La liberté de divorcer est apparue comme un droit fondamental, qui a concrètement libéré les femmes non pas tant de la soumission à leurs maris que de leur place dans une économie de la filiation à laquelle la conjugalité était jusqu’alors subordonnée. Mais pourquoi tant de divorces, et pourquoi sont-ils souvent si ravageurs ? Je ne veux pas seulement dire en termes de sentiments, comme si l’énergie cinétique de l’amour se retournait en haine, dans l’élan d’un accident interminable, et d’autant plus violent que l’on avait tout misé sur le consentement, sans envisager le dissentiment. Et je ne parle pas non plus de la casse pour les enfants, plus grave probablement que nous ne le croyons. Mais je veux d’abord parler en termes de destruction physique et psychique, de santé, de déménagements, de dilapidation financière, etc. C’est cette dépense qui m’intéresse.
Nous sommes dans une société raisonnable et économique, dont les membres sont censés chercher raisonnablement leurs intérêts. Le « discours du divorce » s’abrite le plus souvent sous ce discours de la liberté individuelle et des intérêts de chacun, qui ne peuvent raisonnablement être sacrifiés entièrement à ceux d’un ou d’une autre. Pourtant les divorces ont souvent des conséquences déraisonnables, que l’on ne saurait qualifier de dégâts collatéraux ou d’effets secondaires, tant ils semblent méthodiques. Pourquoi des grandes fortunes familiales peuvent-elles s’envoler dans un divorce, pourquoi ces faillites financières ? Pourquoi soudain « jeter la maison par la fenêtre » ?
C’est peut-être qu’il y a peu d’occasions dans notre société de détruire, de dilapider pour rien : toute dépense doit encore être un investissement; au moins sentimental. Il y a peu de déchaînements de violence collective, de révoltes ni de folie, et c’est peut-être cette « part maudite » comme disait Bataille, qui refoulée ailleurs ressurgit dans notre désir de rompre, de tout démolir, tel qu’il apparaît dans bien des divorces. Comme si c’était là le maillon faible des obligations. Ou simplement parce que c’est le seul endroit qui puisse en être le théâtre, et justement parce que l’engagement conjugal est notre plus grand lieu actuel de liberté.
C’est pourquoi nous devons cesser de banaliser à l’excès le divorce, de le rendre encore plus facile. L’arbre du consentement mutuel ici ne doit pas cacher la forêt des conflits, où ce que l’un reproche à l’autre est sans répartie dans ce que l’autre reproche à l’un. Quand le différend est irrémédiable, ne vaut-il pas mieux aller jusqu’au bout de la plainte, des deux côtés, jusqu’au point où l’on puisse simultanément renoncer à l’accusation ? Le divorce, loin d’être un petit arrangement juridique, devrait être l’institution d’un conflit tel que l’un ne puisse laisser l’autre sans contre-pouvoir. Se marier, c’est donner à l’autre le petit « couteau » du divorce, la possibilité de me porter autant de tort que je lui porterai. Il existe une pratique, bien connue des avocats du divorce sous le nom de « passerelle », et qu’il faudrait mieux honorer et instituer juridiquement, car elle se fonde sur cette obligation réciproque.
La liberté de rompre fonde la conjugalité comme alliance, comme accord libre et égal. C’est après l’expérience de la possible rupture que commence le mariage comme re-mariage, comme alliance nouvelle, comme accord qui comprend le désaccord, comme concorde qui n’exclut pas la discordance. Et c’est ce qu’écrivait, il y a plus de trois siècles, Milton, le grand poète de la révolution puritaine, développant l’acceptation du divorce par Calvin, dans son Traité et discipline du divorce (1643) : le mariage est une alliance entre individus égaux, qui peut être vécue comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres. Car ce que ne voient pas les concubins qui refusent un mariage probablement trop « primitif » pour eux, c’est que leur union libre est probablement issue de la grande libéralisation issue de 68, qui n’est pas sans effet sur la solitude et la précarisation générale des conjugalités dans une société où tout se contractualise par consentement privé.
L’institutionnalité conjugale est autre chose que ce petit consentement très privé : c’est l’acceptation de la possibilité du conflit, du désaccord. La capacité à soutenir un désaccord durable et même heureux. La conjugalité n’est pas faite que de consentement, et le divorce doit être institué si l’on ne veut pas, sous couvert de consensus, ouvrir une carrière immense à toutes les formes de la vengeance et à un détournement vindicatif du droit. Et sinon, pourquoi s’étonner que les conversations conjugales soient à ce point incapables d’honorer leurs disputes, leurs dissymétries, leurs distances, leurs silences, et basculent brutalement dans la destruction méthodique ?
Paru dans La Croix le 12 octobre 2000
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)