C’est une pensée musicale qui se glisse ici dans la philosophie, entre les deux limites de la réduction du temps à la pure et simple répétition d’un son unique où tout reviendrait au même, et la dispersion intégrale entre des durées hétérogènes et incoordonnables. Entre ces limites les variations sont infinies, et chaque première fois apparaît comme après coup, à la seconde fois, établissant la possibilité d’un rythme, d’un nouvel intervalle. Cet intervalle, il sera ensuite tenu et maintenu, déployé, avec persévérance et inventivité. Mais il faudra bien aussi, une fois, y mettre fin, et retourner à la rumeur quasi silencieuse de l’être, dont les musiques et les choses ne sont que des interprétations, des variétés provisoires.
Ce sont trois variations de cette idée que je voudrais exposer brièvement, chacune d’elle formant comme l’intervalle de base qui permet la suivante. Mais au préalable je voudrais remarquer que l’idée de rythme est d’une grande antiquité philosophique, même si cette petite voix est restée dans une sorte de contrepoint discret par rapport aux grandes voies de l’ordre philosophique. De Pythagore à Lucrèce, on pourrait dire que c’est cette idée qui poursuit son petit air, l’idée que tout est rythme, harmonie et dysharmonie, simple déclinaison et petits écarts. Comme Heinz Wismann l’a montré dans Les avatars du vide, l’atome de Démocrite est plutôt un rythme (c’est Aristote qui traduit fâcheusement par « forme »)[1]. Je me souviens, un jour, jeune professeur de philosophie au lycée de Bongor au Tchad, avoir donné un cours entier sur un philosophe imaginaire de la Grèce antique pour lequel tout était rythme — dévoilant à la fin à mes élèves que la philosophie était un jeu inachevé, qu’on pouvait continuer à inventer des métaphysiques.
Cette antiquité philosophique de l’idée de rythme est d’ailleurs aussi une antiquité biblique, puisque comme le dit l’Ecclésiaste dans sa sagesse, il y a un temps pour tout, « …un temps pour lancer des pierres, et un temps pour en ramasser ; un temps pour embrasser, et un temps pour s’abstenir d’embrassements ; un temps pour chercher, et un temps pour perdre ; un temps pour garder, et un temps pour jeter ; un temps pour déchirer, et un temps pour coudre ; un temps pour se taire, et un temps pour parler ; un temps pour aimer, et un temps pour haïr ; un temps pour la guerre, et un temps pour la paix ». Je terminerai mes variations sur cette idée que nos problèmes contemporains tiennent peut-être à des formes de vie mal rythmées.
Variations métaphysiques sur le rythme
Nous entrerons dans la philosophie du rythme par le philosophe français contemporain qui lui a donné le plus d’importance. Cherchant à proposer une rythmanalyse, à l’encontre des durées pour lui trop continuistes de Bergson, Gaston Bachelard écrivait dans La dialectique de la durée : « L’enfance est la source de nos rythmes. C’est dans l’enfance que les rythmes sont créateurs et formateurs. Il faut rythmanalyser l’adulte pour le rendre à la discipline de l’activité rythmique à laquelle il doit l’essor de sa jeunesse »[2]. La thèse de Bachelard est que la succession dans le temps n’implique pas forcément la continuité et qu’au contraire une chose ne peut durer que si elle s’arrête. La connaissance scientifique, dit Bachelard, a désormais affaire à des objets qui n’ont pas la permanence domestique d’un chapeau ! « Si un corpuscule cessait de vibrer, il cesserait d’être. Désormais il est impossible de concevoir l’existence d’un élément de matière sans adjoindre à cet élément une fréquence déterminée » (DD 131). Les systèmes physiques sont d’abord des tourbillons : « le problème initial n’est pas tant de demander comment la matière vibre, que de demander comment la vibration peut prendre des aspects matériels » (DD 132).
Bachelard s’est particulièrement penché sur le divorce entre le monde scientifique des concepts et le monde poétique des images : or il s’agissait pour lui de deux modalités d’être qu’il ne faut ni mélanger ni supposer exclusives. Il écrit en 1960 : « Je l’ai compris trop tard. Trop tard j’ai connu la bonne conscience dans le travail alterné des images et des concepts, deux bonnes consciences qui seraient celle du plein jour, et celle qui accepte le côté nocturne de l’âme » (La Poétique de la Rêverie, Paris : PUF, 1974, p.47).
Pour déplier la dimension proprement métaphysique de cette idée, j’irai chercher chez Gilles Deleuze, commentant Whitehead dans le sillage de Leibniz : « L’événement est une vibration, avec une infinité d’harmoniques ou de sous multiples, telle une onde sonore (…) Joie musicale de contracter les vibrations, d’en calculer sans le savoir les harmoniques et d’en tirer la force d’aller toujours plus loin, pour produire quelque chose de nouveau » [3]. Cette créativité rythmique doit être pensée comme faisant face à ce que Whitehead appelle le perpétuel dépérir du monde : « le mal ultime du monde temporel est plus profond que n’importe quel mal spécifique. Il réside en ce que le passé s’évanouit, en ce que le temps est un ‘perpétuel dépérir’. (…) Pourquoi n’y aurait-il pas nouveauté sans perte ? »[4]. On peut s’attarder ici sur cette notation : il y a rythme dès lors que la disparition est possible, la disparition est la condition de l’apparition rythmée. Il faudra s’en souvenir : pas d’apparition sans disparition, pas de croissance sans déclin.
Dans son magnifique opuscule[5] Ravaisson avait bien noté que l’habitude était d’abord une question de rythme, de répétition, ou plus exactement d’asymétrie entre la réceptivité qui s’atténue et l’activité qui augmente avec la répétition : l’intervalle ainsi généré entre ce qui est reçu et ce qui est donné, c’est la faculté peu à peu acquise par les êtres organisés de différer, de placer un intervalle qui permet de donner autre chose que ce que l’on reçoit. Et c’est le germe de tous les rythmes dont la délicate coordination constitue le vivant. Chaque être a sa stridence singulière.
Variations éthiques sur le rythme
Prenant appui sur cette petite métaphysique, on pourrait dire que la plupart des problèmes éthiques sont dus à des défauts de rythmes. L’approche précédente, qui est comme une reprise monadologique de l’éthique de Spinoza, suggère d’ailleurs un rythme fondamental de l’éthique. Il y a d’abord un temps où plus je diffère, plus j’augmente ma surface temporelle, ma faculté de rétention et de protention, ma capacité à tenir ensemble plusieurs points de vue ; je peux recevoir davantage d’informations et en donner davantage, je peux recevoir de plus en plus et donner de plus en plus. J’augmente mon jeu et ma capacité temporelle en augmentant ma capacité à avoir un passé et un futur, un reçu et un donné, j’augmente la largeur de ma présence au monde.
Mais justement il y a un seuil, une limite à l’augmentation, une limite au nombre de connexions, une limite à ma capacité de jouer tous les jeux, une limite au désir de tout recevoir, de tout comprendre, de tout sentir, de tout goûter, une limite au désir d’agir sur tout, de parler sur tout, d’intervenir partout. Jusqu’à un certain point optimal, on augmente le temps en augmentant les échanges, mais au-delà de ce seuil, qui marque sans doute une finitude, l’augmentation des échanges rétrécit le temps comme il rétrécit l’espace. Il y a donc, pour chaque existence, pour chaque action, pour chaque parole, un temps pour se montrer, se confronter et augmenter, et un temps pour diminuer, se dévouer et s’effacer devant les autres.
La première orientation éthique serait celle du courage et de la confrontation, et la morale antique en a donné des formes exemplaires. La seconde orientation est celle de l’effacement et du dévouement, et la morale chrétienne en a donné des exemples sublimes. Entre ces deux orientations la guerre pourrait faire rage, et l’on pourrait dire comme Pierre Manent qu’elles se sont entredétruites[6]. Mais si, au lieu de les opposer de façon exclusives, on les adopte de façon plus rythmique, on peut dire qu’il y a un temps pour et un temps pour, et ces différentes éthiques alors se complètent et se corrigent. Je crois que toute société vivante a besoin de ce va et vient, de cette oscillation entre plusieurs éthiques, entre plusieurs tempos.
Au fond d’ailleurs c’est bien le grand rythme de toute existence, au sens spinoziste de l’éthique, que ce double mouvement par lequel chaque être tend à exister, à se montrer, à faire voir qui il est, de quoi il est capable, et par lequel aussi chaque existant tend à être simplement, à se perdre et s’effacer dans l’être, à se retirer pour laisser place à d’autres (ou à soi-même comme un autre). La brève éthique déployée ici prend alors trois figures principales. Il y a un temps pour commencer et prendre l’initiative ; un temps pour maintenir, tenir la juste règle des échanges, et persévérer ; et un temps pour finir, pour laisser. Et les êtres qui se croisent ne sont pas à tous égards, sur tous les registres et toutes les échelles de la vie, sur la même longueur d’onde.
Variations politiques sur le rythme
Pour terminer ces suggestions, je prendrai appui sur cette petite éthique pour affirmer que la plupart des problèmes politiques (on pourrait dire aussi économiques, culturels, sociaux, etc) tiennent à des plans d’explication ou d’action mal rythmés. Dans un très beau texte de 1951 publié dans Histoire et vérité et intitulé « Le christianisme et le sens de l’histoire », Paul Ricœur déconstruit l’idée d’abord théologique et finalement hégélienne et marxiste d’un sens unique de l’histoire ; il montre l’irréductible multiplicité des temps de l’histoire, insiste sur la discontinuité des problèmes, et cherche à compliquer les schémas trop manichéens. « Une civilisation n’avance pas en bloc ou ne stagne pas à tous égards. Il y a en elle plusieurs lignes qu’on peut suivre en quelque sorte longitudinalement : ligne de l’équipement industriel, ligne de l’intégration sociale, ligne de l’autorité de la puissance publique, ligne des sciences et des arts (de telles sciences et de tels arts), etc. Il apparaît alors, le long de ces lignes, des crises, des croissances, des régressions, etc., qui ne coïncident pas nécessairement. La vague ne monte pas au même moment sur toutes les plages de la vie d’un peuple »[7]. L’idée de rythme reprend ainsi tranquillement l’idée de déclin, de façon plus heureuse : il faut savoir décliner. C’est chacun son tour. Il y a un temps pour croître, il y a un temps pour décliner. Il ne s’agit pas d’un déclin absolu, simplement il faut que quelque chose décline pour que quelque chose d’autre puisse croître ; pour laisser croître autre chose. Quelque chose peut monter et quelque chose d’autre peut descendre. On n’est pas forcément en croissance ou en déclin sur tous les registres.
Cette conception rythmique de nos sociétés, on peut d’ailleurs la décliner de bien des façons, et la glisser au sein même de nos institutions. Par exemple la justice doit tantôt laisser dire la plainte, l’autoriser, tantôt arrêter l’accusation et les responsabilités, ne pas les laisser courir. Et son rythme profond est bien de savoir basculer du temps court de l’arrêt du mal, de la sèche sentence, au temps long de la reconstitution, de la réhabilitation. Plus généralement encore, on peut dire que le rythme des grandes institutions du soin public (éducation, santé, justice) consiste d’abord à rétrécir le monde, à ralentir et réduire le jeu des échanges, à le filtrer, de façon à placer le sujet dans un milieu protégé, où il pourra améliorer l’équation entre ce qu’il reçoit et ce qu’il donne, entre ce qu’il comprend et ce qu’il fait, etc. ; et ensuite, dans un second temps, à élargir peu à peu le monde, à replacer le sujet dans un monde d’échanges plus vaste, plus complexe, plus dangereux, plus ordinaire.
Troisième et dernier exemple : on pourrait dire que chaque société porte dans son code, dans le programme profond de son rapport au temps (archives, tribunaux, culture en général), un rythme qui lui est spécifique. Le rythme, c’est le jeu entre ce qui apparaît et ce qui s’efface, qui suppose donc d’accepter qu’il y ait de la disparition. Il y a des sociétés qui n’aiment pas effacer trop vite, qui gardent longtemps les traces, les traditions. Il y a des sociétés qui effacent vite, qui laissent place très vite à la prescription, et qui manifestent une capacité d’oubli prodigieuse. Face aux grands drames de l’histoire, comme par exemple la Guerre d’Algérie, il y a des rythmes différents. Parfois il faut commencer tout de suite par dire, par accuser, par formuler, par mettre en scène ce qui s’est passé de manière à l’arrêter, à le départager. Mais le fond de la vie en société est bien le vivre ensemble, la cohabitation heureuse ou du moins tranquille : on parle tout de suite pour ne plus en parler ensuite, et dans le temps long il faut bien faire place à l’oubli, à ce qui vient, et simplement aux nouveaux nés. Parfois cependant le tempo est inverse. Il y a un temps qui est celui de l’arrêt des représailles, où il faut stopper la logique du malheur, arrêter le mal, un temps où il faut faire taire la vengeance et même l’accusation. Je serai peut-être ici en désaccord avec Nicole Loraux : pour sortir des guerres civiles, cela s’est vu à la fin des guerres de religion en France, cela s’est vu à la fin de la guerre civile dans l’Athènes classique, il y a un moment pour taire, un temps pour l’amnistie, peut-être même un temps pour l’amnésie. Ce serait une pathologie normale en quelque sorte, vitale dans de tels moments. Mais cela n’est pas définitif, il y a ensuite un temps de travail de réouverture des mémoires, de travail de formulation des malheurs subis et commis. C’est ce travail de mémoire, qui ne se décrète pas d’en haut et qu’il faut faire en détail, qui seul autorise le travail du deuil, le travail de sépulture en quelque sorte qui permet la séparation entre la mémoire et l’histoire, entre ce qui est encore présent, et ce qui est vraiment passé. Tant que ce travail n’a pas été fait, rien n’est fini, tout peut recommencer, et pire encore.
Ici ou là, il faut reconnaître et respecter ce décalage des rythmes. Peut-être est-ce parce que ces sociétés n’ont pas le même âge, ou simplement qu’elles ont des tempos culturels différents. Pour revenir à nous, le vieillissement des populations nous met en tous cas face à un problème inédit : comment faire des cultures vivantes, capables à la fois de transmettre et d’inventer, alors que la moyenne d’âge est bien plus élevée que naguère ? Et donc l’équilibre qui avait été observé par Karl Mannheim entre la tradition et l’innovation, entre le travail du deuil et le travail de l’enfantement, il nous faut le réinventer, en trouver les rythmes.
Olivier ABEL
Institut Protestant de Théologie
[1] Heinz Wismann, Les avatars du vide : Démocrite et les fondements de l’atomisme, Hermann 2010.
[2] Gaston Bachelard, La Dialectique de la Durée, Paris : PUF, 1980 (1950), ici cité DD, p.l49. « Il faut guérir l’âme souffrante — en particulier l’âme qui souffre du temps, du spleen — par une vie rythmique, par une pensée rythmique, par une attention et un repos rythmiques. Et d’abord débarrasser l’âme des fausses permanences, des durées mal faites » (DD, p. X).
[3] Gilles Deleuze, Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, collection « Critique », p. 105-107.
[4] Alfred N Whitehead, Procès et réalité, Paris : Gallimard, 1995, p. 524.
[5] Felix Ravaisson, L’habitude, Paris, Payot-Rivage poche, 1997 (1838).
[6] Pierre Manent, La cité de l’homme, Paris, Fayard, 1994.
[7] Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1964 ; dans l’édition de poche p.102.