« Une parole fiable dans l’espace public : à quelles conditions ? » Éléments de réflexion.
Suivis d’une « Charte pour une parole publique crédible »
Le noyau de ce texte est un exposé donné au Forum de Regardsprotestants par Olivier Abel, professeur de philosophie à l’Institut protestant de théologie. Il a été l’objet de discussions pendant deux séances, d’échanges de vue entretemps et depuis, et d’une relecture attentive par Séverine Daudé, qui a été journaliste à Réforme, puis productrice de l’émission Présence Protestante (France 2). Après le Prologue, qui tente de formuler de quoi nous parlons et à partir d’où nous parlons, le texte se compose de trois volets, disposés pour ouvrir le débat : I/ des éléments d’observation, de constat, d’analyse de la situation ; II/ une réflexion plus biblique, plus théologique, et prenant appui sur la tradition protestante ; III/ la proposition de quelques règles pour mieux partager la parole et la responsabilité du langage public. En guise de conclusion ou synthèse, rédigée par Séverine Daudé, une « Charte pour une parole publique crédible » en reprend les grands axes. Ces éléments de réflexion et cette Charte ont été achevés en mai 2016.
Prologue
- Jadis nos sociétés étaient sans doute trop crédules. Aujourd’hui, elles se défont par manque de confiance et discrédit mutuel. Ce qui nous manque, lorsqu’il nous prend de vouloir vivre en humains, c’est une parole qui respecte la parole, qui donne confiance à la parole. Toute parole est en attente de crédit, toute personne qui s’exprime présuppose une confiance dans sa propre parole comme dans la parole d’autrui, et finalement une confiance dans cette « institution des institutions » qu’est le langage. Sans cette confiance au langage, nos sociétés s’effondrent. Or c’est ici le cœur de métier et d’inquiétude des religions : parce que la foi peut être comprise comme une question de fiabilité et de crédibilité, parce que la fanatisation de la parole, tout comme sa dérision, sont des pathologies qui nous concernent. Notre pari est qu’il appartient aux traditions religieuses, entendues dans un sens large, d’aider parmi d’autres à penser, à vivre, à instituer la fiabilité du langage, le crédit que nous accordons à la parole des autres et les règles minimales qui autorisent la conversation.
- Pour notre part, nous le ferons à partir de la gratitude qui seule fonde notre responsabilité. Nous le ferons à partir de la conviction que toute existence humaine est une grâce à célébrer, qu’il n’en est pas une qui soit superflue. Et qu’ainsi toute « politique » – religieuse, sociétale, économique – trouve sa dignité à servir jusqu’à la plus pauvre ou la plus faible d’entre elles. Rien n’est notre mérite ni notre dû. Prendre notre monde comme un don, c’est aussi l’idée, présente au cœur des Evangiles, que le hasard des naissances et des rôles pourrait être redistribué et qu’il faut sans cesse redonner à chacun la chance de recommencer. Nous le ferons aussi à partir du sentiment que nous ne pouvons célébrer cette gratitude qu’ensemble, par la diversité même de nos manières de rendre grâce. C’est d’ailleurs l’esprit des Ecritures bibliques que d’avoir su canoniser ensemble, c’est-à-dire réunir en un « corpus », des traditions et textes apparemment incompatibles, obligeant la communauté à les réinterpréter ensemble. C’est également un geste fondateur de l’idéal politique qui anime ce que l’on appelle « démocratie », bien autant que le furent les réformes d’Athènes à l’âge classique.
I. Quelques observations sur l’état du langage (et notamment du langage politique) dans nos sociétés
- Sur le registre politique, effectivement, nous avons trop souvent le sentiment d’un bluff, d’un langage à la fois de plus en plus excessif et de plus en plus creux, avec de fausses promesses, des postures de matamore, et même de « fausses » lois, davantage destinées à faire signe qu’à être appliquées – beaucoup d’entre elles se situant au-dessus des moyens réels de notre société appauvrie. Comme si le langage était à côté de la réalité, qu’il n’avait pas de prise sur le monde, ni pour le faire voir, ni pour le changer.
- Nous disposons, certes, de contre-pouvoirs politiques, car nous avons une longue expérience du pouvoir étatique, émergé sous sa forme absolutiste après les Guerres de religion, et devenu totalitaire après les effondrements politiques issus de la Première Guerre mondiale. Mais où sont les contre-pouvoirs économiques, face à la mondialisation financière qui échappe à tout contrôle, à toute règle ? Où sont les contre-pouvoirs médiatiques, quand les principaux relais d’information se concentrent sous la coupe d’impératifs financiers ou obéissent au diktat de l’audience immédiate ? Ces dernières années, certes, un réseau de nouveaux médias, « citoyens » et de proximité, est apparu sur tout le territoire, mais est-il assez soutenu, assez pluriel, assez connu du grand public et de toutes les générations ?
- En France, nous sommes par ailleurs captifs d’un paradigme machiavélien, où le pouvoir est d’abord pensé comme une domination verticale qui doit être conquise et conservée par la force et la ruse – Machiavel décrivait cela sans le justifier. Il en résulte une grande indulgence à l’égard du cynisme, des coups bas, des combines et des stratagèmes de séduction. Il en résulte aussi une tendance à flatter le public dans le sens de ses peurs et de ses convoitises. Or, il nous semble que, de Calvin, Milton et Hobbes jusqu’à Rousseau, les philosophies politiques du « pacte », de l’« alliance » avaient une conception plus horizontale, plus heureuse, plus positive du politique et du magistrat.
- La modernité européenne entière a été portée par de grandes et belles intentions, mais les résultats ont souvent été bien différents sinon contraires au souhait originel. Depuis lors, on ne voit plus que le mal, on ne veut plus que se protéger du mal sans voir que l’ombre de la précaution et de la protection contre le mal nous maintient sous la dépendance de ce mal ! Et nous voici devenus incapables de lever ensemble le regard vers le bon, vers le bien commun. Il n’y a plus de place pour les promesses, les attentes, l’espérance.
- Dans ce contexte, la parole, l’action et la militance « politiques » ont tendance à se fragmenter, à se sectoriser, à se segmenter. Certes on y gagne en clarté des objectifs, sur le terrain purement stratégique. Mais quelle différence alors avec les formes actuelles du « management par projets » ? Quelle différence avec le « lobbying » ? Il est déjà précieux de tenter de penser l’ « intersectionnalité » des luttes, car les injustices sont diverses, hétérogènes, complexes. Mais n’y a-t-il en politique que des luttes et des résistances, n’y a-t-il que des stratégies ? Comment penser la responsabilité « à plusieurs », et pas seulement la conviction de « nous contre eux » ? Comment « faire le lien » si l’intelligence collective ne doit pas renoncer à tenter de penser la totalité ?
- A vrai dire, le débat politique se trouve pris en étau entre la montée des démagogies sécuritaires, d’une part, et d’autre part une gestion technocratique conduite en dehors de toute discussion sur les finalités. On a d’un côté des « témoins » émus, une parole excessivement subjective qui balaye la complexité du monde, et d’autre part des « experts » d’une complexité qui n’est pas celle des perspectives humaines, mais celle des résultats économiques et des règles juridiques.
- La mondialisation bat son plein avec une révolution numérique qui bouleverse les médias, les cultures, les traditions, les sociétés, l’économie, la politique. La parole et le geste peuvent être reproduits instantanément, de manière infinie, et nous sommes submergés de représentations, d’opinions, de signes. Jadis l’invention de l’imprimerie avait déterminé une mutation immense, dont la Réforme protestante ne fut qu’un aspect parmi d’autres. Aujourd’hui, une autre mutation est en cours. De façon réjouissante, elle a déjà démultiplié les possibilités d’échanger des paroles, de partager des biens et des savoir-faire, d’accéder à des informations qui ne trouvent pas leur place dans les journaux télévisés. Mais, face à cet espace nouveau et vertigineux, on a trop vite fait de croire que la parole produite par chacun sera relayée de façon égale ; on a trop vite fait de penser que la liberté d’expression ou la contribution critique sont reines, alors qu’elles se réduisent souvent à une liberté d’insulter.
- Dans une société remodelée par Internet, le téléphone mobile, les réseaux sociaux et les canaux numériques, où la frontière entre le public et le privé est brouillée, où la facilité de l’attaque publique et du retrait favorise certains types de propos, la question de la « réputation », de la renommée est redevenue aussi centrale que dans les sociétés orales. En effet, nos sociétés sont des villages où nous sommes instantanément branchés sur ce qui se passe quelque part au bout du monde. Les calomnies ne peuvent plus être simplement dédaignées comme elles l’ont été dans le froid anonymat des grandes villes : nous sommes désormais partout repérables et « traçables », dans la durée, tous voisins sur la toile et, du coup, tous exposés dans nos espaces de vie. Pour cette raison au moins, il n’est pas possible de laisser s’envenimer la parole et proliférer la calomnie. Mais sur Internet « le bon grain et l’ivraie croissent ensemble », comme le dit la parabole, et il nous est difficile de prétendre les départager !
- Au carrefour de la parole publique et du politique, il y a un facteur central du sentiment de discrédit général : c’est le mépris, la calomnie, l’humiliation. Nos sociétés ont déployé une grande sensibilité aux violences concrètes et vérifiables, mais une grande insensibilité aux humiliations. Le problème est que l’humiliation est subjective, mais si elle est difficile à mesurer, ses effets ne s’en font pas moins sentir à long terme. Le propre de l’humiliation, à la différence de la violence qui attaque les corps, par le geste, est d’attaquer le visage, par la parole. Ces mises en scène de la domination, si fréquentes dans le brouhaha politique, masquent mal, chez ceux qui la pratiquent, une impuissance et une absence de foi en leur propre parole… en définitive démoralisantes pour tous. L’inflation de paroles excessives peut faire le lit d’un imaginaire meurtrier, mais aussi des gestes effectifs de la guerre civile !
II. Quelques paradoxes intéressants de la pensée protestante
- Les conditions d’une fiabilité de la parole publique ne sont pas étrangères aux préoccupations des confessions de tradition protestante. Avec et parmi d’autres, elles se sentent en effet porteuses d’un « ministère de la parole», où la parole humaine est autorisée à grandir, mais autorisée aussi à diminuer, par ce que nos traditions appellent la « parole de Dieu ». C’est justement parce que nous reconnaissons la place d’une parole plus souveraine que toute parole humaine, que celle-ci peut trouver sa place, seulement humaine, et sa crédibilité toujours résistible.
- L’Epître de Jacquescompare la minuscule langue qui gouverne le corps au tout petit gouvernail des grands vaisseaux : un tout petit organe qui a de grands effets ( de Jacques, ch. 3, v. 4-5), pour le pire mais aussi pour le meilleur. Un petit changement de cap des valeurs peut orienter peu à peu tout autrement le paquebot. Et une parole sincère, une parole respectueuse, comme il en existe tant, suffit à relancer les navigations de l’existence.
- Tout au long des textes bibliques, nous suivons un va-et-vient entre ceux qui nous disent la puissance de la parole et ceux qui nous disent sa vanité. Car il est parfois important de se délier d’une parole devenue trop lourde, d’une promesse qui devient une idole, d’une malédiction qui devient meurtrière. Nous avons de nombreux exemples, dans la Bible, de ces paroles dont les engagements sont déliés. Il est pourtant important et parfois vital de sortir du vain bavardage pour lancer une parole à laquelle nous tenons, et qui nous tient. Seul un archipel de paroles fidèles nous permet de faire face avec confiance à l’océan d’imprévisibilité des affaires humaines.
- La vérité que nous devons au « Dieu vivant » nous délivre de toute parole qui, prétendant dire la vérité, la tuerait, la réduirait à une vérité morte, immuable. C’est justement parce que ses paroles « ne passeront pas » (Evangile de Matthieu, 24, v. 35) que nous sommes appelés à parler devant Dieu, en Christ (Deuxième Epître aux Corinthiens, ch. 12, v. 19 ; Epître aux Ephésiens, ch. 4, v. 25), selon une vérité vive – vivante et vécue. D’une part la parole faite chair (Evangile de Jean, ch. 1) exige de considérer la parole incarnée, dans un vécu, des expériences : qui parle ? de quelle autorité se dit-il/elle ? Ensuite il y a des registres de parole divers, qui constituent des pactes implicites, des engagements mutuels du locuteur et du récepteur : il y a plusieurs genres de parole, avec leurs règles, leur domaine et leurs limites. Enfin la vérité vive est aussi une question de réception : on peut mentir en écoutant, et tout dépend de ce que je fais de la parole (Paul, aux Corinthiens qui lui demandent des preuves de la fiabilité de son message, répond : « Mes lettres de recommandation, c’est vous ! »).
- Les confessions de tradition protestante, dont la parole est souvent discrète, peu médiatisée, n’en ont pas moins des messages à teneur universelle. Dans un temps de confrontation des cultures, des traditions, des confessions, il est vital de reconnaître que c’est à partir d’un soi qui existe, qui assume sa place mais accepte en même temps son étroitesse, que l’on peut rencontrer un autre, en l’autorisant lui aussi à exister vraiment. Il faut avoir un soi, et l’incarner de manière fidèle et créative, pour rencontrer un autre que soi.
- Le récit de Babel, celui de la Pentecôte nous rappellent un point crucial : la pluralité des langues humaines n’empêche pas, mais au contraire permet aux humains de chercher à se comprendre sans croire trop vite qu’ils se comprennent ! Car une société où les langues et les religions auraient fusionné et été ramenées à une seule, ne serait plus une société humaine. Dans nos sociétés aussi, ne cherchons pas trop vite à réduire la pluralité des langues et des traditions, qui fait leur honneur.
- La question religieuse en France est devenue aigüe. Certains abritent derrière la religion des revendications et des prétentions politiques qui menacent d’imposer leur loi et de légiférer pour tous. Pour d’autres, la laïcité (sous une forme quasi intégriste) est devenue l’identité exclusive de la France… comme un certain catholicisme (éventuellement athée) l’avait jadis été ! Les protestants ne peuvent se reconnaître ni ici ni là. Avec les uns ils tiennent à l’inaliénable liberté individuelle, pour chacun, d’être sans religion, ou de quitter sa confession, de se marier librement, etc. Avec les autres ils tiennent au respect d’une liberté d’expression de « sujets pluriels », de traditions et de formes de vie diverses, tant que cela ne nuit pas à la vie commune.
- Nous pensons que la conversation de la laïcité est à reconstruire plus doucement, plus prudemment. Car notre société, rendue frileuse, tend à réduire les religions à une évasion pieuse en dehors du monde et des responsabilités politiques, sinon une petite affaire privée – c’est ce que Louis XIV voulut imposer aux protestants de France. Elle refuse de voir, ou bien elle refuse tout court, leur fonction de limitation du politique, pourtant aussi indispensable que celle exercée par la « tragédie » dans la Grèce antique : c’est la place des vieux prophètes ou des jeunes filles en deuil, qui rappellent à tous la vulnérabilité humaine et la fragilité du monde. Cette « désabsolutisation » du politique (Dieu seul est Dieu !) permet justement de le prendre au sérieux, dans ses responsabilités propres.
- Les traditions protestantes ont déployé une forte capacité à rompre le pacte, politique ou religieux, à « dissider », à partir, à désobéir aux ordres injustes… et c’est la vieille idée biblique de l’Exode, de la liberté comme libération, humaine et spirituelle. Mais elles ont déployé aussi une forte capacité à refaire alliance, à faire lien avec ceux qui sont là, maintenant. Ce pacte neuf fonde la confiance mutuelle, mais aussi le sentiment que nous sommes mutuellement endettés… et c’est la vieille idée biblique de l’Alliance, de la Nouvelle alliance proposée et portée par un Dieu en relation avec les sociétés humaines.
- Ainsi, la pensée protestante entretient un double rapport au politique, tantôt parce qu’il s’agit d’orienter de l’intérieur le mandat politique, tantôt parce qu’il s’agit de résister de l’extérieur à ses abus. Cela nous conduit à sortir du privilège exorbitant peu à peu accordé à la posture de « protestation », de « résistance », de « dénonciation », pour penser toujours ensemble la critique et la justification, la distance et la participation, et respecter à la fois la gouvernance et ce qui la critique. C’est ce délicat équilibre que nous voudrions placer en exorde des quelques principes qui suivent.
III. Quelques principes pour partager vraiment la parole
- Ne croyons pas trop vite à la possibilité de débats bien élevés, moralisés et respectueux ! Les débats sont biaisés par les asymétries diverses qui permettent d’amplifier ou d’étouffer certaines voix. Pourtant, si l’on veut sortir de la barbarie, il faut sans cesse rééquilibrer ces rapports, faire en sorte que le plus faible ne soit pas trop faible et que le plus fort sache qu’il ne le sera pas toujours. Celui qui exerce le pouvoir ne doit pas laisser les autres sans contre-pouvoir. Si les règles du jeu, les lois de la démocratie, ne font plus ce travail, alors il faut les modifier, les élargir, les recommencer.
- Du côté des responsabilités politiques, mais aussi médiatiques, on ne doit entrer dans l’espace public qu’avec un sens aigu de la « pluralité constitutive des affaires humaines » (Hannah Arendt). Personne n’a raison tout seul, il faut faire avec les autres. Malheureusement, au-delà d’une tendance à légiférer pour un oui ou un non, nous avons en France une faible culture du dissensus, du désaccord honoré comme respectable, fondateur, soutenable, productif. Pourtant, jamais la recherche du consensus ne devrait faire taire l’expression des dissensus, jamais l’expression des dissensus ne devrait faire oublier la recherche du consensus. Plus profondément encore, un conflit dominant ne doit pas faire taire les autres conflits, moins visibles mais parfois plus graves, comme un consensus dominant ne doit pas faire oublier la possibilité d’autres pactes, plus inédits, plus féconds.
- Du côté de l’opposition et de la contestation politique, il est légitime de tout critiquer, mais dans la limite de la règle d’or : il faut s’en tenir à un minimum de cohérence, de sorte que l’on n’émette pas d’argument que l’on a jadis refusé ou que l’on refusera demain à l’adversaire. Car lorsque l’opposition, quelle qu’elle soit, porte la critique de façon immodérée, au-delà du raisonnable, se dégage le sentiment que « c’est la guerre », que dès lors tout est permis et qu’il n’y a plus de place pour le long terme.
- En marge des responsabilités politiques mais hautement concernées par le devenir des personnes, des sociétés et de la planète, les religions portent donc, parmi d’autres, la fonction de formuler et reformuler sans cesse le questionnement, l’ordre de priorité des questions dans la marche de la communauté humaine. Parmi ces questions, il y a celle du détachement par rapport à la course au Or ce détachement est ce qu’il y a de plus difficile. Distinguer « pouvoir » et « autorité » permet peut-être de s’en approcher. A côté de l’exercice du pouvoir, nous pensons qu’il y a place pour l’autorité de ceux qui sont détachés de la lutte pour le pouvoir et qui peuvent approuver (ou pas) les orientations des gouvernants. Cette autorité sans pouvoir est très importante et doit être instituée et valorisée.
- On a évoqué l’humiliation comme méthode. Ne pas humilier, c’est reconnaître légitime la parole de l’autre, de l’adversaire, et lui faire place sinon honneur. Ne pas humilier, c’est ne pas rechercher de positions imprenables, de surplomb, présupposant que celui qui parle est fort d’un savoir extérieur et supérieur, ou bien d’un rapport immédiat et unique avec la vérité. Ne pas humilier, c’est ne pas forcer à se montrer en public une parole, un visage qui voudraient se cacher ; mais c’est aussi ne pas refouler dans l’ombre et le silence les visages et les voix qui voudraient se montrer.
- Du côté des citoyens, on dénonce parfois un peu facilement les travers des « politiques ». Ces citoyens, dont nous sommes, ne pourraient-ils pas pousser l’exigence au point d’intérioriser les conflits qui touchent aux difficultés communes et de se sentir porteurs en eux-mêmes des débats difficiles ? C’est cette intériorisation qui permet de pondérer les opinions et de les rendre respectueuses des autres. Et cela vaut également pour une « citoyenneté sur Internet ». La cyber-civilité est à inventer.
- De même, ne pas tendre l’oreille aux propos excessifs, mais prendre le temps de différer, chercher à comprendre ; ne pas disqualifier d’avance certains acteurs, certaines questions, certaines traditions, certaines voix, mais s’informer mieux pour exercer une « critique » nourrissante. Multiplier les perspectives, au lieu de se laisser capter dans une seule problématique et de réduire le débat public à une perspective platement binaire. Et puis se parler un peu plus, et pas seulement après un événement bouleversant. Les citoyens pourraient se regarder et se considérer les uns les autres, bouger et faire place à ceux qui sont là, juste à leur côté : il n’y a pas d’urbanité, pas de courtoisie, pas de civilité sans ces gestes élémentaires.
Ont contribué à la rédaction de ces éléments : Olivier Abel, Eric Aeschimann, Jean Baubérot, François Clavairoly, Séverine Daudé, Pierre Encrevé, Isabelle Fievet-Rossignol, Catherine Gras, Mathieu Gervais, Philippe Krasnopolski, Christine Lazerges, José Razafindranaly, Jean-Pierre Rive, Guy Rodet, Patrice Rolin, Laurent Schlumberger, Didier Sicard, Guénaëlle Thiery.
Charte pour une parole publique crédible
Nourris par une tradition protestante qui se traduit chez certains par une conviction religieuse, chez d’autres par une conscience éthique, chez d’autres encore par une culture du débat et de la liberté de penser (… ces trois modes n’étant pas cloisonnés) ; également ancrés dans le paysage laïc français, auquel le protestantisme a lui-même apporté sa contribution et qu’il ne renie pas ; profondément soucieux des évolutions de l’espace public de nos démocraties, nous souhaitons mettre en avant les quelques positions qui suivent.
Ces positions, ou plutôt ces invitations, sont le reflet non pas d’une naïveté devant la complexité du réel, mais d’un choix : nous choisissons de penser qu’il est possible de changer nos pratiques individuelles et collectives, que nous soyons responsables politiques ou simples citoyens, pour ce qui relève de la parole publique et, ainsi, de transformer le monde dans lequel nous vivons.
- Tout d’abord, il nous semble important d’entrer dans l’espace public avec une vraie sensibilité à la pluralité, cette pluralité constitutive des sociétés humaines. Personne n’a raison tout seul, il faut « faire avec » les autres. Alors que nous avons en France une faible culture du « dissensus », du désaccord honoré comme respectable, fondateur, soutenable, productif, il nous semble déterminant de mieux soutenir l’entrelacs des consensus et des dissensus, ce qui doit favoriser la profondeur des convictions et la qualité du débat.
- La possibilité même d’une parole politique et, plus largement, d’une parole publique, fait l’objet de rapports de force, qui ne peuvent être évités ou effacés. Mais veillons à toujours rééquilibrer ces rapports, de telle sorte que le plus faible ne soit pas trop faible et que certaines voix ne soient pas purement et simplement étouffées.
- Au-delà de tous les discours sur les politiques ou les médias, nous sommes aussi responsables de notre parole, de notre écoute, de notre regard. Prenons donc le temps de différer notre jugement pour chercher à comprendre ce qui est dit sans disqualifier d’avance telle voix ou telle tradition de pensée – avant toute prise de position ou tout engagement.
- Dans la vie publique, dans les médias, nous considérons comme prioritaire de démanteler les mécanismes d’humiliation et de reconnaître la dignité de l’autre, adversaire ou contradicteur, soit en lui faisant place, soit au contraire en respectant sa discrétion, voire sa volonté d’anonymat. Il en va de la crédibilité de notre propre parole.
- Parce qu’il n’y a pas d’un côté « la vraie vie », de l’autre « le virtuel », parce que nous incarnons vraiment l’humanité lorsque nous sommes cohérents avec nous-mêmes, restons « citoyens » aussi sur Internet ! Elaborons les modalités d’une cyber-civilité et… mettons-les en pratique.
- Si la « dénonciation » des injustices et des mensonges, la « protestation » et la « résistance » sont à la fois nécessaires et génératrices d’espérance, ne cédons jamais à la tentation d’en faire des postures de confort. Il nous paraît indispensable de penser ensemble la critique et la justification, la distance et la participation, en respectant à la fois la gouvernance et ce qui la met en question.
- Plus encore, en intériorisant chacun les conflits qui touchent aux difficultés communes, faisons-nous porteurs des débats difficiles de notre société – étant assurés que penser soi-même la pluralité des opinions et des solutions ne s’oppose ni à la conviction ni à la militance.
- Etre des citoyens, ce n’est pas « consommer » de la démocratie, c’est la faire vivre pour tous. Soyons donc force de proposition, là où nous sommes, dans les espaces publics et les lieux de responsabilité.
- Face aux emballements médiatiques et quelles que soient nos visions du monde, il revient au politique, mais aussi aux grands groupes de conviction – dont les religions – de ramener à ce qui permet de vivre ensemble, c’est-à-dire de reformuler sans cesse l’ordre de priorité des questions qui sont agitées dans l’espace public.
Signataires de la Charte :
Olivier Abel, Eric Aeschimann, Jean Baubérot, François Clavairoly, Séverine Daudé, Pierre Encrevé, Isabelle Fievet-Rossignol, Catherine Gras, Mathieu Gervais, Philippe Krasnopolski, Christine Lazerges, José Razafindranaly, Jean-Pierre Rive, Guy Rodet, Patrice Rolin, Laurent Schlumberger, Didier Sicard, Guénaëlle Thiery, Auguste GUGLIELMO, Patrick Duprez, George d’Humières, Vernay, Raymonde Krop, Ruth Wolff-Bonsirven, Martine Fleur, Daphné Aoustin, Florence Couprie, Séverine Alran, Constans, Randrianarijaona, Brecard, , Michel Barlow, Jean-Laurent Csinidis, Samuel Faivre, Denis Heller, Vincent Vigé, Jean Frey, Olivier Mongin,