Avez vous vu le film Eternal sunshine of the spotless mind, de Michel Gondry ? Le scénario met aux prises des personnages dont l’histoire d’amour a été un échec, et qui vont dans un laboratoire se faire effacer jusqu’au souvenir l’un de l’autre. Le succès de cette histoire tient au fait que les protagonistes se révoltent contre leur propre amnésie, cherchent à reconquérir leur mémoire et finissent par se redécouvrir l’un l’autre. Mais ce succès tient aussi à la menace que la neuroscience et la neurochimie semble faire planer sur notre intégrité. Et ici l’éthique est affrontée à la fois à la réelle puissance d’une science en plein essor, et à une peur imaginaire mais symptomatique de l’état de notre société.
La puissance de la neurologie est telle que certains chercheurs estiment pouvoir bientôt effacer les souvenirs traumatiques ou insoutenables : attentats, meurtres, etc. Certains médicaments administrés au survivants ou aux témoins juste après un accident semblent en atténuer le souvenir. Et la remise en scène d’un souvenir peut se superposer au vrai souvenir, le modifier de telle sorte que l’on n’ait plus qu’un souvenir (différent) du souvenir (initial). Au-delà du fait que ces médicaments de la mémoire peuvent avoir des effets secondaires imprévus et dangereux, il est certain qu’ils soulèvent une perplexité éthique : faut-il les donner sans l’accord du « patient », dans son propre bien ? Et au delà de la question de la liberté, n’y a t-il pas là une atteinte à l’intégrité de la personne ? qu’est ce qu’un sujet privé de mémoire ?
Mais cette question, comme un train peut en cacher un autre, peut masquer un autre problème de société. Car tout dans notre société est ordonné à la poursuite du bonheur, de l’épanouissement individuel. Et nombreuses sont les thérapies qui visent à nous « délivrer du mal », à libérer notre bonheur de tout ce qui peut lui faire mal. Or la peur du mal a les yeux fixés sur le rétroviseur : nous avons la hantise du malheur passé, et le malheur nous vient et nous revient sans cesse du passé, de tout ce qui dans le passé ne passe pas. D’où la tentation, si puissamment orchestrée, de tout essayer pour rompre avec ce passé, avec ces poids douloureux qui nous encombrent. Et la neurochimie converge ici les thérapies douces, le vertige consumériste, et jusqu’au conversions religieuses qui font croire aussi qu’elles peuvent faire table rase du passé.
Paru dans La Croix, le 15/12/04
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)