Quelques variations récentes de mon sujet
Nous voici devant un sujet un peu dramatique. C’est pourquoi, avant de pointer quelques figures de ce que j’appelle la discrétion dans la filiation, je vais tenter de proposer quelques entrées narratives, pour raconter diversement mes façons de formuler le problème, mais aussi pour l’historiciser, le contextualiser, le relativiser. Manière de montrer comment, pour ma part, je me débats sans cesse entre le tragique et le comique. Il y a quelques années, Evelyne Sullerot, me reprochant un éloge de l’adoption publié en 1993, m’avait dit : « mais moi la conjugalité ne m’intéresse plus, tout ce que je veux c’est sauver la filiation ». Elle s’inscrivait bien par là dans cette valse des générations, où ce qui fut la joie et le sujet de l’une devient le problème et le poids de l’autre : on avait eu une génération qui cherchait le sexe sans les enfants (André Dumas me semble avoir trouvé les mots pour exprimer cette recherche), on a maintenant une génération qui voudrait des enfants sans le sexe (déjà France Quéré penchait un peu vers cela)[1]. Ainsi nous sommes dans un temps où il s’agit surtout de raffermir la figure du Père ou de la Mère, mais dans lequel les figures de l’Époux ou de l’Épouse sont effondrées, presque inemployables.
Le débat sur le PACS
Il est significatif que dans le débat sur le PACS, certains étaient contre parce qu’y surgissait une figure de la conjugalité non soumise à l’ordre de la filiation, et d’autres étaient pour parce qu’ils y voyaient une étape pour instituer la filiation homosexuelle. Mais des deux côtés le lien amoureux relevait du domaine privé, et la famille reposait sur la filiation. Où était passée la conjugalité ? J’ai alors eu le sentiment que plus personne n’y croyait, même si on continuait à la pratiquer, mais sans aucun soutien ni encouragement. Pour ma part, cela fait des années que je cherche à cerner cette articulation problématique entre les deux axes d’une conjugalité qui ne doit pas être subordonnée à la filiation, et d’une filiation qui ne doit pas non plus être subordonnée à la conjugalité[2]. Le débat était double : avec Irène Théry, parce que je soutenais contre une conception trop aisée du concubinage un mariage un peu plus archaïque mais entendu comme désaccord soutenable, et comme institution de la possibilité du divorce[3]. Avec Pierre Legendre, parce que justement l’institution ne concerne pas seulement l’ordre généalogique et la différence des générations, mais aussi la conflictualité entre des égaux en droits et en devoirs, telle qu’elle apparaît par exemple dans le couple[4]. Or l’articulation entre ces deux dimensions, le passage de l’une à l’autre, suppose bien quelque chose comme une sorte d’émancipation des sujets, de rupture avec la hiérarchie généalogique, qui les rende capables de contracter ou de rompre une alliance à parité (antagonique ou amiable, mais à deux, directement), sans toujours se placer sous la protection d’un tiers[5]. C’est peut-être l’apparition d’une conception un peu « protestante » de la filiation. En tous cas cette première rupture est la première apparition de notre thème[6].
Ainsi tout le monde veut des enfants, et la panique actuelle est bien celle de la stérilité —ou alors on est simplement gnostique, non seulement contre la famille mais contre la génération et le fait de faire des enfants. Sauf à en faire justement une illustration de cette vision gnostique d’un monde « mauvais », nous sommes bien éloignés de comprendre comment naguère encore l’homosexualité pouvait être une révolte contre un certain ordre généalogique (celui où les femmes étaient passives et les hommes actifs) au nom d’autres formes de liens et d’autres formes de fécondité. Nous sommes encore plus éloignés de comprendre comment le christianisme s’est lui aussi déployé comme un éloge de la chasteté, de l’émancipation des jeunes femmes et des esclaves par rapport à l’ordre patriarcal, comme un éloge de la vie monastique qui propose aussi d’autres formes de fécondité ; ou de comprendre comment il s’est redéployé (à l’époque de la révolution puritaine) comme un éloge historiquement assez significatif et daté du sexe « gratuit », de ce que j’appellerai le libre plaisir et la libre fidélité.
L’indiscrétion des filiations trop justifiées
En fait, les choses se passent comme si tout le poids de la demande actuelle de durabilité, de sécurité, était entièrement concentré sur la filiation, et sur les frêles épaules des enfants[7]. Cela me semble beaucoup, et trop. Quid de la durabilité conjugale ? Ne faut-il pas équilibrer l’accent placé sur les œuvres durables et les institutions de la durée par un accent sur l’acceptation du caractère éphémère et fragile des actions et des paroles, sur leur irréductible fugacité ? Et plus on veut une filiation solide et assurée, plus ne la fragilise-t-on pas ? C’est ici le second point d’apparition de mon thème : ne nous faut-il pas une filiation plus discrète, une filiation sans trop d’assurance et sans trop y prêter attention ? Une filiation plus flottante, pudique, incertaine, et justement plus confiante.
Du côté de la filiation en effet, apparaît une certaine indiscrétion, l’indiscrétion biologique de l’ADN : cette indiscrétion nouvelle du bio-pouvoir, en brisant le doute qui pouvait exister sur la paternité, contribue à l’effondrement du paradigme d’une certaine rationalité (causalité ou légitimité) liée au Père, mais aussi à Dieu, au Sujet tel que Freud le pensait encore comme issu d’une certaine filiation spirituelle. On déchire ainsi un voile d’ignorance qui était constitutif de l’humanité, et qui, loin d’être un obscurantisme, était un choix symbolique et politique de la plus haute importance. On biologise l’identité et l’image de l’homme. Cette indiscrétion me semble aussi grave que l’invasion de l’imagerie échographique qui brise le doute qui pouvait jadis exister sur le sexe de l’enfant à naître, et qui « oui »[8], durant toute la grossesse pouvait être un garçon ou une fille —cela interdisait de lui donner déjà un prénom assuré.
Ce n’est pas la seule indiscrétion. Il y a en effet également une indiscrétion de la volonté, du désir de « choisir », et que tout soit consenti, voulu et choisi : mais peut-on choisir ses enfants ? N’est-ce pas encore plus dérisoire, impudent et ridicule, que de croire que l’on peut choisir ses rêves, son propre inconscient, sa propre enfance et ses dogmes ? La contractualisation de la filiation me semble aussi indiscrète et impudente que sa biologisation. Et je parlerai aussi de l’indiscrétion du droit. Sous l’impératif un peu trop indiscutable d’instituer symboliquement la différence des générations, il y a un excès possible et aujourd’hui menaçant de juridicisation de la filiation. Dans la sagesse du jugement de Salomon, la mère est justement celle qui renonce à ses droits de mère : à la différence du jugement juridique, la vie morale réelle procède par zigzags et non par application de normes, elle ne s’avance qu’en se sachant de part en part résistible.
Ainsi ne faut-il pas trop se hâter de reconstruire la filiation ébranlée, comme un mécano, autour d’un discours simpliste. L’identité de l’enfant, déjà dans sa structure narrative, mêle ces différents discours et bien d’autres dans un tissu singulier, où elle apparaît plus vulnérable là où on la croyait assurée et plus solide là où on la croyait fragile. Bref, si nos filiations sont un peu plus discontinues et moins assurées, nous serions bien inspirés de les laisser flotter un peu, sans trop paniquer. Il en est de même du côté de la différence des sexes, qui paraît aujourd’hui assez troublée, et peut-être aussi pour de bonnes raisons. Mais il est raisonnable de penser que dans deux ou trois siècles les enfants naîtront tranquillement d’un père et d’une mère, comme toujours ! Il ne faut donc ni sous-estimer les effets dramatiques de ces troubles, ni les surestimer en paniquant, mais accepter de vivre durablement avec le problème, pour l’apprivoiser doucement. Cela demande une sorte de vigilance flottante, pour laisser venir les vraies questions.
C’est un peu le conseil que je donnais au printemps 2002 à l’APGL (Association des Parents Gays et Lesbiennes). Plutôt que de se battre sur le terrain de l’expertise anthropologique entendu comme discours de légitimation[9], ou d’entonner le discours libéral et individualiste du libre choix[10], ou de croire que les PMA et autres bio-techniques permettent de remodeler la nature humaine dans le sens d’un progrès qui éliminerait enfin le tragique[11], il vaut mieux renoncer à de tels discours de justification qui masquent les vraies questions, et dire simplement que cela arrive et qu’est-ce qu’on fait maintenant.
Filiation et émancipation
Pour nous rapprocher encore un peu plus de notre sujet, je voudrais enfin évoquer une problématique que j’avais esquissée dans un texte sur « Les déliaisons heureuses », paru dans Esprit (2001 n°3/4). J’y rapprochais It happened one night (de Frank Capra, 1934, en français New-York Miami), qui raconte l’histoire de l’émancipation d’une fille par rapport à son père qui la rend capable d’un vrai mariage[12], de l’importante affirmation de la Genèse que « l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme » (Gn.2 24). Il n’y a pas de lien sans la faculté de délier, on le voit depuis Abraham jusqu’à Jésus, et toute la Bible peut être lue comme une suite d’alliances rompues, et reprises (c’est le thème de la « nouvelle alliance »). Tout se passe donc, pour revenir à nous aujourd’hui, comme si les liens horizontaux et symétriques de la conjugalité, parce qu’ils mettent en oeuvre la différence et la ressemblance des sexes dans le conflit et dans l’alliance, devaient commencer par s’opposer aux liens verticaux, domestiques et dissymétriques, de la filiation. Mais ce n’est pas si facile, et bien des problèmes insolubles du couple viennent de leurs familles, ou plus généralement de leur passé, parce qu’il n’y a justement pas de recommencement absolu: la rupture n’est pas une tabula rasa. Tout lien garde la forme des liens antérieurs, pour le meilleur et pour le pire, et ne peut que chercher à les réinterpréter autrement. Il y a dans tout sentiment amoureux quelque chose comme une enfance qui revient parfois, non seulement dans les balbutiements du début mais dans tous les moments de vulnérabilité. Il y a par ailleurs, on l’a déjà dit, dans toute filiation accomplie une émancipation et une autonomisation, un moment où les jeunes gens quittent leurs parents. C’est le thème de Calvin que l’on n’est nourri de bon lait que si l’on en vient à supporter quelque vin, et de Kant que les Lumières sont une sortie de la minorité. Loin que l’on puisse opposer platement la continuité des liens de filiation et la discontinuité du lien conjugal, la généalogie connaît la rupture de la mort et de la naissance, et toute alliance vive se présente comme la réinterprétation d’une ancienne alliance.
Dire cela, est-ce brouiller les distinctions que nous venons peu à peu de mettre en place ? Pas le moins du monde, si nous estimons que cette charnière ou cette articulation doit pouvoir solidement jouer. Ainsi je ne séparerai pas l’autorité (comme ce qui m’autorise à succéder, ce qui me donne de quoi prendre place et me distinguer à mon tour) et l’autonomie ou la liberté (mais justement qu’est ce qui me rend libre de me retirer, de me faire petit , de m’effacer ?). C’est pourquoi la faculté de délier inhérente à celle de se lier est au noeud de l’affaire, sur les deux versants de la question, celui de la filiation et celui de la conjugalité. Nous y sommes, et je voudrais maintenant poursuivre sur le plan de la filiation, des « filiations discrètes », cette réflexion sur la déliaison, ou sur la délicate résiliation, qui était pour moi déjà au centre de mes réflexions antérieures sur le pardon, et que j’avais alors poursuivi sur le plan conjugal des « déliaisons heureuses » — à quelles conditions la déliaison peut-elle être heureuse, accomplie ? — qu’est-ce qui nous autorise à ne pas multiplier inutilement des ruptures brutales et jamais suffisantes ?
Quelques figures de la discrétion dans la filiation
On aura ainsi je pense à peu près compris pourquoi je cherche à introduire cette idée de la discrétion, de la discontinuité, de la non-assurance, de la rupture ou de la déliaison, dans le thème de la filiation. Elle se situe sur le fond d’un rythme plus ample de la vie éthique. D’un côté de ce balancement on aurait les figures de l’alliance élective, qui supposent un sujet responsable et capable — de supporter les différences parce qu’il y a assez de ressemblances sûres, de supporter les ressemblances parce qu’il y a assez de différences sûres, mais aussi de supporter le consensus parce qu’il y a assez de désaccords tranquilles, et de supporter le conflit parce qu’il y a assez d’accords profonds, etc. De l’autre côté on aurait les figures de la filiation généalogique, qui reconnaissent un sujet fragile et vulnérable — qu’il s’agit d’autonomiser, d’autoriser à se montrer, à sortir en quelque sorte de lui-même pour s’essayer autrement, et qu’il s’agit aussi d’autoriser à se retirer, à s’effacer à son tour, parce qu’il y a en même temps une limite à la faiblesse, à la fragilité, et une limite à la force, à la capacité.
Un rythme majeur
Ce rythme touche, à mon sens, à la grande bifurcation théologique ou archéologique qui traverse l’anthropologie biblique, entre les figures de l’élection singulière et les figures de la bénédiction généalogique. Entre ces deux dimensions, il serait magnifique de trouver un équilibre théologique, mais aussi institutionnel, ecclésiologique[13], et politique. Or cette équation semble difficile à trouver. En philosophie, il faudrait pouvoir en même temps penser deux styles philosophiques diamétralement opposés. D’un côté, on tiendrait solidement la (relative) continuité dialectique que Hegel introduit entre la fleur et le fruit, mais qu’il glisse aussi dans le rapport entre la mort et la vie, entre l’esclavage du travail et la liberté de l’esprit. Cette « logique » du passage et du remplacement pourrait donner à penser que c’est l’idée de génération, d’engendrement, de généalogie, qui est l’axe de toute sa philosophie dialectique, et il serait probablement fécond de relire la phénoménologie de l’esprit sous cet angle. Et de l’autre on ne lâcherait pas la (radicale) discontinuité par laquelle Kierkegaard introduit l’unique, le pur contemporain[14], l’individu né et mortel, singulier, qui reste sur le bord de la grande route des générations[15]. On devrait avec lui parler ici d’un saut, et non plus justement d’un enjambement de la mort par la génération.
Nous verrons comment c’est l’herméneutique entière qui est en quelque sorte touchée par cette bifurcation, mais pour cela nous devons auparavant poursuivre sa mise en place philosophique. L’équation et le rythme décrits ci-dessus me semblent en effet également être au cœur du débat entre Bergson cherchant à penser la durée vivante, la continuité du vivant, et Bachelard cherchant au contraire à penser l’instant comme rupture et la discontinuité des rythmes[16]. Ou bien, pour étayer encore un peu notre mise en scène, entre Aristote pensant la mémoire comme association, comme trace de continuités pouvant se prolonger dans un raisonnement abouti, et Platon pensant la réminiscence comme discontinuité, l’idée venant toujours comme une « discrétion » dans un raisonnement, une inflexion soudaine.
Si je rêve d’un bon rythme entre ces deux traditions, c’est qu’elles me sont toutes deux aussi chères, et que si j’ai été un élève de Michel Henry dans les années soixante dix à la Faculté de Montpellier, cela n’empêche une certaine inquiétude en moi face à ce que j’appellerais volontiers avec Hannah Arendt le triomphe de la Vie entendue comme processus continu, perpétuel travail de gestation dans lequel il n’y a plus tellement de place pour la naissance, pour la mort (ni d’ailleurs pour la résurrection). Je n’ai pas non plus un enthousiasme absolu pour ce que j’appellerais la gnose de la rupture, le désir à tout prix d’interrompre la génération et de s’arracher à ce monde méchant ! Dans cet incertain entre-deux, je souhaiterais penser un sujet un peu tremblant, qui n’existe pas par lui-même sans se souvenir justement d’avoir rompu (c’est le thème du parricide qui apparaît justement dans le Sophiste de Platon), mais qui n’enjambe pas les générations sans trembler (difficulté à dire littéralement avec Lévinas « je suis mon enfant », je le suis et je ne le suis pas).
Ainsi nous devons réveiller dans le consentement amoureux[17] le sentiment d’enfance, le balbutiement de l’innocence et de l’irresponsabilité, la vulnérabilité de sentir soudain sa dépendance, sa non-émancipation. Et rappeler que toute alliance apparaît toujours déjà comme la réinterprétation d’une alliance antérieure : nous l’avons déjà signalé, il n’y a pas de relation vierge des bénédictions et des blessures des relations antérieures : je parle bien sûr des relations familiales de l’enfance, mais également de toutes les relations successives ou simultanées qui nous amènent à répéter, de plein gré et souvent involontairement, ce qui a bien marché une fois ou mal marché. Cependant nous devons aussi, et c’est ce qu’il est difficile de faire en même temps, réveiller dans la génération le sentiment que tout n’y est pas que tradition, reproduction et transmission continus, mais que la filiation est le lieu par excellence des traumatismes[18], de la discontinuité, du deuil, mais encore du re-commencement, de l’innovation, et finalement de l’intransmissibilité[19]. Comme le disait joliment Michaël Walzer parlant des pionniers de la révolution puritaine, il leur avait échappé que les enfants des saints ne seraient pas forcément des saints !
Les généalogies
A la suite de cette grande bifurcation, il me semble utile de faire le détour de la diversité des genres littéraires qui mettent en place diversement les liens humains et leur succession, récits, romans, proverbes, codes juridiques, dialogues, proverbes, prophéties, mythes, lettres, etc. Parmi eux nous avons le genre généalogique, qui se tient quelque part à l’intersection du narratif et du juridique, et même on peut dire du temps vécu et du temps cosmique. C’est là un discours dont il ne faut sans doute pas oublier qu’il a pour bonne part une fonction de légitimation, pour restructurer une communauté défaite, déstructurer une société un peu trop établie ou cloisonnée par l’ancrage dans la figure d’un père unique antérieur, ou construire la communauté non pas tant sur la base d’une justification que d’une culpabilité communes. D’où l’apparition de conflits des généalogies, celles-ci pouvant être brisées et réordonnées en tiers par l’irruption d’une généalogie d’ordre supérieur, soit généalogie cachée et capable de révéler des parentés inaperçues, soit même généalogies plus brisées et plus spirituelles, passant par des adoptions[20] —mais l’arrivée d’un enfant vient toujours interrompre, suspendre et réordonner autrement le désir généalogique de filiation.
La symbolique des générations raconte ainsi comment les morts sont relayés par les vivants, qui prennent leur place. Et comment, entre la mémoire individuelle et le passé historique (avant la mémoire), et par la narration, la mémoire des générations se chevauche. Ainsi, dans le récit des générations, la mort est la chose la plus intime, la destinée la plus singulière : l’histoire est l’histoire des mortels, qui ont accepté d’être nés, de s’attacher à quelques êtres à quelques lieux, qui ont accepté de vieillir, comme Ulysse dans les bras de Calypso pleurant sa Pénélope. Mais dans le même temps la mort est une chose très publique, avec la relève des morts par les vivants : l’histoire est ici celle de l’espèce ou des dynasties, avec l’épopée des entités, des rôles et des « types » qui enjambent les cadavres. C’est pourquoi il y a toujours une symbolique des générations, les ancêtres et les successeurs étant comme les figures de l’identification dans des autres que soi, et comme les figures de l’altérité dans l’identité personnelle ou commune à une génération. En amont, dans les figures de l’immortalisation des morts, des icônes de l’immémorial ; en aval, dans les figures de l’humanité future, des icônes de l’espérance (je reprends ici le langage de Ricoeur dans Temps et Récit). Ces figures sont toujours des lieux où l’identité recroise l’altérité, et l’ancien le nouveau, dans une perpétuelle réinterprétation. Par ce tissage symbolique, j’apprends aussi que mes ancêtres sont ancêtres d’autres que moi, et que je ne connais pas. Et que je suis le descendant d’autres aïeux que mon ascendance paternelle, tous les noms ayant été peu à peu perdus sauf un. Cet apprentissage de la perte d’identité me semble aussi structurant pour l’identité que l’institution du « nom du père ».
Ricoeur note avec Dilthey que le cercle de la génération « est plus vaste que celui du nous et moins vaste que celui de la contemporanéité anonyme »; en effet appartiennent à la même génération des contemporains concernés par les mêmes évènements ou les mêmes changements, et je dirai qu’une génération se définit comme l’ensemble de ceux qui partagent les mêmes questions. Mais dans le même temps une génération a une orientation commune et exerce une influence. Cette dialectique de ce qu’une génération « subit » et de ce qu’elle « agit » est essentielle. Elle fait de la suite des générations « un enchaînement issu de l’entrecroisement entre la transmission de l’acquis et l’ouverture de nouvelles possibilités »[21]. Elle tisse aussi le mélange de vieillissement et de rajeunissement qui constitue la société. Et puis la génération est sexuée et individuelle de telle sorte que la génération ne se remplace pas en une seule fois, en bloc et d’un coup, mais « un par un », par un perpétuel petit décalage et chevauchement des générations. La discontinuité de la filiation se situe aussi dans cet écart jamais équilibré. Bref, c’est le remplacement des générations qui fait de l’histoire et de l’identité un rythme et une équation entre la tradition et l’innovation. Manquer cette équation et ce rythme, c’est manquer la parole spécifique où s’élabore l’identité d’une génération.
L’herméneutique des générations
Je retrouve ces figures de la discrétion dans l’ordre herméneutique, tel qu’on peut le considérer tant dans le domaine biblique que dans le domaine juridique. L’interprétation d’un texte canonique me semble en effet un cas exemplaire du problème de la transmission entre générations qui n’ont pas tant le problème de trouver un modus vivendi pour coexister à peu près pacifiquement dans le même espace, que de trouver les modalités délicates d’un remplacement qui puisse à peu près opérer « en douceur ». Ce sont deux problèmes différents de l’humanité, qui interfèrent évidemment sans cesse, mais qu’il est légitime de distinguer méthodiquement. J’estime que l’on n’a jamais assez insisté sur l’importance de ce drame des générations au cœur du souci herméneutique.
Ce fut exactement ma thèse dans L’éthique interrogative (Paris : PUF, 2000) que de tenter de découpler ce problème du différend entre contemporains, de celui de la transmission en dépit du décalage irréversible des générations. La première formulation du problème est plutôt celle de la rhétorique, dans la mesure où elle place au centre de la condition humaine le langage ordinaire, l’incessant travail sur les ressemblances et les différences, sur les accords et les désaccords, sur les grandeurs et les relativités. La seconde formulation du problème est justement plutôt celle de l’herméneutique, dans la mesure où elle place au centre de la condition humaine la condition interprétative, où chaque génération doit réinterpréter le monde où elle se découvre, et reprendre la conversation rompue par l’irréparable. Ricoeur écrivait : « Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution »[22]. Les générations se succèdent, en écoutant, puis en se levant pour parler à leur tour avant de s’effacer devant les suivantes, les traces de leur paroles se sédimentant pour constituer en quelque sorte le théâtre d’apparition de la génération prochaine. Et nous avons une telle dialectique du remplacement des générations, ce jeu de la sédimentation et de l’innovation, dans cette œuvre à plusieurs qu’est le code juridique ou la jurisprudence[23].
Je rapprocherais volontiers cela de la condition humaine décrite par Hannah Arendt, de devoir répliquer au fait brut d’être né, en soi insoutenable, par l’initiative de la parole ou de l’action capable de faire naître quelque chose, de commencer. Et de devoir ainsi interpréter le fait d’être né en différant, en se distinguant par une sorte d’écart entre ce qui nous est donné et ce que nous rendons, entre ce qu’on a dit que nous étions et ce que nous disons que nous sommes. La question « qui suis-je ? » et « qui dites vous que je suis », est celle sous laquelle nous nous avançons sous les feux du monde commun d’apparition, chaque génération devant à son tour interpréter le fait d’être là, en réinterprétant les traces déjà laissées, déposées, oui sédimentées, et devenues comme le cadre durable de toute apparition ultérieure.
Je rapprocherais aussi volontiers cela de la condition sexuée de la génération humaine, qui ne se fait pas par reproduction directe, division ou copie d’un géniteur modèle, mais par entrecroisement et réassortiment de deux programmes génétiques. On n’est ni fécond ni stérile tout seul. C’est ce qui fait de chaque individu apparaissant une équation complexe entre la transmission de l’acquis et l’ouverture de neuves possibilités, de combinaisons inédites. C’est ce qui fait de la ressemblance cette chose si mystérieuse, susceptible de faire voir la ressemblance pourtant impossible entre les parents. Dans la Recherche du temps perdu, Proust décrit admirablement la double ressemblance de Gilberte adolescente avec son père Swann et sa mère Odette : et cette ressemblance est troublée par le fait que telle expression du visage, lui venant de sa mère, exprime chez elle un sentiment hérité de son père[24]! La double transmission introduit ainsi des bifurcations, des ruptures de ressemblances, des discrétions dans la filiation, qui font de la ressemblance un travail[25], de la filiation une transmission polysémique et une incessante réinterprétation. On peut d’ailleurs ajouter qu’à ce jeu du montré-caché, la paternité est une filiation plutôt invisible (et qui pour cela insiste traditionnellement plutôt sur les ressemblances), quand la femme a plutôt une maternité visible (mais qui libère éventuellement plutôt la considération des dissemblances) [26]. Mais au doute paternel sur la filiation peut correspondre une incrédulité maternelle sur la grossesse, l’étonnement (déjà celui de Marie) que ce qui pousse là soit un enfant, son enfant.
On objectera alors peut-être que je cherche par ce travail de la ressemblance et par l’herméneutique à retrouver la continuité que je supposais précédemment brisée. Mais ce n’est pas un hasard si je cherche dans l’herméneutique une de mes figures de la « discrétion » dans la filiation. Car l’herméneutique qui m’intéresse, celle de Ricoeur, insiste justement autant sur la distance que sur l’appartenance, sur la discontinuité que sur la continuité. L’œuvre échappe aux intentions initiales de ses auteurs ou rédacteurs, elle largue les amarres du contexte initial, des destinataires premiers, et c’est ainsi que le texte devient le paradigme de la distanciation dans la communication : c’est cela qui intéresse l’herméneutique de Ricoeur, ou bien ce qui m’intéresse dans celle-ci. Cette rupture avec l’intention est aussi l’ouverture de l’espace réceptif, d’une audience sans cesse rouverte, la possibilité de significations inédites, la surprise constante qu’une autre génération en dispose autrement.
Figures de l’ironie, de l’insolence et de l’enfance
Je terminerai cette rapsodhie par quelques figures plus fragmentaires encore. En revenant sur la valse tragi-comique des générations, dont nous disions en commençant que ce qui répondait à la génération antérieure et la libérait d’un problème était justement cela même qui, à la génération suivante, devient le traquenard, le problème le piège l’empêchement majeur. On sait comment le discours de la responsabilisation a pu donner lieu à une surfragilisation, à une fatigue de choisir et de se redonner à soi-même toutes les données de l’existence, à une fatigue d’être soi. On sait comment les figures du bonheur d’une génération peuvent devenir les blessures de la suivante. On n’a peut-être pas assez mesuré pourquoi ce qui réellement répondait pour les uns n’est plus que métaphore incertaine pour les autres, et pourquoi la prédication de la grâce chez Luther, désignant simplement pour lui une réalité aveuglante, devient une figure à interpréter ?
Kierkegaard, dans un texte magnifique sur l’ironie socratique, écrivait que : « l’ironie ne concerne plus tel ou tel phénomène particulier, être-de-fait isolé, mais la vie toute entière est devenue étrangère au sujet ironique qui, à son tour, devient étranger à la vie ; comme la réalité n’a plus de valeur aux yeux de ce dernier, il devient, dans une certaine mesure, irréel lui aussi. (…) Nous remarquons ici une contradiction par où passe le monde en évolution. La réalité donnée à une époque précise vaut pour la génération et pour les individus qui la composent ; or, à moins de dire que le monde a cessé de se développer, il faut qu’une autre réalité supplante la première et la supplante à travers les individus, la génération, et par eux. Ainsi pour la génération contemporaine de la Réforme, le catholicisme était la réalité donnée ; mais en même temps cette réalité n’était plus valable comme telle. Nous avons là deux réalités qui s’affrontent. C’est là l’aspect profondément tragique de l’histoire universelle »[27]. Et nous pourrions en retour établir la dialectique inverse, qui fait ce qui n’était que métaphorique et littéraire pour une génération antérieure, peut devenir la réalité de la génération suivante. Dans son Gai Savoir, Nietzsche s’inquiète ainsi du ton grandiloquent et terrible de son époque, et de même que le discours romantique des salons badins du 18ème siècle a pu engendrer une génération révolutionnaire, le discours mondial, global, totalitaire des vieilles sociétés civilisées engendrera selon lui une barbarie réelle.
De l’ironie, on pourrait passer à l’insolence, qui est une autre figure qui vient rompre avec la transmission assurée des générations. Je ne fais que signaler au passage cette inversion comique du petit et du grand, cette rupture au moins apparente avec l’ordre domestique et les hiérarchies établies (qui revient parfois à les renforcer finalement). L’important ici est de mesurer combien cette impertinence vive (là où il y a une telle vivacité, un tel esprit, une telle saillie le mot n’est pas anodin) est justement ce qui rouvre le plus radicalement les traditions dans leurs dimensions les plus archaïques, les plus fondatrices. L’insolence peut conduire à l’excommunication, à l’exclusion d’une communauté parlant la même langue, mais justement en montrant ainsi qu’en désirant vraiment ce qu’on dit on rouvre à une communication libre, en quelque sorte pour tout le monde —n’est-ce pas aussi ce qui est arrivé à Socrate et Jésus ?
Et puis on y ré-apprend que les grandes inventions morales sont réitératives. À la différence des savoirs techniques qui s’accumulent et se transmettent de génération en génération, avec assez peu de perte, les idées morales ou politiques, ou les sagesses pratiques, ne s’accumulent pas et se transmettent assez mal. C’est ici une figure importante de la discontinuité des filiations. Comme si, avec les enfants qui grandissent, il fallait au fond à chaque génération tout réinventer ou presque, et surtout les choses les plus fragiles, les plus précieuses, les plus rarement et chèrement gagnées ou trouvées de l’histoire humaine. Réinventer le couple amoureux et la différence des sexes, réinventer le lien politique comme libre lien, réinventer la filiation et la différence des générations : les réinterpréter à chaque fois. Si nous ne le faisons pas, nous ne transmettons finalement que les blessures, et les bénédictions restent lettre morte[28].
La dernière figure, un peu limite, de la filiation discrète que j’évoquerai sera celle des « pierres » dont le Jésus des Évangiles nous dit que Dieu pourrait tirer une descendance à Abraham. Je ferai volontiers le rapprochement avec ce qui semble lui être arrivé dans sa rencontre avec la cananéenne, qui lui demande de laisser les petits chiens manger ce qui tombe de la table des maîtres. Ce qui est ainsi signifié, c’est que nous ne savons jamais entièrement « qui » nous sommes, quelle est notre famille quel est notre peuple, ce que nous voulons dire en disant « nous ». Ce qui est ainsi signifié, c’est que nous venons de mille enfances, de milles sources[29], parfois sues par cœur et parfois oubliées mais décisives : un dépaysement, une petite scène entrevue, une habitude qui prend soudain le sentiment d’elle-même, la surprise d’une rencontre, d’une parole ou d’une écoute, d’une lecture.
Bachelard, dans sa Poétique de la rêverie, propose un cogito seulement poétique, un cogito d’image poétique comme surgi de la seule coquille de l’image poétique : il propose ainsi une sorte de micro métaphysique qui « suit les ondulations d’une rêverie d’être » d’un petit sujet qui est et n’est pas, qui n’est pas bien sûr d’exister. Il propose, pour le dire autrement une sorte de micro-phénoménologie, que Paul Ricoeur dans La Métaphore Vive prenait très au sérieux : l’idée importante est que l’expression crée de l’être, que la subjectivité du lecteur peut être suspendue et réouverte, redéployée, sinon même engendrée par la lecture, qui introduit dans l’ego des variations imaginatives. Un sujet métaphorique seul, qui est et n’est pas, peut enjamber la mort : le sujet générationnel de la filiation est lui même un sujet discret. C’est un sujet discontinu, qui n’est pas assuré de son existence, et qui porte toujours en lui le point de vue d’un autre. C’est un sujet anachronique, et c’est parce qu’il est parfois dans une solitude sans ascendant ni descendant, détaché de la génération, qu’il est parfois le contemporain ou celui qui peut faire voir la mystérieuse contemporanéité de toutes les générations[30].
Olivier Abel
Publié dans Le Supplément n°225 juin 2003,
colloque de l’ATEM sur la filiation, p.181-200.
Notes :
[1] Ce n’est pas tout à fait la même génération qui a « retourné sa veste », mais de toute façon il s’agit de générations déjà vieilles, la jeunesse actuelle est probablement encore ailleurs.
[2] J’avais fait un cours sur la question de l’identité et des générations en 1987. Mais c’est en 1994, lors d’un colloque au Palais de justice de Paris sur la famille, que j’ai tenté la première fois de penser cette délicate équation. C’est elle qui structure le document de 1998 de la FPF sur la famille, conjugalité et filiation (où l’on traitait aussi de ces deux questions pour le lien homosexuel), et mon petit papier sur « le Pacs après la bataille » paru dans Esprit en mai 1999.
[3] D’où les fréquentes références à Milton dans ce débat, pour penser un lien dont la résiliation ne pouvait être réduit à la répudiation. Dans une émission d’Agapè, j’avais reproché à Dominique Hernandez de croire que les loups (à la différence des chiens) n’avaient pas besoin d’institution : c’est le contraire qui est juste, plus on a affaire à des êtres dangereux, plus on a besoin d’institution morale.
[4] La justice dans le code de Hammourabi, c’est à la fois l’équivalence, la mesure, l’égalité, l’ordre, et la protection du faible et de la victime, de l’orphelin. Et dans le canon biblique: à la fois l’ordre électif du contrat , de l’alliance deutéronomiste et l’ordre patriarcal de la tribu, de la descendance, de la protection inconditionnelle. Le canon lui-même comporte cette double dimension d’institution d’un possible conflit des interprétations, et d’installation d’un espace susceptible de réinterprétations successives.
[5] Voir mon double article dans Autres Temps n° 61 et 62 sur « Institution, désaccord, filiation ».
[6] La condition humaine est telle qu’il y a bien une dissymétrie fondamentale entre ces générations: la justice doit traiter le sujet en lui donnant une limite en quelque sorte verticale, qui est celle de la filiation, irréductible à celle de la rétribution qui règle la distribution horizontale des biens et des charges. Car le lien de filiation n’est pas un contrat. Si la règle d’or revient à ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse, avec la génération, le tragique consiste en ce qu’il faudrait ne pas faire à autrui ce qu’on nous a fait et que nous ne voudrions pas qu’il nous ait été fait, et que nous reproduisons justement parce que nous ne le savons même pas. La justice ici travaille à contresens de ce qu’elle fait dans le conflit entre des « égaux », ou entre des inégaux par injustice: elle ne doit pas rétribuer, restaurer la symétrie et la réciprocité sous la loi de l’équivalence, mais au contraire interdire la symétrie, rappeler la différence des générations, la différence entre le grand et le petit. Mais dans tout cela, il ne s’agit pas d’incarcérer le petit dans sa condition, mais au contraire de lui permettre de grandir.
[7] Tout se passe comme si, dans cette sorte de grande oscillation de l’une à l’autre qui ne s’arrête jamais et qui hante tout lien amoureux, la peur de faire un enfant s’était retournée dans l’angoisse de ne pas faire d’enfant.
[8] Dans La vie est belle de Frank Capra (1946), le personnage central, George Bailey, rentrant un soir à la maison, apprend de sa femme qu’il attend un bébé, et demande: —a girl? a boy? —yes.
[9] Les anthropologues, psychologues ou sociologues, interviennent parfois dans le débat comme les nouveaux théologiens, munis d’un discours indiscutable, soustrait aux lois communes du débat politique et moral. On ne peut pas s’appuyer sur une doctrine indiscutable de la nature humaine, de la différence naturelle des sexes, ou de la famille entendue comme entité naturelle. Mais on ne peut pas non plus en déduire que du coup tout est possible au choix. Il y a une différence des sexes et des générations, et la question est justement de l’interpréter historiquement et politiquement de manière un peu responsable.
[10] C’est le conformisme profondément apolitique du « les autres le font bien, moi aussi je veux choisir », et qui débouche sur la profonde et angoissante dépression de ne pas pouvoir assumer une telle responsabilité.
[11] On peut y voir l’effet combiné du besoin d’optimisme qui s’est aujourd’hui reporté sur la seule techno-science, et de la Gnose dont nous parlions plus haut ( et qui rêve de préparer l’exode hors la condition terrestre et humaine). Mais qui croit encore à la possibilité d’éradiquer définitivement le tragique (et la famille est le lieu par excellence du tragique) ? Ce que nous devons c’est plutôt remettre le tragique à sa place parmi d’autres genres, le sapiential, le narratif, le comique, la dispute, l’hymne, et favoriser la faculté de passer de l’un à l’autre.
[12] Car, comme le dit Stanley Cavell, « le mariage est toujours un divorce, il entraîne toujours une rupture avec quelque chose » (À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, Paris: Les cahiers du cinéma, 1993, p.101).
[13] Ce que je vois, c’est la complicité vicieuse entre le rêve d’une Autorité qui tient ses ouailles en enfance, et le triomphe des petits sujets-rois qui font tous leurs caprices et ne sont même plus des individus. Ce que je voudrais, c’est la corrélation vertueuse entre une institution qui sache faire place à l’autonomisation des sujets, et des sujets qui sachent venir d’une enfance et s’inscrire dans la génération, c’est-à-dire dans un monde plus durable qu’eux-mêmes. Et ce que je décris c’est peut-être l’idée d’une conjonction oecuménique où nous avons encore beaucoup à apprendre les uns des autres.
[14] Il commente la chrétienté à peu près en ces termes : « Moi je ne peux pas être chrétien ; mais mes enfants le seront ! Et cela dure depuis deux mille ans… ».
[15] C’est aussi la figure de la Mathilde de Dante, de l’Adrienne de Nerval, mais je pense particulièrement à un très beau texte inédit d’André de Robert, où il se demandait à quoi sert la vie, et poursuit en observant que ceux qui comme lui n’ont pas d’enfants peuvent poser la question de manière plus radicale, et plus simple (il répondait qu’elle sert à varier les plaisirs, les parfums).
[16] C’est chez Bachelard qu’apparaît le thème de la rupture épistémologique, de la coupure, que l’on retrouve ensuite chez Canguilhem, Foucault, ou Dagognet, mais qui pourrait bien être devenu une rhétorique à tout faire.
[17] Magnifique paradigme de tout consentement, car on n’y cède jamais qu’en déplaçant son désir, en résistant, en protestant, en amenant aussi au déplacement du désir de l’autre.
[18] Tous les autres traumatismes que nous nous infligeons sont peut-être des façons de répliquer, d’interpréter mais aussi de cacher, ce traumatisme premier du fait qu’il y ait de la génération. Sans revenir sur ce fait déjà remarqué comme central, que toute filiation accomplie suppose une émancipation et une autonomisation, un moment où les jeunes gens quittent leurs parents. C’est le problème de l’autorité, de ce qui autorise, de ce qui me donne de quoi montrer à mon tour de quoi je suis capable (on en peut pas s’autoriser soi-même, se donner tout seul confiance en soi), et où la question est indissociablement d’autoriser à se montrer et d’autoriser à s’effacer à son tour devant les autres.
[19] C’est le cœur du problème des « idées » chez Platon : on ne transmet pas ce qu’on voudrait transmettre (Périclès n’a pu transmettre à ses fils son talent politique), et on transmet ce qu’on ne voudrait pas transmettre, les idées vraies ne sont alors peut-être pas de l’ordre du transmissible, de l’échangeable ?
[20] Ce qui est remarquable dans l’adoption, notamment dans les grandes sociétés qui ont organisé l’adoption comme un élément central de leur institution généalogique, c’est la double appartenance à deux familles. C’est aussi que l’enfant assume ici la fonction ordinairement assumée par la femme, que l’être par lequel passe la filiation soit celui-là même par lequel passe l’alliance.
[21] Paul Ricoeur, Temps et Récit, Paris Seuil 1985, tome 3.p.163 et sq.; il reprend alors les analyses de Karl Mannheim sur cette dynamique sociale des générations, avec l’arrivée incessante de nouveaux porteurs de culture et le départ continu d’autres porteurs.
[22] Du texte à l’action, Paris: Seuil, 1986 p.48.
[23] Voir les travaux de R.Dworkin.
[24] « De deux qualités qui semblaient inséparables chez un des parents, on ne trouve plus que l’une chez l’enfant, et alliée à celui des défauts de l’autre parent qui semblait inconciliable avec elle » (À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard collection Quarto, 1999, p.449.
[25] C’est le titre d’un important chapitre de La Métaphore vive de Ricoeur.
[26] À l’inverse l’homme a un désir assez visible (quoiqu’il dépende terriblement de sa réception, et soit très rétractable), quand la femme aurait un désir assez invisible, sinon pudique (c’est même une structure du désir, lire Le bain de Diane de Pierre Klossowski, qui le rend peut-être moins immédiatement dépendant de sa réception, mais là je commence à faire de pures élucubrations).
[27] S.Kierkegaard, Le concept d’ironie, éditions de l’Orante., p.234–239.
[28] On peut passer une vie entière à expliciter, détailler autrement ce qui s’est passé un jour ou une petite année. Et si on ne le fait pas, nul ne le fait, et la génération se répète. Mais quand on le fait, la génération suivante peut bifurquer autrement.
[29] Ou de mille côtés, de mille pays, de mille vies possibles qui mêlent leurs eaux dans une mémoire multiple, comme le montre encore Marcel Proust.
[30] C’est pour moi l’étonnante figure de l’instant selon Kierkegaard.