La famille se trouve placée devant un problème particulièrement délicat et difficile: comment articuler conjugalité et filiation? D’une part nous avons l’exigence d’établir une véritable égalité des sexes, et d’autre part celle de respecter une irréductible différence de génération. C’est peut-être la difficulté de la famille aujourd’hui, ce qui en fait un lieu "tragique", que de parvenir à nouer conjugalité et filiation, tant chacun de ces liens a son génie propre, sa symbolique spécifique, et tant l’une suppose le travail de la symétrie quand l’autre voudrait la prise en compte de l’assymétrie. Cela supposerait de distinguer et d’articuler deux dimensions de l’institution, l’une horizontale, dans le conflit possible et l’alliance toujours à réinterpréter, et l’autre verticale, dans la durée et la protection du "petit" que demande la filiation.
La première pose le mariage comme une alliance entre individus égaux, où la conjugalité n’est plus subordonnée à la filiation, mais peut être vécue comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres. Cette libre-alliance brise l’assujetissement des femmes à leur rôle dans l’économie de la filiation. C’est ce que chantait le grand Milton dans son plaidoyer pour le divorce, et les cultures protestantes ont souvent bataillé en ce sens. Pour aller jusqu’au bout de cette grande idée il faut refuser la séparation entre des passions désinstituées et une institution matrimoniale utilitaire, qui pareillement nient le temps et la possibilité des conflits conjugaux; et proposer le mariage comme institution du sentiment, comme acte civil qui institue l’égalité et fait de l’amour une courtoisie, une capacité poétique à se fixer des règles et à les réinterpréter à deux au long de la vie.
Peut-on cependant, à l’inverse d’une tradition millénaire, subordonner entièrement le lien de filiation, qui n’est pas un contrat, au lien d’égale et libre-conjugalité? Un enfant n’est-il qu’un adulte miniature, auquel on demande de "consentir"? C’est ici qu’apparaît la seconde dimension de toute institutionnalité, qui tient à la génération, à la durée qui précède et excède le consentement individuel: car la filiation doit être "autorisée", comme une juste dissymétrie des droits et devoirs. La justice ici travaille à contresens de l’ordinaire: elle doit interdire la symétrie, rappeler la différence des générations. La tradition catholique a une grande culture de ce type d’institutionalité. C’est cette institution de la filiation qui permettra d’échapper à l’alternative ruineuse entre la réduction de la généalogie à la génétique, et sa dissolution dans le modèle du libre-consentement.
Ce que je me demande, c’est comment nouer l’autonomisation du sujet que suppose la conjugalité, et l’institution de la filiation. Car ce qui est délicat, c’est qu’il faut faire place ici à la différence des sexes, et là à l’égalité des personnes. Car les adultes sincères et consentants sont aussi des êtres fragiles et dissymétriques, portant dans leurs amours la trace de leur enfance. Et que sont des enfants qui jamais n’en viendraient à s’émanciper, à prendre leur autonomie? Ce que je vois, c’est la complicité vicieuse entre le rêve d’une Autorité qui tient ses ouailles en enfance, et le triomphe des petits sujets-rois qui font tous leurs caprices et ne sont même plus des individus. Ce que je voudrais, c’est la corrélation vertueuse entre une institution qui sache faire place à l’autonomisation des sujets, et des sujets qui sachent venir d’une enfance et s’inscrire dans la génération, c’est à dire dans un monde plus durable qu’eux-mêmes. Et ce que je décris c’est peut-être l’idée d’une conjonction oecuménique où nous avons encore beaucoup à apprendre les uns des autres.
Paru dans La Croix 11 juillet 98
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)