Le fils aîné, Répétition et bifurcation

 

« voilà tant d’années que je te sers et jamais
tu ne m’as donné un chevreau » (Lc 15-29)

Le philosophe américain Stanley Cavell voit dans It happened one night de Capra une œuvre philosophique capable de rivaliser avec Kant et Wittgenstein dans l’exposé du problème du scepticisme, non à l’égard de la possibilité de connaître le monde mais de celle de connaître autrui. Cavell a raison : la pensée philosophique (et j’ajouterai théologique) la plus vive ne se contemple pas elle-même, mais s’exerce et s’évertue vers des « objets » qui lui échappent. Elle trouve ses interrogations dans des œuvres littéraires, des tragédies, des psaumes, des romans, des films, des paraboles qui pensent autant et parfois plus que des traités théoriques. La solution recherchée par Capra dans ce film montre cette connaissance d’autrui comme une transgression à deux : la couverture jetée sur la corde au travers de la chambre de motel n’est pas seulement un « accessoire de commis-voyageur », mais la figure d’un problème philosophique et existentiel qui en fait la plus célèbre couverture de l’histoire du cinéma, aussi difficile à faire tomber que les murailles de Jéricho évoquées dans cette séquence. Comment abattre ces murailles ? C’est tout le problème du film[1].

La question qui m’intriguera dans les pages qui viennent sera aussi simple et difficile, mais plus schopenhauerienne ou existentialiste que wittgensteinienne ou kantienne : pourquoi être né ? Et comment peut-on dire de qui que ce soit « Il aurait mieux valu pour lui de ne pas être né » (Mt 26-24). Cette parole terrible, qui peut briser en chacun le désir vital tout autant que de la douce-amère obligation de commencer à son tour quelque chose plutôt que de mourir, est prononcée par Jésus sur Judas. C’est une parole terrible, même si on l’entend comme une parole de compassion, parce qu’elle met le doigt sur le cœur éthique de l’existence : vaut-il mieux exister que ne pas exister, et pourquoi ? Face à cette question primordiale de notre courage, on peut rejoindre la réponse quasi nietzschéenne de Camus ou de Ricœur, qui jadis avait déjà été celle de Spinoza ou de Leibniz : c’est que la négation n’a de force qu’empruntée à l’affirmation, et que tout non comporte un oui plus originaire.

Mais la vie peut aussi apparaître comme un traquenard, et Schopenhauer veut voir chez Jésus et Bouddha un détachement qui nous libère de ce vouloir-vivre. Alors nous devenons capables d’une véritable compassion pour toutes les créatures qui souffrent. Dans la gnose antique, l’âme était dite descendre pour se trouver captive d’un corps. Chez Schopenhauer c’est la vie et la volonté qui en s’individualisant par la naissance vient s’incarcérer dans un corps. Un corps qui nous fait croire que nous pouvons être heureux, mais qui nous coince dans un point de vue sur le monde tragiquement étroit et dont jamais nous ne pourrons sortir. Telle est bien la condition native, d’être né homme ou femme, aîné ou cadet, blanc ou noir, maître ou esclave etc. C’est d’ailleurs la condition de toutes les créatures, forcées d’être, jusqu’au bout de leur rôle, des loups ou des agneaux. Nous sommes ici au cœur du problème : est-ce qu’il vaudrait mieux ne pas être nés ? Le bien et le mal ne s’affrontent pas autour du péché et du malheur, ni même de la mort, mais autour de cette question plus radicale que la mort même : la non existence serait-elle préférable à l’existence[2]? Car la naissance comprend et la vie et la mort. Elle est plus radicale, plus absurde encore, et nous jette dans un rôle que nous n’avons pas choisi. Celui de Judas est sans doute particulièrement rude, et c’est pourquoi il n’a cessé d’être interprété et réinterprété, dans la légende, dans la littérature comme au cinéma. Mais l’on pourrait dire la même chose de Moïse ou de Job, d’Eve ou de Marie.

Il me semble que ces perpétuelles réécritures littéraires du texte biblique dévoilent un trait décisif de notre condition herméneutique, d’interpréter « qui » nous sommes en réinterprétant les figures qui nous précèdent. Dans ce théâtre de l’herméneutique, les interprètes en troupe qui tour à tour sortent de l’étude du Livre avant d’y retourner, ne cessent de se réinterpréter les uns les autres. Le préfixe ré- est ici tout à fait significatif, car nous ne cessons de ré-quelque chose, c’est le destin de la modernité — mais peut-être une modernité coextensive à l’histoire, du moins en régime « chrétien ». Révélation, rédemption, récapitulation, renaissance, réforme, révolution, remémoration, il s’agit d’abord sans cesse, non seulement pour la théologie mais pour la philosophie de tranquillement recommencer à zéro, et de se replacer avant tout discours, libéré des préjugés. Il s’agit de reformater le sujet, de lui redonner sa virginité, pour qu’il n’y ait pas des embrouilles, ces traces flottantes et incongrues qui empêchent la réceptivité pure, la disponibilité de s’adonner à l’interprétation d’une parole neuve, de pied en cap. Sans cesse pourtant on découvre ensuite qu’on a beau faire, il y a toujours déjà des préjugés, des perspectives tronquées, des préfigurations qui n’ont pas été entièrement dégagées, que l’on ne peut entièrement évacuer mais seulement remanier un peu.

La question que j’ai tenté d’exprimer, je la reposerai non à partir de l’histoire de Judas, mais à partir d’une parabole, celle du fils prodigue. Des histoires de frères dans la Bible il y en a beaucoup, depuis Caïn et Abel jusqu’à Paul cherchant explicitement à exercer la jalousie de ses frères juifs — comme une jeune fille fait semblant de sortir avec un autre garçon pour piquer l’amour de son amoureux. Ce qui m’intéresse ici c’est la différence entre les deux personnages, entre les deux rôles. Ce que je lis le plus souvent dans les dissertations d’étudiants qui visent à obtenir une validation en « morale » c’est que le fils cadet, qui n’est pas moral, comprend la grâce qui lui est faite, alors que le fils aîné, qui est moral, ne comprend rien — de manière assez  « pharisienne » selon leur propre jugement, les étudiants jugent le fils aîné pharisien. Ils éliminent ainsi l’intrigue et l’épaisseur des personnages pour ne garder qu’une pointe théologique un peu vide. Car s’il m’est permis de m’exprimer en moraliste, que comprend-on à l’amour sans la jalousie, à la fidélité sans la trahison, au courage sans la lâcheté, au pardon sans la vengeance, ou à la grâce sans l’amère lassitude ? La littérature avec Gide (Le fils prodigue, 1907), la peinture avec Rembrandt, n’ont cessé au contraire de creuser cette intrigue, de montrer la plausibilité, la crédibilité humaine, de chacun des personnages. C’est ce que je voudrais faire pour le frère aîné qui se demande soudain pourquoi il a vécu, pourquoi il a fait tout cela. Et je voudrais le faire au travers d’un autre film de Frank Capra, La vie est belle (It’s a wonderful life, 1946).

La condition ré-interprétative

Mais je voudrais auparavant vous proposer le détour par une réflexion sur cette condition « ré-interprétative » qui fait la condition herméneutique des humains. Pourquoi ne cessons nous de réinterpréter les mêmes histoires, de n’en différer qu’en les répétant ? Ici encore c’est peut-être une question de naissance. Car justement notre condition d’être né n’est pas indifférente à la situation herméneutique qui nous est faite. « Il y a pour l’humanité deux façons de traverser le temps : la civilisation développe un certain sens du temps qui est à la base d’accumulation et de progrès, tandis que la façon dont un peuple développe sa culture repose sur une loi de fidélité et de création : une culture meurt dès qu’elle n’est plus renouvelée, recréée ; il faut que se lève un écrivain, un penseur, un sage, un spirituel pour relancer la culture et la risquer à nouveau dans une aventure et un risque total »[3]. Il y a au cœur de toute culture quelque chose de tragique, qui tient à la mort et à la naissance, à la succession des générations, au décalage irrémédiable entre ce qui continue et ce qu’il faut recommencer, dans une réitération inventive mais toujours incertaine[4]. Ce qui peut nous intriguer, c’est que la naissance désigne en même temps et de façon indivise la rupture, la coupure, le commencement, et la succession, la suite, le remplacement.

Au simple fait d’être né, observe Hannah Arendt, les humains doivent répondre et répliquer par l’initiative, l’action, la capacité à rompre et à commencer eux-mêmes quelque chose de neuf. Si on la rapporte au fait d’être né, la question implicite que nous ne cessons de nous poser les uns aux autres est « Qui dites vous que je suis? », « Et vous, comment dites-vous ‘je suis’ ? », « Quelle est ma place, ma figure, mon rôle dans cette histoire ? ». Et qui sommes nous au miroir de nos lectures et de nos images ? Parce que nous désirons être et que nous ne savons pas ce que nous désirons, parce que nous ne savons pas qui nous dévoilons, de quoi nous sommes et ne sommes pas capables, c’est cette question que nous cherchons sans cesse à interpréter, les uns pour les autres. Et nos actes, nos paroles, nos œuvres, nos relations sont autant de réponses, d’esquisses, d’essais d’interprétation de soi ­— et de l’autre, de l’autre comme soi-même, et de soi comme un autre. Ces essais de soi sont autant de manières de distinguer entre ce qu’on nous a dit que nous étions et ce que nous disons que nous sommes, autant de manières de refigurer notre identité. Et si les humains doivent interpréter après coup le fait d’être né, cela suppose en eux la capacité à différer, à interpréter différemment leurs situations par leurs actes, leurs dires et leurs œuvres. Cela suppose en eux la capacité à tenir un intervalle qui marque la différence entre ce qu’ils reçoivent et ce qu’ils donnent. Peut-être que leurs interprétations ne sont rien d’autre que cet irréductible écart. On ne peut hériter que de ce avec quoi on aurait pu rompre.

Mais on ne peut rompre qu’avec ce dont aurait eu la force d’hériter. Car cette faculté de commencer quelque chose de neuf, de recommencer, ne signifie pas que l’on puisse pour autant choisir sa naissance et son enfance, se redonner librement sa condition, « se » choisir. Peut-on même « choisir ses dogmes »? Nous savons désormais qu’il y a toujours en nous un « noyau » dogmatique, comme de sommeil, de rêve, ou de mythe, que nous traînons de l’enfance, mais aussi de tout ce qui dans nos vies a touché à l’enfance. Du fait de la génération, il y a toujours une part d’indiscutable, d’impensé dans nos discours et nos façons de discuter et d’agir, et c’est pourquoi il nous faut un peu de « dogmatisme méthodique », autant qu’il nous a fallu de scepticisme méthodique. Nous sommes ici au coeur de l’insistance gadamérienne sur la tradition: il n’y a pas de disposition à la critique de soi sans pré-compréhension de soi[5]. C’est pourquoi l’herméneutique cherche à penser le langage comme institution de la transmission en dépit du décalage irréversible des générations. Elle a en effet affaire à des traditions déposées dans des institutions, dans des œuvres faites pour durer, pour « garder trace » et donner un cadre durable à l’apparition fugace des actes et des paroles, afin d’en assurer la transmission. Or, et c’est me semble-t-il l’essentiel du propos herméneutique de Ricœur, les oeuvres et les traces du passé échappent à leurs intentions initiales et sont réempruntées, réinterprétées de manière inattendue, réaménagées différemment de génération en génération, comme si on redisposait à chaque fois la demeure autrement. Pour l’herméneutique ainsi entendue, tout est remaniement, réemplois de bris eux-mêmes voués au bris. Comme si chaque vie réinterprétait le palimpseste des interprétations antérieures. C’est le cas pour l’herméneutique des textes classiques ou canoniques, mais aussi pour l’herméneutique juridique, par exemple, qui ne peut réinterpréter le juste et suivre les traces des prédécesseurs qu’en ajoutant de nouvelles traces. L’herméneutique a donc intimement affaire à l’irréversibilité du temps, à la dissymétrie de l’amont et de l’aval,  et au décalage des générations.

C’est pourquoi l’histoire de la réception est aussi celle des réécritures, dans une dialectique des questions et des réponses, où la réception des réponses à des questions antérieures soulève ou rencontre de nouvelles interrogations, dans un perpétuel éboulement. C’est ce que montre joliment l’étude de Jauss « De l’Iphigénie de Racine à l’Iphigénie de Goethe ». Observant que cette dernière pièce fut jadis très prisée et qu’elle est aujourd’hui oubliée, Jauss s’intéresse justement aux « précompréhensions » qui s’opposent à ce que la pièce soit de nouveau reçue par les lycéens d’aujourd’hui. Comment une oeuvre d’abord considérée comme une rupture et un scandale, a-t-elle pu devenir tellement familière et bourgeoise que l’on s’y ennuie? Pour cela, il la compare à l’Iphigénie de Racine, où le tragique affronte l’impuissance de la volonté humaine à la toute puissance arbitraire du Dieu. La question de Racine serait: « que reste-t-il à faire à l’homme quand il découvre que l’image paternelle de l’autorité n’est plus crédible ». Mais quand cette question se retire, personne ne comprend plus le drame de la révolte du fils qui veut quand même rester un bon fils. Jauss cherche donc du côté de la réception cet « horizon de la question et de la réponse » par lequel la question change et le même drame doit être relu autrement. Venant après Racine, la question de Goethe serait plutôt : comment est-il « possible d’établir une nouvelle relation, un nouvel accord entre l’homme devenu majeur et l’autorité divine? ». D’où l’acte inouï d’une Iphigénie qui manifeste à la fois la liberté adulte, l’autonomie par laquelle les humains déchargent Dieu du mal dans le monde, et la féminité idéale.

Ce travail de la réécriture pourrait être appliqué à tous les grands textes, à tous ces scénarios fondateurs dont nos cultures ne sont que les variations. Non pas qu’il y ait au départ un stock de mythes intemporels dont le canon serait clos. En écrivant Robinson Crusoë, Daniel Defoe proposait un mythe qui se révèle fondateur de la modernité — le nombre de réécritures littéraires et cinématographiques qui en ont été proposées l’atteste assez, jusque dans la forme rêvée de nos « vacances ». On pourrait même dire que l’histoire de la littérature est celle de transformations successives où les textes deviennent méconnaissables. L’histoire épique de Télémaque dans l’Odyssée devient celle tout à fait tragique de Hamlet, puis celle beaucoup plus comique qui invertit les rôles dans L’importance d’être constant, de Wilde. Et l’on pourrait faire de même pour la succession des philosophies, autant que pour la composition des villes qui sont aussi des œuvres à plusieurs, où chaque génération réinterprète les dispositions antérieures de l’espace et des formes. Pour prolonger un instant sur cette ligne, cette dialectique entre ce que chaque génération « reçoit» et ce qu’elle « agit» est essentielle à la narrativité. Elle fait de la suite des générations « un enchaînement issu de l’entrecroisement entre la transmission de l’acquis et l’ouverture de nouvelles possibilités »[6]. Elle tisse ainsi le mélange de vieillissement et de rajeunissement qui constitue la société, et qui fait de l’histoire et de l’identité un rythme et une équation entre la tradition et l’invention. Manquer cette équation et ce rythme, c’est manquer le type de parole spécifique où s’élaborent nos identités. Imaginons avec Mannheim une société où une génération se substituerait en une fois à une autre, ou bien où elle ne serait jamais remplacée, parce qu’elle ne connaîtrait pas la mort: il n’y aurait pas de culture humaine au sens où nous la connaissons, pas de réinterprétation.

Ainsi notre condition herméneutique semble liée au fait central que chaque génération doit réinterpréter le monde où elle se découvre, et que les paroles et les écrits ne répondent à des questions qu’en soulevant de nouvelles questions : «  Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution »[7]. Cette dialectique de la répétition et de l’invention, de la sédimentation et de l’innovation, de l’écart et de sa réduction, que nous retrouverons jusque dans la poétique de la métaphore et du récit, me semble pouvoir être raccordée à un autre problème de nos sociétés.

D’une part nous sommes envahis par la mémoire. Je ne désigne pas seulement ici la vague de commémoration d’une société qui cherche sans cesse appui ou refuge dans son passé, et qui croit naïvement pouvoir se souvenir de tout. C’est que nous sommes au temps de la remémoration, de l’anamnèse, et que la généalogie gouverne nos jugements, chacun se légitimant par son allégeance aux « bonnes » généalogies et sa distance d’avec les « mauvaises ». Nos herméneutiques les plus critiques cherchent encore à comprendre les traditions mêlées dont nous sommes issus, et auxquelles nous appartenons malgré nous. Jusque dans nos ruptures avec la mémoire officielle, notre époque est à l’anamnèse : nous voudrions pouvoir revenir à la bifurcation décisive, à l’endroit où nos histoires, personnelles ou collectives, ont dérapé. Jusqu’aux déconstructions post-heideggeriennes nous ne pouvons rompre avec nos dettes, sinon en reconnaissant une dette plus radicale, et nous nous découvrons incarcérés dans des mémoires que nous ignorons, comme si l’on ne pouvait rompre avec rien, et rien commencer de neuf.

D’autre part nous sommes menacés par un deuxième excès, symétrique et peut-être corrélatif au précédent: l’effacement généralisé des traces, ou plutôt l’estompement des différences entre l’histoire, la mémoire, et l’imagination, dans une sorte de fictionalisation ou de virtualisation généralisée où tout devient possible. Et cette virtualisation est d’autant plus puissante que l’on insiste davantage sur la rupture, sur l’innovation. Il est certes légitime que nous cherchions, entre l’obligation d’entrer dans une culture communicationnelle universelle et la tentation de s’enfermer dans des différences culturelles résiduelles, les conditions sous lesquelles nos cultures et nos sociétés pourront trouver leur créativité. Mais comment faire pour ne pas confondre la créativité avec la prolifération morbide, avec le désir du « nouveau » à tout prix? La « mode » est alors la forme moderne d’une temporalité toujours en extase, mais qui dans ce déplacement continuel ne se rapporte au fond jamais qu’à un soi de plus en plus étroitement réduit à son présent, impuissant à hériter de quoi que ce soit, incapable de remanier le passé ni le futur.

Seule une prise en compte de notre condition herméneutique, dans l’ampleur épique mais je dirai aussi l’épaisseur d’éboulement tragi-comique que je viens d’évoquer, permettrait de régler cette terrible oscillation. Si tout dialogue porte en lui quelque chose de l’affrontement entre l’ancien et le nouveau, dont on ne sait jamais d’avance le résultat, il est des moments où le nouveau se trouve dans la situation critique où il ne rencontre plus assez de résistance de l’ancien, et d’autres où c’est l’ancien qui se trouve dans cette situation critique de n’avoir pas assez de force vive et neuve en face de lui, pour briser mutuellement leur mortelle complaisance à eux-mêmes. L’autonomie n’est pas l’ingratitude, mais se manifeste au contraire par la reconnaissance de tout ce qui m’a été donné. Et l’autorité du passé, son antériorité, n’est pas la dissymétrie qui m’est imposée, mais ce qui me donne à mon tour confiance à l’autonomie de ma propre parole. Elle est ce qui m’autorise, me donne autorité et confiance pour paraître à mon tour dans l’espace langagier, me donne de quoi me montrer et différer. Plus délicat, plus important peut-être encore, elle est ce qui m’autorisera à mon tour à diminuer, à laisser la place, à m’effacer. Quelle est cette autorité qui, loin de s’y opposer, implique l’autonomie et l’émancipation? Elle est ce qui permet de reconnaître l’autorité, et demande ainsi à la fois une institution, un langage, qui sache faire place à l’autonomisation, à la parole des sujets, et des sujets qui sachent venir d’une enfance et s’inscrire dans la génération.

Répétition et bifurcation

La parabole du fils prodigue est d’abord celle du père admirable. Mais quand on reprend la succession des variations sur ce qui rend ce père admirable, et admirable d’avoir autorisé de tels fils, on mesure la diversité des formes de la bénédiction — ou des façons de recevoir, d’interpréter la bénédiction. Ce parcours est précieux pour ne pas trop vite bloquer la paternité dans une figure unique. Il y a le père généreux, qui donne et qui reçoit, qui accueille avec largesse, mais attend un retour, un libre retour. Il y a le père transcendant et libérateur, qui dit « va, pars, quitte moi », père absent mais d’autant plus omni-présent peut-être, qui bénit son enfant où qu’il aille et quoi qu’il fasse. Il y a le père faible, qui a besoin de ses fils, qui est mortel et ne peut plus qu’attendre, sans être très sûr de voir revenir son enfant. En vis à vis l’enfant doit interpréter la bénédiction en se délivrant des repentances trop faciles, comme si son père allait toujours effacer tous les ennuis. En se délivrant de croire qu’il suffit de partir ailleurs pour trouver tout ce qu’on cherche. En se délivrant du zèle amer qui veut tellement remercier qu’il finit par transformer sa gratitude en dette trop lourde à porter.

L’enfant prodigue de la parabole est un des personnages fictifs les plus célèbres et représentés. On connaît l’histoire de ce fils qui n’hésite pas à demander sa part d’héritage pour partir, se dépense imprudemment et revient la queue entre les jambes pour se voir accueilli par son père avec bonheur. C’est lui qui a une histoire à raconter, lui qui est parti et revenu, lui qui a été perdu et retrouvé. Il nous offre une histoire et une théologie (Lc 15-7). C’est à lui que l’on peut s’identifier. Rembrandt le montre de dos, vraiment perdu et démuni, abandonné dans les bras de son père très vieux, très faible. Gide raconte qu’il revient « fatigué de sa fantaisie et comme désépris de lui-même »[8]. Il montre aussi qu’il n’aurait pas pu ne pas partir, qu’il était impossible de faire l’économie  du courage, de l’imprudence, de la chute, de l’humiliation, de la culpabilité, du regret, etc. Gide ajoute même un troisième frère, insensible à la repentance comme à la fatigue, qui part sans retour — selon l’impératif gidien : « pars, quitte-moi, émancipe-toi ». Pour lui ce serait là la suite de la parabole, sa fin réussie.

Reste le fils aîné. Comme dans l’histoire d’Esaü et de Jacob, les aînés sont ceux qui restent, qui héritent, qui assument la transmission. Les aînés ne bifurquent pas. Assis sur leur droit d’aînesse, ils restent maîtres chez eux, et ne se retrouvent jamais vendus ailleurs comme esclaves ou serviteurs — si l’on peut ainsi abréger la dialectique hégélienne. Ils croient rester sujets, solides, fiers, fidèles, et ne sont jamais aliénés, déboussolés, perdus. C’est justement pourquoi ils n’ont pas d’histoire, ne font pas l’histoire. Ou quand ils font des histoires il est aisé de leur faire honte de leurs petites jalousies stériles et grincheuses. Dans la parabole le frère aîné est comme ce personnage du tableau de Rembrandt que l’on voit à l’arrière et qui ne comprend pas ce qui se passe. Pire : il demande la justice et ne comprend pas la bonté. Il est amer et désagréable, il ne veut pas rentrer dans la maison, et tant pis s’il gâche la fête. Il s’en veut sans doute à lui-même d’être si malheureux quand il faudrait manifester sa joie. On se demande soudain à quoi il sert, s’il n’aurait pas été préférable pour lui aussi de n’être simplement pas né.

Lui aussi pourtant est un humain crédible, et mérite que l’on raconte son histoire. Qui vous dit d’ailleurs que ce n’est pas lui d’abord qui voulait partir ? Et s’il était resté pour soigner son père ? Et s’il était resté parce qu’il a vu le chagrin de son père au départ de l’autre et n’a pas voulu lui faire de la peine ? C’est bien lui, ce frère aîné plein de mauvaises pensées, qu’André Dumas va chercher dans l’une de ses prières, pour oser demander à Dieu de lui rendre sa joie et son honneur, de reconnaître pleinement sa fidélité, et de le délivrer du « zèle amer », quand la coupe de la disponibilité déborde[9]. Et c’est de lui me semble-t-il qu’il s’agit dans le grand film de Capra, La vie est belle (It’s a wonderful life, 1946). Ou plutôt Capra réinterprète le personnage du fils aîné dans une intrigue de « la reconnaissance de soi », qui creuse la question et brouille la configuration de la parabole, au point que peu à peu on bifurque dans une autre histoire. Le film commence sur fond de cloches d’une nuit de Noël, dans une ville enneigée de la côte est, par des prières qui de partout s’élèvent, portant leur souci pour Georges Bailey, sur le point de renoncer à vivre. Son drame ? Aîné d’une famille de deux frères dont le père, admirable de dévouement, a fondé une sorte de coopérative mutuelle de « prêts et constructions », bourré de talents, il ne rêve que de partir, mais doit à chaque fois renoncer à son désir pour rester, continuer et consolider l’œuvre du père.

Le film est fait de plusieurs films que l’intrigue emboîte autour d’une bifurcation. Au début, on voit Dieu, représenté comme une sorte de galaxie, envoyer un vieil ange débutant, Clarence, chargé de voir comment le sauver. C’est pour cela qu’on lui montre en quelques séquences le film de la vie de Georges — c’est le premier film. Enfant il sauve son frère d’une noyade dans une rivière glacée, puis il sauve un vieux pharmacien d’une erreur mortelle dans la composition d’un médicament. On le retrouve ensuite préparant sa valise pour partir à l’université, et dire à son père son désir de partir mener sa vie ailleurs — comme ce dernier lui concède que c’est bien mieux pour lui, Georges dit à son père qu’il est « un grand bonhomme ». Ce soir-là, à une jeune fille avec qui il a dansé, il exprime encore son vœu de voyages. Mais à ce moment même le père meurt, et face à l’appétit d’un banquier qui voudrait liquider la coopérative, il reste prendre sa place, et c’est Harry son frère qui part avec l’argent prévu pour ses études.

Quatre ans plus tard, il attend que son frère revienne prendre son tour pour aller faire ses études, mais le frère revient marié et doté d’un travail prometteur ailleurs. La encore il reste, déboussolé et comme perdu dans sa propre ville, où il retrouve la jeune Mary, toujours amoureuse. Ils se marient et vont partir en voyage de noce, mais sur le chemin de la gare ils sont rattrapés par une panique financière, et grâce à l’argent prévu pour leur voyage il sauve encore une fois la coopérative « Prêts et constructions ». Les voilà travaillant dur, ils ont quatre enfants, installés dans une vieille maison délabrée, avec une vieille voiture — alors que son frère et ses amis au loin vont de succès en succès. Survient la seconde guerre mondiale, où Harry se distingue par son héroïsme comme pilote, tandis que Georges, toujours dans sa petite ville, est chargé de recycler des vieux papiers et ferrailles pour l’armée. Ces images du monde sale, des choses délabrées et des rebuts, sont essentielles à ce cinéma américain dont Cavell estime qu’il poursuit le programme emersonien de retour au monde ordinaire.

Et c’est ainsi qu’arrive le jour fatal de Noël en question. Harry va revenir triomphalement à Bedford Falls, où les bâtiments arborent des banderoles pour lui souhaiter « bienvenue à la maison ». C’est la joie générale du retour de l’enfant prodigue, au sens un peu plat que cette expression a pu prendre. Mais Georges a d’autres soucis : une très grosse somme d’argent a été perdue à la coopérative, et s’il ne la retrouve pas ce sera le scandale, la liquidation de « Prêts et constructions », la prison. Il revient à la maison que Mary arrange de son mieux pour la soirée de Noël, il est amer, il a envie de tout casser. Il leur demande pardon, il sort. Il est traqué (« traped »), et celui qui sait cela mieux que quiconque, qui connaît ses talents et ses rêves mieux que quiconque, c’est le vieux banquier Potter, qui naguère a vainement tenté de l’acheter à prix d’or pour lui offrir une vie heureuse avec Mary et les voyages dont il rêve, et qui attendait son heure. Potter le rejette, lance un mandat d’arrêt contre lui, et le voici finalement sur le parapet d’un pont dans la nuit, prêt à se jeter dans l’eau glacée.

Arrêtons-nous ici, au moment où l’ange intervient — notons au passage cette remarquable interprétation de l’ange comme bifurcation. L’analogie avec la parabole est patente. Si Georges est resté c’est justement parce que le père, en même temps qu’admirable, est faible, mortel, que son œuvre est fragile, et qu’il a besoin de ses enfants. Et c’est parce que son père lui dit de partir, de fuir, que Georges, qui brûle d’impatience et craint d’exploser, trouve en lui la force de rester — de ronger son frein. Ce qu’il demandera, comme obligé par les circonstances de penser un peu à lui-même, et se demandant pourquoi il a fait tout ça, ce n’est pas un grand rôle, mais simplement à être approuvé dans sa façon de tenir mon rôle, quel qu’il soit. C’est encore une réécriture plausible de la parabole.

Mais on pourrait reprendre toute cette séquence (ce que j’appelais le premier film) sous un autre fil conducteur, qui est celui de Mary, son amoureuse, son épouse, son ange peut-être. C’est elle qui demande aux enfants de prier, elle qui prévient tous leurs amis et connaissances, elle qui a mis en branle les milliers de prières que nous entendons au commencement du film. Pour comprendre cette histoire là justement il faut voir que Mary n’est pas un ange, mais une épouse, au sens miltonien et puritain du terme, une femme de pasteur au sens idéal du mariage moderne, de ce libre-dévouement dans lequel on s’efface pour l’œuvre de son mari, par amour pour ce qu’il aime — par amour pour ce à quoi lui-même se dévoue[10]. Pour reprendre un mot de Shakespeare dans Le marchand de Venise à propos de Jessica, « elle est jolie, spirituelle, et fidèle ». Depuis le drugstore où Georges enfant travaillait, et où elle même venait manger des glaces, on la sait vouée à lui. La scène de la danse où ils tombent ensemble dans la piscine, entraînant toute la jeunesse de Bedford Falls à leur suite, leur promenade ensuite au clair de lune où ils jettent des cailloux dans les vitres de la vieille maison que bien plus tard ils aménageront, tout les destine l’un à l’autre. C’est vers elle que la mère de Georges l’oriente un soir où tout va mal pour lui.

Georges résiste cependant, se désoriente, part dans l’autre direction, propose à une autre fille de partir « pieds nus dans l’herbe ». C’est ici un point important du film : il faut tellement partir pour se trouver, tout quitter comme Abraham pour être enfin soi-même, que ce n’est pas celui qui part qui est perdu, mais celui qui reste. On peut se perdre sans avoir bougé, se perdre sur place. La fidélité peut nous perdre sans retour possible, puisqu’on n’est même pas parti. Ce qui nous émeut chez Mary, c’est qu’elle aime, qu’elle approuve, qu’elle reconnaît celui qui n’est pas parti. Ce qui nous émeut c’est qu’il y ait une femme pour aimer le fils aîné. Elle est prête à rester à Bedford Falls avec lui, mais lui ne veut pas de cela pour lui-même, d’où l’extraordinaire scène de malentendu, de dispute entre eux, qui se termine par leur mariage. Georges a cédé à Mary, peut-être sans chercher davantage à comprendre pourquoi elle l’aimait. Au moins partiront-ils en voyage de noce ? Dans le taxi qui les conduit à la gare, il brandit l’argent qui leur permettra d’aller à New-York, de s’embarquer n’importe où pour l’Europe ou le Pacifique.

Mais face à la panique financière qui secoue brutalement les banques, c’est Mary même qui donne à Georges cet argent pour rembourser les prêts et ramener la confiance. Et qui va préparer la vieille maison délabrée pour leur nuit de noce, où elle l’accueille par un « bienvenue à la maison ». On peut revenir à la maison sans être parti. Au soir de la tentative de Potter d’acheter Georges, elle l’attend pour lui dire qu’il a attrapé la lune, qu’elle attend un enfant. Il bégaye : « ­— un garçon ? une fille ? — Oui. » Ils auront deux garçons et deux filles. On la voit retaper la maison, mais la boule en bois de l’escalier n’est toujours pas fixée, il faut la replacer chaque fois. Le monde est fragile, il faut tout entretenir, tout recommencer. Le soir de Noël où il revient éperdu chez lui, la boule encore une fois lui reste dans la main. La coupe est pleine, il se reproche des les faire vivre dans une bicoque délabrée, il leur reproche d’avoir fait des enfants — première apparition du thème qu’il vaudrait mieux ne pas être né. Leur fille qui répétait inlassablement au piano le cantique « Hark ! The herald angels sing », est interrompue et commence à pleurer. Il leur demande pardon et sort.

Nous revoici au même point, mais nous voyons qu’une seconde intrigue s’est mêlée à celle de la parabole du père et des deux frères, de celui qui reste et de celui qui part. Une intrigue conjugale. La crise du mariage qui est ici représentée n’a rien à voir avec l’irruption d’une tierce personne, c’est de l’intérieur là encore une crise de la fidélité. Quelle est cette fidélité qui fait le malheur de tous, ou plutôt qui incarcère tout le monde dans une vie étroite et sans intérêt ? A la crise de la fidélité comme sens filial de l’héritage, de la transmission, s’ajoute une crise de la fidélité comme dévouement conjugal. Le drame est noué. L’ange Clarence, qui est lui-même un personnage assez comique, saute dans l’eau pour obliger Georges à le sauver — inversion qui montre qu’il connaît bien son homme. Mais rien n’est résolu pour autant, Clarence risque de ne pas gagner ses ailes, même si l’autre voudrait bien l’aider, et leur conversation semble dans l’impasse. Georges hasarde alors que s’il n’avait pas été là sa femme aurait été plus heureuse, et qu’il aurait mieux valu qu’il ne soit jamais né.

Cet énoncé est le pivot du film, parce que c’est autour de lui que tout bascule. Son ange accepte et lui donne « la chance de voir ce que serait le monde sans lui ». L’ange lui dit ce que son père (le père admirable) aurait pu lui dire : que ce serait-il passé si tu n’avais pas été là ? » D’où le second film, qui redéroule rapidement tous les embranchements du monde sans Georges. Le pharmacien du drugstore a empoisonné un enfant et a passé sa vie en prison, son frère Harry est mort enfant noyé et tous les bateaux qu’il a sauvés ont coulé, Bedford Falls s’appelle Pottersville. C’est ici encore un point important du film, le combat de l’Amérique puritaine contre le monstre capitaliste qui sort de ses entrailles. La toile de fond du film entier est pleine de thèmes économiques : banques, prêts et emprunts, location de taudis et construction de maisons, crise financière, invention de plastique à base de soja. Il oppose un capitalisme féroce de la rentabilité, Potter, à l’invention industrieuse d’un monde où tous pourraient cohabiter à l’aise. D’où l’importance de la solidarité (on pourrait dire de l’économie solidariste) qui anime la mutuelle « Prêts et constructions », où l’accès à un habitat durable n’est rendu possible que par la confiance mutuelle de ses membres, par la reconnaissance d’un infini endettement mutuel — dans une économie invisible où la vie de chacun touche celle de tous les autres, comme un immense réseau où tout se tient. Et cela n’est pas sans lien avec notre question vitale. Tout ceci n’est pas une interprétation du film, mais explicitement exprimé dans une pensée très cohérente, qui formule bel et bien, on le voit, une philosophie d’ensemble, introduite dès la première phrase du film, dont on ne sait exactement qui la dit : « je dois tout à Georges Bailey, Seigneur, aidez le ! » Nous avons peut-être chez Capra une évocation du huitième chapitre de Walden, intitulé « le village », où Thoreau écrit : « Ce n’est que lorsque nous sommes perdus, en d’autres termes c’est lorsque nous avons perdu le monde, que nous commençons à nous trouver, que nous comprenons où nous sommes, et l’étendue infinie de nos relations ».

C’est pourquoi la vision de Pottersville, qui montre une sorte d’enfer (Potter n’est-il pas un Satan, un tentateur diabolique ?), n’est pas par hasard une ville peine de néons clinquants où tout est à vendre, les filles, l’alcool, les jeux, le catch, la lutte pour une vie où chacun reste seul. Ernie le taximan logé dans un taudis a divorcé, la maman de Georges qui bien sûr ne le reconnaît pas n’a pas eu d’autre enfant que celui qui est mort. La maison délabrée est vide, glacée, elle n’a jamais été réhabitée. Mary est restée vieille fille, et s’enfuit devant Georges qui la cherche. Personne ne le reconnaît, le voici comme fou, recherché pour être abattu, courant jusqu’au pont pour supplier son ange de l’aider à sortir de ce cauchemar : « Give me back to live », fais-moi revenir, « please, I want to live again, please ». Et c’est ce qui arrive.

Le film reprend après la bifurcation, Georges est revenu à son monde. Le policier qui le cherchait l’appelle Georges : « — mais, tu me connais ? », sa lèvre saigne, il retrouve les pétales de sa petite fille dans sa poche d’où ils avaient disparu, il retrouve sa vieille voiture, il traverse Bedford Falls en saluant tout le monde, plein de gratitude, il envoie par la fenêtre un baiser aux vieux Potter, il rentre à la maison. Il rentre à la maison sans être jamais parti, comme s’il revenait de plus loin que des plus longs voyages, de plus loin que la guerre. Il se précipite sur les inspecteurs qui brandissent le mandat d’arrêt, les embrasse, se précipite dans l’escalier pour embrasser ses enfants, et commence par embrasser trois fois la petite boule branlante de l’escalier. Le registre explicite n’est pas celui du retour sublime du héros mais celui du retour au monde ordinaire. Mais il n’est nulle part affirmé que le monde « réel » est le meilleur possible, le monde ordinaire est un monde un peu étroit et encombré, qu’il faut sans cesse déranger et ranger autrement, défaire et refaire. C’est un monde qu’il faut porter comme une femme porte un enfant.

Mary revient enfin, ils tombent dans les bras l’un de l’autre, c’est bien lui, c’est bien elle. Mais elle l’écarte : « ils arrivent », et on voit débarquer tous les amis et les connaissances de Bedford Falls, qui ont rempli une grande corbeille à linge de billets, d’argent, toutes leurs économies. Ici encore il n’est pas anodin que la scène de la reconnaissance, qui est comme toujours une forme de pardon, je veux dire une déliaison d’avec le passé qui autorise sa reprise, soit dans le même temps « économique » et fiduciaire. Quand Harry prévenu par Mary écourte le repas qui était donné en son honneur à Washington pour revenir, il salue son frère comme « l’homme le plus riche de la ville » — reprenant un thème répétitif du film, que la richesse n’est pas là où on la croit. Et tout se termine sur l’air de « Ce n’est qu’un au revoir », c’est à dire dans le vieil anglais d’Ecosse « Auld long syne », la vieille longue complainte qui lève sa coupe de tendresse à la fidélité : « est-ce qu’on devrait laisser tomber les vieux potes ? »

Il est difficile de raconter un film, d’en faire l’exégèse, surtout quand ce film est lui-même l’exégèse et la réécriture de textes aussi anciens, aussi fondamentaux, qui touchent à tant de choses. Chaque phrase, chaque image, méritent qu’on s’y attarde, et les musiques aussi. On a évoqué le petit cantique pianoté avec obstination par sa fille au pire moment : « Hark ! The herald angels sing ». Les paroles de ce cantique donnent elles aussi à leur manière une explicitation : « Ecoutez, les envoyés angéliques chantent ».  La strophe suivante invoque le Christ qui vient de naître : « mets en nous ton humble demeure ». Il est dit de lui enfin que par douceur il abandonne sa gloire, qu’ « il naît pour que l’homme ne puisse pas mourir, pour saluer la naissance des enfants sur la terre, et pour leur donner une seconde naissance ».

Ce fils aîné qui se demande soudain pourquoi il a vécu, pourquoi il a fait tout cela, à quoi bon s’être dévoué avec tant de zèle, aurait aussi bien pu être le père, la mère, et ce pourrait bien sûr plus encore être Mary. Ce n’est qu’une question de place, de rôle dans la scène. Ce pourrait être le cadet, car on est toujours l’aîné trop raisonnable de quelqu’un, ou le cadet trop fantasque d’un autre. La question qui peut surgir de n’importe quelle existence, justement parce que chaque existence est étroite, coincée dans un bout de monde qui donne envie de partir, est exactement celle de l’évangile dans ce passage : que signifie perdre et retrouver ? Peut-on perdre ce que l’on a sous la main, peut-on perdre ce que l’on a déjà chez soi ? Peut-on se perdre alors qu’on tient bon le terroir, le fort, la succession, alors qu’on est déjà l’héritier légitime ? La vie est belle répond par l’affirmative. L’encouragement qu’elle propose d’assumer l’héritage en bon fils, de se déplacer pour reprendre en charge un héritage qu’on aurait pourtant voulu laisser à d’autres, parce qu’on a déjà donné, parce qu’on n’a rien choisi, parce qu’on n’avait rien demandé, ne peut apparaître qu’au retour du découragement, de l’ennui, de la fatigue, du désespoir, dans un second temps. Dans le temps de la reprise, qui suppose d’avoir accepté cette perte qu’est la naissance. Il est impossible d’hériter autrement qu’en ayant vu la vanité de croire que tout peut être transmis et maintenu dans la durée, impossible d’hériter sans avoir la force de tout envoyer promener.

Mais une seconde intrigue redouble celle de la filiation par celle, typiquement calviniste et puritaine, de la conjugalité. Car dans les films de Capra la reconnaissance ne se fait pas seulement verticalement entre parents et enfants mais horizontalement par l’amitié et d’abord au travers de l’amour conjugal. Et là aussi il y a perte et répétition. La crise tient au fait que Georges s’interprète lui même sans se reconnaître dans ce que Mary reconnaît en lui. Il lui faut l’avoir perdue, l’avoir vue perdue, pour pouvoir re-commencer, sans avoir jamais rompu avec elle. On retrouve ici l’amour selon la reprise cher à Kierkegaard. « reprise et ressouvenir sont un même mouvement, mais en direction opposée ; car ce dont on a ressouvenir a été, c’est une reprise en arrière ; alors que la reprise proprement dite est un ressouvenir en avant. C’est pourquoi la reprise, si elle est possible, rend l’homme heureux (…) l’amour selon la reprise est le seul heureux (…) la reprise est une épouse aimée, dont on ne se lasse jamais, car c’est du nouveau seulement qu’on se lasse (…) seul est vraiment heureux celui qui ne s’abuse pas lui-même dans l’illusion que la reprise apporterait du nouveau ; car c’est alors qu’il s’en lasserait (…) celui qui ne saisit pas que la vie est une reprise, que la reprise est la beauté de la vie, s’est jugé lui-même ; il ne mérite pas mieux que ce qui va lui arriver : il périra »[11]. Et « Dieu aime le monde selon la reprise ». On le voit, on pourrait refaire toute l’éthique à partir de la réinterprétation par Capra de notre parabole, où se réveillent toutes les répétitions qui tissent le monde biblique depuis le « c’est bon » de la Genèse, et qui nous autorisent à notre tour à bifurquer autrement.

Olivier Abel

Publié dans …Und Literatur Pierre Bühler zum 60. Geburtstag, Zürich,
Hermeneutische Blätter 1/2 – 2009, p.130-146.







Notes :

[1] Stanley Cavell, « La connaissance comme transgression », dans À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, Paris: Les cahiers du cinéma, 1993, p.73 sq.

[2] C’est l’argument de base de Ruwen Ogien dans La vie, la mort, l’Etat (Paris : Grasset, 2009) que de fonder la liberté sur ce paradoxe que l’on n’a pas choisi d’être né.

[3] Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris : Seuil, 1964, p.296-297.

[4] C’était l’une de mes thèses principales dans L’éthique interrogative (Paris : PUF, 2000). Dans les paragraphes qui suivent, je reprends les linéaments d’un texte inédit de 1986, que Pierre Bülher avait alors patiemment relu et préparé pour une publication à laquelle je n’avais pas donné suite. Qu’il en soit ici remercié.

[5] Hans-Georg Gadamer, Le problème de la conscience historique, Paris: Seuil, p.17. Il n’a cessé d’insister sur ce point: « Le lecteur peut, et même doit s’avouer à lui-même que les générations à venir comprendront différemment ce qu’il a lu dans ce texte » (Vérité et méthode, Paris: Seuil, 1976, p.184).

[6] Paul Ricœur, Temps et Récit, Paris : Seuil, 1985, tome 3.p.163 et sq.

[7] Paul Ricœur, Du texte à l’action, Paris : Seuil, 1986, p.48.

[8] Je remercie Hans-Christoph Askani de m’avoir rappelé l’existence de ce texte (et d’en avoir proposé une si belle lecture pour Positions luthériennes).

[9] André Dumas, Cent prières possibles, Paris: A.Michel, 2000, p.116-117.

[10] Voir mon essai Le mariage a-t-il encore un avenir ? Paris : Bayard, 2005,

[11] Soren Kierkegaard, La reprise, Paris : Flammarion, 1990, p.65-67.