion, comme une opinion parmi les autres, d’où l’effet d’érosion, d’usure de la conviction ainsi relativisée » (Lectures 1, Autour du politique, Paris Seuil 1991, cité ici L1 p. 305). On se trouve alors dans ce monde d’interchangeabilité généralisée, où il n’y a plus que des autres.
Pour Ricœur, et ce propos semble le pivot de sa contribution, « pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi » (HV, p.337). Quel est ce « soi » capable de rencontrer d’autres « soi » sans les ramener à son propre format, sans se mettre soi-même au format passe-partout et nihiliste du « touriste » observé plus haut, mais sans non plus s’encapsuler dans le soi télécommandé de l’option intégrale ? C’est bien le soi de l’attestation qui est ici convoqué : de même que la véhémence ontologique répond à la distance critique, l’attestation qui dit « me voici, ici je me tiens, je ne puis autrement » répond au soupçon, mais « le soupçon est aussi le chemin vers et la traversée dans l’attestation. Il hante l’attestation comme le faux témoignage hante le témoignage vrai » (SA p.351). C’est pourquoi Ricœur tient autant à ce qu’il appelle « l’unité profonde de l’attestation de soi et de l’injonction venue de l’autre » (SA, p.409). C’est cette idée qui fait la tension propre à la pensée de Ricœur, et qui détermine ses lignes de résistance.
Résistances herméneutiques à l’aplatissement de la conviction religieuse à l’opinion
La première d’entre elles tient à son idée maîtresse : l’impossibilité d’accéder à un point de départ absolu. C’est là le cœur du tournant herméneutique de la phénoménologie ricoeurienne. « En quel sens ce développement de toute compréhension en interprétation s’oppose-t-il au projet husserlien de fondation dernière ? Essentiellement en ceci que toute interprétation place l’interprète in media res et jamais au commencement ou à la fin. Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution »[23]. Cette impossibilité d’accéder à un commencement absolu explique l’impossibilité de croire que l’on peut tout choisir, l’impossibilité de choisir librement tous ses postulats — on n’est pas très loin de Wittgenstein. En matière de foi, de politique, de science, d’art, d’amour, partout où il peut être question de vérité, c’est à dire d’existence entière, si ce n’est qu’une question de postulat indémontrable, nul ne peut choisir ses postulats, pas plus que nul ne peut les accepter sans les comprendre un minimum. Mais c’est aussi l’impossibilité de se tenir dans une posture de surplomb où nous serions « dehors » et les autres « dedans » — les plus critiques ne sont jamais complètement « dehors », et les plus croyants ne sont jamais complètement « dedans ». Et c’est encore l’impossibilité de tout expliciter, de déplier tous nos présupposés. Il y a un fond d’immémoriale opacité sur lequel se détachent nos jugements.
Jacques Bouveresse écrivait qu’il faut se méfier de cette tentation philosophique d’ « en dire plus que l’on en sait », pour répondre à la pressante demande du public, qui voudrait des justifications, des certitudes, et qui manifeste ainsi ce que Musil appelle « un besoin désespéré d’idéalisme »[24]. Bouveresse déplore à juste titre le manque de réserve et d’ironie, et fustige le besoin philosophique d’assurance et d’enthousiasme. Cette sobriété de bon aloi à son tour doit cependant se garder d’une autre tentation, dont la philosophie n’est pas toujours exempte : la tentation de « garder pour soi » (en privé) ses croyances, de ne jamais les placer dans la discussion, et plus encore, la tentation d’en croire plus qu’on n’en dit. Et de laisser cette croyance à ce qu’on appelle un « élément mystique » vague et ineffable, dès lors soustrait à toute conversation raisonnable[25]. Il faudrait réfléchir, peut-être en vis à vis de notre besoin de prophètes autorisés, à ce curieux besoin d’ironie. Que fait l’ironie dans le dialogue? Elle place l’ironiste en dehors, dans un point de vue imprenable, et si c’est une limite constitutive de la conversation, s’y tenir sans jamais y déroger met fin à toute conversation, qu’elle soit amicale, scientifique, ou démocratique.
Pour prolonger encore ce point, il faudrait revenir sur l’idée émise par Richard Rorty selon laquelle la religion serait interruptrice de conversation : le silence poli serait la seule manière de maintenir la paix. On comprend bien ce qu’il veut dire, et chacun a vécu ce genre de situations, mais on pourrait dire aussi bien que les religions autorisent l’expression de sentiments, d’avis, qui ne trouvent pas le chemin de l’explicitation argumentée. Elles aident alors à dire ce que l’on a du mal à dire, elles protègent des opinions faiblement éduquées — on s’en aperçoit dans de nombreux débats publics. On pourrait ainsi montrer dans la religion cette double fonction de l’imaginaire social qui consiste, versant idéologique, à faire taire les questions gênantes, et versant utopique, à faire dire les questions inédites.
Parmi ces lignes de résistance, une autre, parmi des plus importantes, tient au « travail de la référence » par lequel Ricœur, depuis la Métaphore vive, refuse d’abandonner la référence à une conception positiviste plate de l’ostension, car la référence de second degré, la vérité métaphorique, n’est pas une atténuation de la référence mais son renforcement, une augmentation de vérité. La métaphore vive n’est pas « qu’une métaphore », elle parle de quelque chose, et c’est d’ailleurs cette exigence référentielle et « ce penchant réaliste de la philosophie analytique » (SA, p.348) qui intéresse Ricœur car il fait contrepoids à la tendance idéaliste de la phénoménologie. « Le discours poétique porte au langage des aspects, des qualités, des valeurs de la se réalité, qui n’ont pas d’accès au langage directement descriptif et qui ne peuvent être dits qu’à la faveur du jeu complexe de l’énonciation métaphorique et de la transgression réglée des significations usuelles de nos mots » (TA p.24).
Une troisième ligne de résistance à l’aplatissement « libéral » de la foi en opinion privée tient au fait que le sujet de l’attestation est un sujet pluriel, un « nous ». Car le soi de l’attestation sera pour Ricœur un « soi au miroir des Ecritures », un soi diffracté et rendu capable, instruit et constitué par un tissu de lectures hétérogènes. Ce sera aussi un « soi mandaté », répondant à un appel qui lui échappe toujours[26]. C’est donc un sujet pluriel, un nous, et non le sujet individuel présupposé par un certain libéralisme. Comme Ricœur l’écrivait pour cette conférence à Amiens en 1967, « Je ne crois pas que le sujet de la foi puisse être un individu, le sujet de la foi n’est pas ‘je’ mais ‘nous’ (…) C’est que l’interprétation ne peut être qu’un segment de la tradition, c’est-à-dire de la transmission du message dans l’histoire d’une communauté. La parole ne suscite l’homme que si elle continue d’être transmise. C’est pourquoi la prédication ne peut être entendue qu’à plusieurs »[27]. Ricœur ne cesse d’ailleurs de protester contre l’individualisme, le subjectivisme, le moralisme protestant[28], lorsque ce dernier ne comprend le péché que comme une faute morale ou un défaut spirituel intime, et la grâce que « comme un recrutement individuel d’élus solitaires » (HV, p. 129).
Pour lui comme pour son ami André Philipp[29] et toute cette génération « barthienne » où s’est constituée la Cimade[30], la théologie ne s’arrête pas à la porte du politique. La conviction religieuse doit animer de l’intérieur l’orientation du politique : « Je dirai même que l’incorporation tenace, pas à pas, d’un degré supplémentaire de compassion et de générosité dans tous nos codes — code pénal et code de justice sociale — constitue une tâche parfaitement raisonnable, bien que difficile et interminable »[31]. Karl Barth, dans un texte de 1937, en plein combat contre le nazisme, montrait comment la tentation de l’ « Eglise libre », c’est à dire de l’Eglise entièrement séparée de l’Etat, était de ne plus se préoccuper que des besoins pieux de ses ouailles, dans une complète indifférence à la situation politique, économique et culturelle des sociétés. Mais aussi et plus encore la conviction religieuse exerce de l’extérieur une fonction de résistance aux abus du pouvoir, et vient abattre les prétentions religieuses des Etats (et des Eglises aussi d’ailleurs) lorsqu’ils prétendent atteindre à l’absolu, à la totalisation de l’espérance[32]. La théologie exerce alors une fonction politique de détotalisation, de désabsolutisation. Pour Karl Barth, là encore, le problème du rapport entre la religion et la politique est justement qu’il n’y a pas de solution qui soit définitivement bonne à tous égards, mais seulement des formes de régulations meilleures en fonction des contextes, et qui doivent sans cesse être interprétées.
Joan Stavo-Debauge reproche à Habermas de ne pas savoir où il met les pieds, quand il cherche dans les traditions religieuses des ressources sémantiques spécifiques, sinon même un potentiel critique, qui manquerait sinon à l’espace public[33]. Et il est vrai que lorsqu’elles sont dans cet état « intégraliste » les religions refusent toute discussion, toute pluralité. Mais c’est une idée qu’Habermas a tardivement empruntée, peut-être à Ricœur qui disait cela depuis longtemps : il faut, écrivait-il justement à l’encontre d’Habermas dans un texte sur la crise de légitimation de nos sociétés, « prendre une mesure plus relative de la forme de société qui est aujourd’hui l’objet d’une confiance minée. Après tout, cette forme de société n’est advenue en Occident qu’à une date relativement récente. Cette relativisation doit aller plus loin, me semble-t-il, qu’un retour à l’héritage de l’Aufklärung, simplement délivré de ses perversions ; non que je conteste le propos de Habermas lorsqu’il déclare que le projet de l’Aufklärung est inachevé (…) Mais un retour au pur idéal de l’Aufklärung ne paraît plus aujourd’hui suffisant. Pour libérer cet héritage de ses perversions, il faut le relativiser, c’est-à-dire le replacer sur la trajectoire d’une plus longue histoire, enracinée d’une part dans la Torah hébraïque et l’Évangile de l’Église primitive, d’autre part dans l’éthique grecque des Vertus et la philosophie politique qui lui est appropriée. Autrement dit, il faut savoir faire mémoire de toutes les traditions qui se sont sédimentées sur leur socle. C’est dans la réactualisation d’héritages plus anciens que celui de l’Aufklärung – et aussi peu épuisés que ce dernier – que l’identité moderne peut trouver les correctifs appropriés aux effets pervers qui aujourd’hui défigurent les acquis irrécusables de cette même modernité »[34].
C’est bien la force d’une herméneutique critique que de maintenir le potentiel critique de correction mutuelle entre les différentes traditions. C’est aussi sa fonction que de ressaisir l’écart entre l’intention qui était à l’initiative de ce qui est devenu une tradition, et ses résultats, ses effets, ses retombées. C’est ce qui lui permet de rouvrir les « promesses non tenues » et de critiquer la réalité établie au nom de l’utopie critique et poétique d’un monde possible.
Conditions de l’attestation vive
En prolongeant librement les propos de Ricœur, nous proposerons maintenant quelques conclusions. Définissons ce que l’on appelait la foi comme l’attestation d’un soi mandaté, avec et parmi d’autres, dans le théâtre d’un espace commun d’apparition. Pour vraiment rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi, certes, et nous reviendrons une dernière fois sur la délicate constitution de ce « soi », mais il faut aussi un monde commun, un espace mutuel d’apparition. Nous touchons ici à la question sceptique croisée plus haut. Comment les êtres parlants et agissants que nous sommes peuvent-ils être crédités ? Comment sont ils, à la fois à leurs propres yeux et aux yeux de leurs interlocuteurs, rendus crédibles ? Qu’est-ce qui permet à leurs paroles et à leurs actes si fragiles de ne pas être immédiatement dissous, effacés comme si de rien n’était ? Selon Ricœur, traitant ici du témoignage historique (mais la démarche peut être transposée), on est passé d’un excès de confiance dans les témoignages à un excès de méfiance et de soupçon : « Ce qui finalement fait la crise du témoignage, c’est que son irruption jure avec la conquête inaugurée par Lorenzo Valla dans La donation de Constantin : il s’agissait alors de lutter contre la crédulité et l’imposture ; il s’agit maintenant de lutter contre l’incrédulité et la volonté d’oublier » (La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris Seuil 2000, cité ici MHO, p.223).
Or c’est précisément le rôle des institutions langagières que sont l’espace politique et les médias, mais aussi les sciences et les arts, et en amont les églises, le canon, les œuvres classiques, et généralement le langage tout entier, que d’accréditer nos paroles et nos actes, de nous en faire accepter la pluralité, la mutualité : nous ne pouvons nous frotter les uns aux autres, et différer ensemble, que dans un théâtre qui nous autorise tour à tour à nous montrer pour interpréter nos existences, et à nous effacer les uns devant les autres. L’importance immense du canon des Ecritures, et plus généralement de tous les montages canoniques, a d’abord été d’autoriser et d’installer un conflit d’interprétations soutenable, durable : aucun différend, aucune alliance, ne saurait y prétendre faire taire tous les autres. Elle a aussi été d’autoriser et d’installer le décalage des générations, l’autonomisation des textes et leurs réinterprétations successives dans des contextes nouveaux : la dialectique de l’ancienne alliance et de la nouvelle alliance est telle qu’une nouvelle alliance qui voudrait faire table rase de toutes les autres serait une contradiction dans les termes. Ce sont ces institutions, ces théâtres de l’espace commun, qui sont aujourd’hui démantelés.
Ensuite, rencontrer un autre que soi, c’est lui faire crédit : ne pas seulement chercher à l’expliquer, mais à le comprendre, présupposer son intelligence et sa sensibilité, ne pas trop vite croire que l’autre croit (et le prendre pour un idiot)[35], ne pas trop vite douter de sa sincérité (et le prendre pour un Tartuffe). C’est ainsi que notre attestation se trouve avec d’autres, parmi d’autres. Quelle serait la valeur d’un témoignage qui prétendrait faire taire tous les autres ? Or le témoin garde toujours par devers soi une incertitude, un scrupule : d’abord il accepte d’être né quelque part, au sein d’une tradition, d’une narration, d’une langue particulière, et il sait l’étroitesse de son point de vue ; ensuite il se tient pour responsable de son interprétation, il s’y tient, c’est à dire qu’il répond à un appel, il se tient devant autrui ; enfin il ne sait pas de savoir assuré s’il est dans le vrai, il ne brise la complaisance de son milieu qu’en reconnaissant la possibilité de la fausse conscience. Il reste ce que Bayle aurait appelé (dans un sens élogieux) « une conscience errante ». Bref, la « self-reliance » (pour reprendre le mot d’Emerson) de son attestation reste incertaine et ne saurait forcer sa réception par les autres. Au fond les religions, bien souvent, ont aussi été des machines à intriguer, à retarder le jugement, à installer des perplexités et des doutes durables, à faire reconnaître que nous ne savons pas tout.
Ce qui nous inquiète, aujourd’hui, c’est un double processus. D’une part il existe une sorte de passion de la foi à l’état pur, comme pure « confiance en Dieu », comme pure « confiance en sa Parole qui nous traverse », la foi purifiée de tous les mélanges avec la politique, la morale, la philosophie, etc. On cherche ce que Pascal, à la suite des Réformateurs, appelait « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Prise dans le mouvement de la sécularisation et des migrations, la foi n’a cessé ainsi de se détacher de la culture, de se déterritorialiser. Elle est devenue l’objet de décisions individuelles et subjectives qui rompent avec leur tradition, mais qui risquent ainsi peu à peu de se retrouver incultes — incultes de leur propre tradition religieuse, de leur propre épaisseur de langage et d’histoire. D’où l’apparition, dans un monde que l’on peut qualifier de post-chrétien, d’un fondamentalisme ou d’un « pentecôtisme » sans racine, comme tombé du ciel, comme vierge de toute histoire autre que la légende fondamentaliste. D’où cette rhétorique perpétuelle de la décision, de la conversion, de la nouvelle naissance, qui n’est plus au bout du compte qu’un présentisme sans fidélité ni espérance.
De l’autre côté, après des siècles de critiques de la religion, nous avons eu une nouvelle génération de travaux qui en ont fait l’éloge. Depuis les études de René Girard sur La violence et le sacré jusqu’à ceux d’une certaine psychanalyse, nous avons découvert qu’il n’y avait pas de société sans un certain nombre de processus religieux fondateurs. C’est toute une tradition issue de la Restauration qui est ainsi réhabilitée, où il n’est pas question de foi mais d’appartenance à une culture. On peut très bien pratiquer la religion majoritaire d’un pays, sans états de conscience et sans y croire, l’important est de transmettre les cadres. C’est ainsi que l’on rencontre de plus en plus souvent des français qui, à l’instar jadis de Charles Maurras, sont des ultra-catholiques athées. On peut dire ultra-catholiques au sens où dans le contexte post-chrétien qui est le nôtre, la religion devient identitaire et intégriste, réduite à son apparat culturel, ou à des bouts de rituels sécularisés et dépourvus de toute inquiétude théologique. Le préjugé le plus répandu est alors que chacun pense que sa religion n’est pas vraiment « croyable », mais qu’elle est quand même la meilleure !
La foi sans la culture est monstrueuse, et vire au fondamentalisme inculte. Mais la culture sans la foi l’est aussi, et vire à l’intégrisme identitaire. Le plus grave est que nous sommes un peu partout désormais pris en cisaille entre le Charybde d’une foi sans racine et le Scylla d’une religion sans inquiétude, sans foi, sans vie. Un peu comme si l’on croyait à la possibilité d’une parole pure, qui surgirait sans s’appuyer sur aucune langue, ou à la possibilité d’une langue qui pourrait se poursuivre alors que plus personne ne la parle vraiment.
Mais il est difficile de terminer ce parcours sans évoquer l’analyse d’un des grands fondateurs de la sociologie de la religion, Ernst Troeltsch, qui discernait trois types de communautés ecclésiales, on pourrait dire trois types de « croyants », et aussi trois types d’herméneutiques, d’articulation entre le théologique et le politique, entre la foi et le monde, etc., qui peuvent éclairer notre situation.
Le premier type est celui de la conversion, qui nous campe aux marges du monde, et plante un camp de toiles dans la nuit, postant à tous les coins des sentinelles réveillées dans l’imminence du Royaume de Dieu. Il s’agit ici de sortir du monde pour le recommencer autrement, et la scène principale est celle du pardon, du salut entendu comme une rédemption qui nous arrache à la chute et nous donne une seconde naissance, une seconde chance. C’est toute la sociologie de ce que Troeltsch appelait la « secte » (dans un sens assez différent de ce que nous entendons aujourd’hui) — à cet égard les puritains radicaux de la Révolution anglaise étaient assez proches de ce que fut le monachisme en d’autres temps. Le problème auquel les puritains n’avaient pas songé, comme le note plaisamment Michaël Walzer dans La révolution des saints, c’est qu’il n’est pas sûr que les enfants des « saints » soient des saints !
Le second type est celui de l’ « institution », où l’église forme une grande famille attachée à ses filiations, un parti installé dans ses conflits organisateurs. Le mot d’ordre est de maintenir un cadre commun destiné à durer davantage que les vies éphémères, et l’Eglise est un monde dans le monde, à la fois dans le monde et pas du monde. L’éloge est ici celui de la fidélité et de la transmission : honneur à ceux qui ont le courage et la force d’âme de ne pas refuser l’héritage, de l’enrichir de leurs apports, et de le transmettre à leur tour. Ce qu’il faut à l’église-institution, pour reprendre le mot de Troeltsch, ce sont d’abord des récepteurs, des auditeurs assez grands, pour se savoir trop petits pour la « Parole » qu’ils reçoivent, interprètent et retransmettent. Pour évoquer une « pointe acérée » de Kierkegaard, l’important ici n’est pas d’être chrétien mais que nos enfants le soient…
Il y a encore un troisième type, que Troeltsch nomme « mystique », où la communauté est plus discrète et le sujet plus individuel, comme délivré du souci de son identité ou de son salut. C’est le temps de l’insouci de soi, où l’on revient au monde ordinaire, éblouis qu’il soit quand même autant « aimé de Dieu ». Il n’est pas besoin d’une communauté ni d’une institution particulière, ici, ni même d’une morale, elles sont superflues. C’est peut-être le stade des religions « mourantes », mais il ne faut pas s’y tromper : les religions s’y éteignent ou y disparaissent non par échec mais par trop grand succès. La sortie de la religion se fait ici par excès de confiance, où l’on n’a plus besoin des sacrements ni des dogmes ni même de la communauté, parce qu’elle n’est nulle part et partout.
Chacune de ces configurations présente des forces et des faiblesses, des inconvénients et des avantages selon les contextes. Et certes l’intégralisme qui retient aujourd’hui notre attention est plutôt du premier type. Mais il est bon de le remettre sur le trajet plus ample, et plus rythmé, que proposent ces trois figures. Surtout il faut cesser de réduire la religion à un appareil idéologique d’Etat : c’est justement cette instrumentalisation, comme identité et culture, ou comme table-rase et révolution, qui souvent la rend aujourd’hui aussi monstrueuse.
Nos sociétés ont été victimes d’un triple mythe du dépérissement. Il en a ainsi été du mythe du dépérissement du Capital, qui nous a trop longtemps interdit de penser sérieusement la mise en place de régulations spécifiquement économiques, de contre-pouvoirs sans lesquels la force économique devient barbare. Il en a ainsi été du mythe du dépérissement de l’État, sous lequel se sont abrités des États d’autant plus totalitaires qu’on les pensait provisoires : ne pas penser la rationalité propre du politique interdisait d’en penser les maux spécifiques[36]. Il en est ainsi du mythe du dépérissement de la religion, à la faveur duquel prolifère aujourd’hui un « n’importe quoi » religieux, et qui interdit d’en penser tant la « rationalité », la crédibilité, la légitimité spécifique, que l’ « irrationalité », les maux spécifiques, c’est-à-dire la perversion de ce que l’on peut appeler avec Ricœur la « fiabilité langagière » ordinaire de nos sociétés.
[1] La critique et la conviction, Paris, Calmann-Levy, 1995, cité ici CC, p.211 et 11.
[2] Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, cité ici SA, p.334-335.
[3] Dans ses derniers papiers manuscrits, Ricœur tente d’expliquer pourquoi il n’est pas un philosophe chrétien, estimant qu’il n’existe pas de « philosophie chrétienne », de synthèse possible entre la philosophie et la foi. Il préfère cette idée qu’il est d’une part un philosophe, agnostique et sans entrave, et d’autre part un chrétien d’expression philosophique, comme Rembrandt est un chrétien d’expression picturale.
[4] Il est peut-être utile de rappeler que les protestants français, contraints par Louis XIV de rentrer dans le giron de l’Eglise romaine, et à qui il fut interdit de célébrer leur culte tout au long du siècle qui suivit la Révocation de l’Edit de Nantes, gardaient le « droit » de pratiquer leur foi en privé, dans leur maisons et dans leur for intérieur. C’est ce à quoi voudrait en revenir une certaine néo-laïcité française, perdant au passage ce qui avait fait pour les protestants le cœur du combat laïc.
[5] Cf. John Scheid, La religion des Romains, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 1998.
[6] Cf. Renée Koch, Comment peut-on être dieu ? La secte d’Épicure, Paris, Belin, 2005.
[7] Cf. Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Éditions Albin Michel, « Idées », 2007.
[8] Cf. E. Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Paris Vrin 1965, p 85 sq.
[9] Si l’on parle de critique et non d’allusions souvent incultes, c’est dans les Facultés de théologie que s’est réfugiée la critique des religions.
[10] Pas testament il s’est fait jeter lui-même dans une fosse publique, à peine roulé dans un drap, sans prédication ni cantique (cf. O.Abel, Jean Calvin, Paris Pygmalion 2009). Une propagande religieuse éhontée se fait de nos jours sous le pavillon « calviniste », le plus souvent sans lire Calvin, et je n’hésiterai pas à dire que le calvinisme est la somme des contresens sur Calvin, qui prépare aussi bien Montaigne et Descartes que Pascal et Leibniz, Rousseau et Kant.
[11] On pourrait effectuer une lecture de Nietzsche sous cet angle d’une déconstruction interne de la religion.
[12] Joan Stavo-Debauge, Le loup dans la bergerie, Le fondamentalisme chrétien à l’assaut de l’espace public, Genève, Labor et Fides, 2012.
[13] Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, Paris, Minuit, 1978, p. 107.
[14] C’est un discours que j’avais déjà rencontré en 1973, moi-même alors étudiant en philosophie à Montpellier, avec des théologiens-philosophes américains opérant à Aix en Provence.
[15] Cf. Michel Serres, « le savoir, la guerre et le sacrifice », in Critique n°367-Déc.1977, p.1070-1071.
[16] Ricœur ne faisait d’ailleurs que prolonger ce qu’était la forme de protestantisme de ma famille et de mon milieu.
[17] Les intellectuels français ne mesurent pas à quel point ils sont le plus souvent des athées du catholicisme, ayant épousé en creux la forme de leur vieil ennemi, et ayant du mal à comprendre la possibilité d’autres athéismes.
[18] On peut évoquer sa surprise à la parution posthume de L’herméneutique du sujet de Michel Foucault : pendant 20 ans, il n’avait cessé quant à lui de se faire attaquer sur ces deux termes d’herméneutique et de sujet ! Et voilà que cela devenait le titre d’un best-seller de Michel Foucault !
[19] « Avec la manière radicale d’interroger de Heidegger, les problèmes qui ont mis en mouvement notre recherche non seulement restent non résolus, mais sont perdus de vue. Comment, demandions‑nous, donner un organon à l’exégèse, c’est‑à‑dire à l’intelligence des textes? Comment fonder les sciences historiques face aux sciences de la nature? Comment arbitrer le conflit des interprétations rivales? Ces problèmes sont proprement non considérés dans une herméneutique fondamentale; et cela, à dessein : cette herméneutique n’est pas destinée à les résoudre mais à les dissoudre » CI, p.14.
[20] C’est par exemple le caractère inaccessible de l’ontologie comme « terre promise », mais c’est aussi le sens de l’espérance comme limite que Ricœur lit dans la philosophie de Kant.
[21] « Sens et fonction de la communauté ecclésiale », parue dans les Cahiers d’étude du Centre protestant de recherches et de rencontres du Nord (n°26 -1968). Cette conférence est extrêmement originale si l’on considère combien rares sont les philosophes qui se sont intéressés à l’idée d’église, à l’église en tant qu’idée. C’est cependant le cas par exemple de Kant dans La religion dans les limites de la simple raison, parlant de « communauté éthique ».
[22] Notre thèse est que le « religieux » se présente comme un point de fusion des différents langages, le point où le même langage parle de tout, avant de se déposer en langages séparés et autonomisés. Il y aurait ainsi trois états du langage : un état de fusion où tout se mêle de façon épique ou hymnique, un état de séparation des genres qui marque l’effort du classicisme, un état de traduction qui propose des mixtes, des traversées.
[23] Paul Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p.48. Dans La philosophie de la volonté également on voit le choix traversé et enveloppé par du non choix, de l’épaisseur, de l’opacité.
[24] Jacques Bouveresse, La demande philosophique, Que veut la philosophie et que peut-on vouloir d’elle? Paris, L’éclat, 1996, p.17-22.
[25] « Ce que l’on ne peut dire, il faut le taire » (L.Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, proposition 7).
[26] Cf. Amour et Justice, (Tübingen Mohr 1990), Paris Seuil, 2008, cité ici AJ.
[27] « Sens et fonction de la communauté ecclésiale » op.cit. I-c.
[28] On retrouve encore cela dans sa discussion avec Lévinas, qui fait du « prescriptif » un genre éminent, au dessus ou à part des autres, dans l’ensemble des textes bibliques, alors que Ricœur estime que chaque genre littéraire peut tour à tour être considéré comme le genre central.
[29] Député du Rhône pour le Front populaire, il prépare les lois sociales, la semaine de 40 h, etc.
[30] Il faut comprendre que le nazisme s’est développé dans une Allemagne hantée par la théologie des deux règnes, d’une séparation du théologique et du politique telle que la théologie n’a rien à dire sur le régime politique. C’est contre cela que la théologie de Karl Barth s’est dressée.
[31] AJ p.66.
[32] Cf. « La liberté selon l’espérance », in CI. p.414.
[33] Joan Stavo-Debauge, op.cit. p.36, 95.
[34] Paul Ricœur, Lectures I, p. 170-175, Seuil (1991), Points essais, 1999.
[35] Cf. Frédéric Lambert, Je sais bien mais quand même, Essai pour une sémiotique des images et de la croyance, Le Havre, Éditions non Standard, 2013.
[36] C’est la superbe analyse de Ricœur dans « le paradoxe politique » (HP, p.294-321).