Fidélités, ruptures, attachements

Voici plus de deux siècles peut-être cinq, que l’émancipation est le principal sinon l’unique moteur de la critique sociale. L’idée directrice de la présente réflexion est qu’elle ne suffit plus, car elle soulève à son tour des problèmes d’exclusion, de dissolution des liens, auxquels elle ne sait répondre, et dont on peut même dire qu’elle masque la perception. Pire, sans doute : l’émancipation, qui privilégie la rupture, la coupure, la déliaison, a un effet de dispersion, d’éparpillement des solidarités. Elle favorise le travail de la dissemblance, qui est précieux, mais dévalorise le travail de la ressemblance, qui ne l’est pas moins. C’est pourquoi nous avons besoin de penser une équation descriptive et critique plus complexe, qui comprenne l’importance de l’attachement autant que de l’émancipation. Nous voudrions ainsi proposer un éloge de la fidélité, et montrer comment nos attachements aussi sont devenus des points d’appui de la protestation. Afin de démêler ce que je voulais dire sur ce thème délicat, et pour en marquer le caractère limité et attaché justement à une perspective, j’ai estimé préférable d’insérer mes brefs déploiements d’arguments dans la succession narrative de trois parcours plus ou moins enchevêtrés. Le premier raconte comment le thème de l’émancipation devient problématique. Le second introduit le thème de l’attachement comme point d’appui pour la critique sociale. Le troisième réfléchit sur ce que c’est qu’un pacte, une alliance, dans le sillage de Calvin. On comprendra mieux ce que je veux dire si je raconte comment et pourquoi j’en suis pour ma part venu à accorder une grande importance à la fidélité sur ces trois registres, et pas seulement dans la méditation sur ce que l’on appelle la foi, la confiance — je reviendrai pour finir sur cette variation limite de notre thème.

L’émancipation comme problème

Comme beaucoup d’entre nous, je proviens d’une tradition philosophique marquée par l’idéal critique et émancipatoire que l’on trouve par exemple chez Kant, mais que dès 1984 j’allais également chercher chez La Boétie lecteur de Calvin. L’un de mes premiers articles dans Autres Temps portait sur l’inconstance chez Marivaux. Et mes premiers cours boulevard Arago, s’ils traitaient aussi de la fragilité, de la vulnérabilité, concernaient d’abord le courage, qui est sans doute la vertu par excellence de l’émancipation (« Ose » penser par toi-même, oriente toi par toi-même, demande Kant).

Comment en suis-je venu à considérer « l’émancipation comme un problème » ? C’est justement le titre du numéro 25 d’Autres Temps consacré au bicentenaire de la Révolution Française, qui rassemblait quelques-unes des interventions du colloque des Facultés de théologie des pays latins d’Europe dont j’avais été la cheville ouvrière en 1989. L’un de nos invités, Jean-François Lyotard, s’était fait remarquer lors d’une conférence à la Sorbonne, en traitant de « La mainmise », c’est-à-dire de cette situation d’irréductible dépendance que le grand Récit moderne de l’émancipation souhaitait faire oublier, au risque d’un homme entièrement « nouveau », entièrement malléable. Sans « enfance ». D’autres interventions, de Pierre Geoltrain ou de Pierre Legendre par exemple, allaient dans le même sens.

Pour ma part, au travers d’une relecture de Kant, je proposais une relecture de l’épopée de la liberté non comme un grand récit, mais comme une pluralité de récits fragmentés et inachevés, ce que j’appelais une épopée en archipel. L’enjeu était de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, et de partir de la reconception radicale de la liberté proposée par Luther et Calvin. Ce dernier refuse une religion-pédagogie qui consiste à dire que pour ne pas scandaliser les fidèles, il faut « les nourrir de lait ». En effet, « jusques à quand abreuveront-ils leurs enfants d’un même lait ? Car s’ils ne grandissent jamais jusqu’à supporter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait ». Cet éloge de l’émancipation, mais d’une émancipation d’autant plus forte qu’elle envisage la profondeur des servitudes, n’était pas sans influence sur les lignes les plus radicales de la tradition qui va de La Boétie (Traité de la servitude volontaire) à Kant (Qu’est-ce que les Lumières ?), en passant par des auteurs aussi divers que Milton et Rousseau, qui ne sont pas simplement des optimistes de l’émancipation et qui savaient en penser l’ambiguïté radicale. Je dirais aujourd’hui que chez Calvin c’est précisément à la gratitude que l’on mesure l’émancipation : un sujet incapable de gratitude est encore puéril, qui croit ne rien devoir qu’à lui-même, et l’autonomie d’un sujet, sa sortie de la minorité s’atteste dans sa faculté de reconnaissance.

Précisons les choses : quel était le problème pointé par Lyotard, et dont je voyais que c’était aussi le mien, le nôtre ? C’était la mutation de cette superbe épopée de la liberté en un processus accéléré de développement des échanges et des possibles. Au début, ce processus était sans doute une libération, et nous avons déployé la liberté de choisir nos combinaisons, nos conditions, de nous impliquer simultanément dans plusieurs liens, dans divers « jeux ». Mais ce processus nous offre désormais trop de connexions, et nos techniques sont trop rapides pour nos capacités. Nous ne parvenons plus à comprendre ce qui nous arrive ni à sentir ce que nous faisons. Le processus d’ouverture généralisée des communications entre toutes les entités capables de recevoir et d’émettre à l’échelle de la planète entière, ne peut plus prétendre promouvoir l’humanisme, la gentillesse de l’échange ni la communication sans entrave qui n’exclurait personne. Cela fait longtemps qu’il oblige de gré ou de force les autres sociétés à entrer dans son orbe marchande et connectique. Ce développement exponentiel ne cesse de jeter dans l’échange ce qui était jusque là inéchangeable, et durcit le besoin religieux ou identitaire de s’accrocher à quelque chose d’inéchangeable.

Comme le remarque Lyotard, ce processus inhumain a déjà commencé à abandonner comme inutile et superflue une partie de l’humanité (le quart monde de la misère), et une partie de nos corps (remodelage des sexes et de la génération, télécommunications et techniques d’identification implantées dans le corps, neurosciences, etc.). Et de même qu’il presse les ressources du monde naturel comme une orange, il « manage » peu à peu la forme de nos sociétés et de nos existences, pour préparer ceux d’entre nous qui pourront encore lui servir à quitter une condition terrestre d’avance condamnée. Et ce qui me touchait alors particulièrement, c’était le sentiment que les grands récits d’émancipation, (Lumières, idéalisme allemand, marxisme), que nous pouvons considérer comme eux-mêmes théologiquement programmés dans les épîtres de Paul et dans les morphologies narratives des Histoires du Salut (« création, chute, rédemption », ou bien « fondation, captivité, libération »), loin de s’opposer à cet impitoyable processus, n’avaient fait qu’en élargir le lit.

Tout se passe donc comme si, dans la décennie qui a suivi 68, nous avions pris conscience d’une inversion de la courbe, et que l’émancipation n’émancipait plus — de même que l’éducation rend bête, que les véhicules font plus de paralysie que de mouvements, et que les villes n’urbanisent plus. Dans mon esprit, cette inversion rejoignait le paradoxe anthropologique pointé par Lévi-Strauss, que « les grandes périodes créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité » (Race et Histoire). Il y aurait un seuil optimal des échanges, en deçà duquel ils favorisent la diversification et la créativité des cultures, et au-delà duquel il les uniformise et les écrase. Le souci de la pluralité des histoires, des cultures, rejoignait la préoccupation écologique de la diversité du vivant, et la finitude humaine.

Arendt fait partir sa Condition de l’homme moderne du sentiment que la terre est finie, fragile, pas bien solide mais précieuse, sentiment résumé par le Capitaine Haddock à la fin de On a marché sur la Lune qu’« on n’est jamais si bien que sur notre bonne vieille terre ». « Notre » (je mets le mot entre guillemets car je ne sais de qui je parle) histoire devenait un peu celle d’Ulysse, qui a quitté son pays pour partir à l’aventure, qui a traversé les océans, exploré les Enfers, bravé les tempêtes, mais aussi qui a accepté de se reconnaître attaché à quelques êtres, à quelques lieux, ou pour le dire autrement qui a accepté de vieillir — Ulysse dans les bras de la nymphe Calypso refusant l’immortalité et pleurant sa Pénélope.

Ce plaidoyer pour la fidélité, je me souviens le tenir en 1994 par exemple, au moment où j’entre au Conseil National du Sida, et où je bataille pour obtenir le droit des couples séro-différents à adopter des enfants. Mon argument est alors que le Sida altère profondément le rapport au temps, ce qui peut avoir des effets moraux désastreux (non pas au sens de la morale, mais au sens du moral) : le plus important est de consolider le sentiment que même si nos existences sont précaires le monde est durable, de consolider ainsi la possibilité d’engagements durables. C’était vital pour combattre la maladie, mais d’abord pour vivre, de façon ordinaire. Et un peu plus tard c’était aussi mon argument en faveur de ce qui s’appelait alors le CUCS, prédécesseur de ce qui allait devenir le PACS : encourager tout ce qui peut affermir la solidité des liens, des engagements mutuels.

Au terme de ce premier parcours, je voudrais reprendre les grandes lignes d’une réflexion sur « La fidélité à l’intransmissible » (qui aurait été mieux nommée « les paradoxes de la fidélité ») parue dans Autres Temps n°48 en 1995. J’y partais de l’observation typiquement « baylienne » que du fait de la génération il y a toujours du « dogme », une part d’indiscutable, d’immaîtrisable, dans la transmission. Sans cesse nous transmettons ce que nous ne voudrions pas transmettre, mais nous ne transmettons pas ce que nous voudrions transmettre. C’est peut-être de cette stupeur que naît la philosophie, l’obligation d’interpréter, sans jamais le « savoir », mais sans le dénier avec horreur, cette part d’intransmissible qui habite nos transmissions, que Platon appelait les idées, et qu’on peut aussi appeler nos précompréhensions. Ricœur l’a assez montré : l’interprétation est à la fois sédimentation des apports successifs et innovation, écart singulier. Interpréter consiste à rouvrir dans le passé des promesses enfouies et jamais encore tenues. Loin de s’enfoncer sous l’aile protectrice du passé, mais loin aussi de se tenir à distance horrifiée d’un passé tenu pour mort, la vie s’interprète par sa capacité à en faire surgir de nouvelles figures. Ce désir d’interpréter, de réinterpréter, n’est pas vraiment transmissible ; et pourtant nous devons bien le supposer en chacun. La fidélité n’est alors pas réductible à la reproduction, à la répétition ; elle est la faculté de réinterpréter le passé autrement, d’en rouvrir l’avenir ; c’est en inventant, et presque par hasard, souvent, qu’on ouvre ce qu’il y a de plus profond, de plus archaïque dans les noyaux de nos cultures. Mais réciproquement c’est parfois en rouvrant ce qu’il y a de plus archaïque dans nos cultures qu’on est le plus inventif, comme on le voit dans l’exemple des arts. Cette fidélité vivante devait permettre d’échapper au piège de l’opposition complice entre une conception « exclusiviste » de la fidélité, et un rejet de toute fidélité comme un poids mort ou une entrave.

Ce plaidoyer pour une tout autre fidélité, je le trouvais d’ailleurs dans le petit livre que le philosophe Alain Badiou venait alors de publier sur L’éthique (Hatier, 1993). Pour lui la fidélité consiste à rapporter toute la situation, dans sa complexité et sa multiplicité, à la simplicité d’un évènement capable d’orienter la pensée, l’action, le sentiment. Ce peut être l’amour d’un être pour nous irremplaçable, l’action qui montre une cité enfin honorée par ses propres conflits, la recherche d’une vérité qui bouleverse nos préjugés, le tâtonnement créatif d’une forme qui nous fait habiter le monde autrement — et j’ajoutais alors, avant qu’il écrive son Saint Paul, la promesse d’une foi qui rouvre les lettres mortes d’une vieille religion. J’ajoutais aussi, toujours dans le sillage d’une relecture de Platon, qu’il s’agissait de quelque chose de rebelle à la communication, à la transmission, mais qui néanmoins peut se lever en n’importe qui. Mais Badiou refusait absolument toute trahison. Or, pour moi la fidélité véritable ne pouvait se comprendre sans le doute sur la possible trahison. De manière générale je ne conçois pas de moralité qui ne cherche à comprendre ses propres formes d’immoralité ou de démoralisation. Et notamment, ce qui est important pour notre question, la notion de promesse me semblait incompréhensible sans la possibilité de ne pas tenir ses promesses. J’avais beaucoup travaillé sur la figure de Juda qui nous rappelle que les apôtres sont tous des traîtres (et au moins des traîtres au judaïsme !). Il me semblait que la fidélité vivante et interprétative que nous cherchions devait comprendre la « tempête », devait savoir les ruptures, les discontinuités, introduites par le temps, la distance, l’absence. Que devient la fidélité pour celui qui est ainsi jeté par la tempête sur un rivage inconnu ? La fidélité était pour moi la capacité à interpréter en dépit de la tempête, à réinterpréter l’existence après coup. D’où le titre que j’avais donné à un article pour la revue Esprit, en juin 1997, « La fidélité dans la tempête » — publié sous l’intitulé trop optimiste de « De nouveaux caps ».

L’attachement et la critique sociale

Le second parcours que je voudrais présenter est étroitement lié aux travaux des sociologues Luc Boltanski et Laurent Thévenot, qui ont ensemble ou séparément proposé d’importants outils d’analyse de nos sociétés, et dégagé d’importants leviers de critique sociale. A l’automne 1998, j’avais réalisé, pour Autres Temps toujours, un entretien avec Luc Boltanski et Eve Chiapello sur « les petits dans une société de réseaux », et j’avais repris leurs analyses dans un article intitulé « culture et capital » dans Esprit (2000-7).

L’intérêt du Nouvel esprit du capitalisme était de nous aider à cerner les ressorts de la société de réseaux en train de se former sous nos yeux. Dans une société transformée par les nouvelles techniques de communication, la puissance tient à la capacité à mobiliser sur des projets des énergies et des compétences éloignées, pour les conjoindre dans les connexions les plus inattendues et les plus rares. Dans une telle société, une nouvelle forme de différence entre le fort et le faible, entre le grand et le petit, est en train d’apparaître. En schématisant, celui qui monte, le grand, c’est le catalyseur, celui qui sait se placer à l’intersection (péage) entre deux réseaux, c’est le créatif. Sa grandeur est d’oser établir des connexions entre des lointains, et de pouvoir conduire simultanément une multiplicité de connexions. Pour cela il doit être mobile, flexible et savoir relativiser ses attachements et ses fidélités quand elles entravent les nouvelles connexions ou les nouveaux projets. C’est de cela que le petit n’est pas capable. Le petit, c’est au contraire celui qui est enraciné, qui ne peut, ne sait ou ne veut rompre ses attachements. C’est celui qui préfère la sécurité, la stabilité, la fidélité ; celui qui n’a de lien que clos sur une communauté dont il ne peut sortir que pour disparaître.

Dans cette société à deux vitesses (quand le temps des uns et des autres n’a plus du tout la même valeur), on pourrait croire que les uns n’ont plus besoin des autres, et qu’en gros les « fidèles » sont inemployables, inutiles et superflus. Mais ce n’est pas tout à fait exact, ce qui complique le schéma. Le petit est utile au grand en ce que les connexions n’existent qu’à être entretenues régulièrement, « en personne » en quelque sorte. La société de connexions, de projets, est une société où la réputation joue un grand rôle, et la confiance personnelle en ce sens est une valeur centrale de la cité connexionniste. Or le grand, qui devrait être partout à la fois, ne peut bien sûr pas l’être, car il est encore pris dans un corps insubstituable. Le petit « tient lieu » alors du grand, il sert à maintenir et entretenir les connexions déjà établies. Au passage il peut profiter du projet pour se faire des connexions à lui, un carnet d’adresse, et c’est à cela que lui sert le grand, qui ne peut empêcher ce « parasitage » puisque par ailleurs il en profite encore plus. Si le petit n’a pas su ou pu utiliser ainsi le projet, et comme celui-ci est destiné à s’achever, il risque d’être lâché, de devenir le vagabond désaffilié que nous voyons traîner aux abords de ses anciens réseaux, et dont les autres « laissent mourir » les connexions avec lui devenues inutiles. Je faisais aussi le lien avec mon expérience antérieure en Turquie, et la découverte que les formes mafieuses de « fidélité », loin d’être des survivances tribales du passé, étaient ultra-modernes et pouvaient gangrener et détruire les Etats classiques. Nous ne sommes plus au temps des solidarités passées où les attachements sont non choisis, de naissance, mais à celui de nouvelles formes de solidarité affinitaires, où l’on choisit ses semblables — c’est la logique des gated communities.

Cette description permet de critiquer la société, au sens d’en faire voir autrement les dissymétries et les inégalités cachées, on voit s’établir la nouvelle configuration de problèmes moraux. Pourquoi ne veut-on plus passer de temps dans des endroits où nous risquerions de nouer des attachements encombrants ? Si l’opportunisme de celui qui change de file, resquille, mange à tous les râteliers, est jalousé et regardé comme une preuve de mobilité et de grandeur, si la fidélité des attachements témoigne d’une conception ringarde de la confiance, si l’ingratitude généralisée est érigée en esthétique de vie, le résultat en sera une défiance, une inquiétude, une nervosité générales — les travaux de F.de Coninck et ceux de P.O. Monteil allaient depuis longtemps dans ce sens. En ce sens l’écart de plus en plus massif entre les intentions affichées (être in) et les effets sociaux (être out) pourrait indiquer une tendance du système à courir à sa perte, à son autodestruction. Mais le génie de ce nouvel esprit du capitalisme est de faire croire sans cesse à de nouveaux acteurs, qui prennent la relève de ceux qui sont rejetés, se découragent ou se détournent, que tout le monde a enfin sa chance, et qu’il suffit pour réussir de se donner à fond dans tout ce qu’on fait, de tout sacrifier, pour se rendre complètement flexible, libre, mobile, inventif ! Et pourtant, dans un temps où l’on n’existe qu’en multipliant les connexions, les projets, les contacts, les courriels et les coups de fil, ne pourrait-on imaginer une forme de présence absente des connexions et de l’accélération des échanges, qui attesterait la possibilité d’une fidélité tout autre, d’un rapport différent au temps et aux autres que cette société frénétique ?

On peut faire intervenir ici le thème de l’Agapè, de l’amour tel que présenté par Luc Boltanski dans son Amour et justice comme compétences. Car justement l’Agapè se moque de la loi de l’échange, du don et du contre-don, si centrale dans les connexions mafieuses, où la fidélité est instrumentalisée. Au fond, deux grandes forces traversent la morale, la politique et l’esprit, et qui sont comme les deux moitiés indispensables à la reconnaissance. L’une tournée vers le proche, je veux dire le rapprochement enchanté, l’amour. L’autre tournée vers le lointain, je veux dire la distanciation respectueuse, la justice. L’un voudrait le don pur, l’agapè ; l’autre voudrait l’échange exact, la rétribution. L’un est immense et poétique, l’autre est mesuré et prosaïque. On peut bien sûr penser la société en termes de justes distances, de séparation des pouvoirs et de distinction des institutions : mais il faut bien qu’il y ait quelque chose qui parfois, soudain, rapproche les êtres et leur fasse sentir leur ressemblance, à la limite leur identité. Quand on n’a plus d’amour, on peut multiplier les recours à la justice mais il manque quelque chose d’essentiel, et l’on ne sait plus ce que c’est. L’amour est dangereux parce qu’il rapproche trop les humains, mais la justice est dangereuse parce qu’elle les éloigne trop. Le danger de la justice est de justifier certaines inégalités comme acceptables ou préférables, mais la justice est sensible aux inégalités, elle nous y rend sensibles. Le danger de l’amour est d’humilier, et de considérer que certaines humiliations sont acceptables sinon préférables et même aimables, mais l’amour est sensible à l’humiliation, il nous y rend sensibles. Et ce point est très important dans nos sociétés très vigilantes à l’égard des violences et des injustices, mais bien peu à l’égard des humiliations.

C’est ici que les travaux de Laurent Thévenot sont précieux, par leur attention à ce qu’il appelle les engagements dans le proche. Ces engagements ne prétendent pas forcément à des justifications générales, ce sont des régimes d’action plus ordinaires, plus mêlés sans doute, plus relatifs à des situations, et il n’est pas surprenant qu’on s’y intéresse au moment où l’on sent l’épuisement des mobilisations classiques sur les grandes causes, l’épuisement des militants. Tout se passe comme s’il y avait maintenant un réembrayage dans le proche, dans le rapproché, dans le souci pour le voisin qui n’a pas de papiers, pour le copain d’école. C’est aussi que la force de notre société est de prôner le lisse, d’éliminer toutes les zones de frottements. L’école est un des milieux où ça se frotte, et c’est pourquoi c’est un des lieux où ça s’attache, où se forment des liens.

Depuis le milieu des années 1990, Laurent Thévenot et moi avons mené de nombreux séminaires autour de questions diverses telle « pluralité des attachements et consistance de la personne ». « Attachements » désigne ici quelque chose de positif, d’important. Parallèlement, le mot « racines », si on le rapproche de fidélité avec tout ce que cela comporte de pré-appartenance, de filiation autochtone, etc., laisse entendre tout de suite les glissements et les effets pervers possibles de ce nouveau discours de l’attachement, de la fidélité, et de la proximité. En 2002, lors d’une journée des formation des pasteurs en Suisse Romande, j’ai tenté de déplier un peu ce « problème éthique de la proximité » — thème en partie repris dans « La philosophie du proche », paru in Cités (n° 33, 2008/1). La question y était de penser une civilité, une cité qui accepte de faire place aux attachements, aux proximités, mais dans le même temps de penser une proximité qui fasse place à la civilité, à la distance, à la pluralité.

La libre alliance et son institution

Le troisième et dernier parcours à la recherche de cette difficile fidélité pourrait avoir commencé avec le texte déjà indiqué sur la fidélité dans la tempête, sous l’intitulé « Tranquillement recommencer ». Lors du colloque des Facultés de théologie protestantes des pays latins d’Europe, à Genève en 1997, sur « Le principe protestant comme institution inachevée de la pluralité », je m’étais aperçu qu’il y avait une tradition réformée de l’institution, discrète et discontinue, alternative en quelque sorte à la conception romaine qui prévalait dans la pensée française, jusques et y compris chez des auteurs comme Jacques Ellul, lequel ne pensait l’institution que comme appareil de pouvoir et de gestion. Pierre Legendre, spécialiste de droit canon et psychanalyste, considérait l’institution comme théâtre durable et appareil symbolique capables d’assurer la filiation, la succession et le remplacement des générations. Certes on trouve aussi dans les textes bibliques une véritable institution généalogique de la filiation. C’est certainement là une considération à retenir quand on veut penser la fidélité, et qu’on la tient comme un principe de résistance face à ce management de nos sociétés qui démantèle les institutions pour augmenter les flexibilités, les combinaisons — le rêve collectif de pouvoir tout choisir.

Mais justement Legendre pense encore l’institution dans le sens romain de la fondation continuée. Or il me semblait important d’ouvrir une voie parallèle et alternative, où l’institution répondrait davantage à l’obligation de s’installer dans des désaccords durables qu’à l’obligation d’assurer la suite des générations. C’est ce que je cherchais à esquisser en 1999 dans un article intitulé « Institution, désaccord, filiation » ( Autres Temps n°61 et n°62), et dans un autre sur « Relier-perpétuer : la religion comme lien » (Cahiers de médiologie. n°11). Le sens vertical de l’institution, destiné à assurer la filiation et le remplacement des générations, ne doit pas occulter son sens horizontal, destiné à régler la possible conflictualité entre des égaux qui, en se distinguant les uns des autres et en s’alliant, savent qu’ils peuvent avoir des différends. C’est le sens d’une autre orientation majeure du texte biblique, qui axe tout sur l’alliance, sur le pacte qui place les partenaires à égalité, dans la liberté d’avoir choisi et de tenir leurs engagements. Entre le schème biblique de la généalogie et celui de l’élection, il est bon de ne pas trop vite désigner lequel doit se subordonner à l’autre, et de laisser une articulation à double sens.

En parlant d’institution, je désignais ainsi deux orientations qui doivent ensemble donner forme à notre espace d’apparition, au cadre dans lequel nous sommes autorisés à différer les uns des autres tout en ressemblant à ceux que nous remplaçons — et cela donne deux significations éventuellement divergentes au mot « fidélité » . D’une part nous devons établir une véritable égalité entre les individus, jusque dans leurs désaccords, et respecter d’autre part une irréductible différence de génération, qui autorise les « petits » à prendre la place des « grands ». La première exigence institutionnelle suppose le travail de la symétrie pour traiter les autres comme soi-même, jusque dans le différend ; la seconde demande la prise en compte de l’asymétrie, pour ne pas faire aux autres ce qu’on nous a peut-être fait, et faire accepter qu’entre génération la règle ne soit pas la réciprocité. L’avènement de la Réforme était contemporain d’intensification et de complexification des échanges et des communications (imprimerie, transports…) telles qu’il avait fallu inventer une forme de communauté qui supporte davantage de désaccords, de différences, en établissant de nouvelles formes de consensus, plus contractuelles, et reposant davantage sur la responsabilité et l’autonomie de ses membres. Il me semblait du même coup que l’institution réformée de la filiation était destinée à reconnaître l’enfance, certes, mais aussi à autoriser l’émancipation, c’est-à-dire le point où le petit devient majeur, capable de rompre pour dire sa gratitude et passer nouvelle alliance.

Dans le prolongement de ces remarques, je terminerai par deux nouvelles lignes, issues de mes lectures croisées de Calvin, Milton et Bayle, l’une qui porte surtout sur le divorce et la fidélité conjugale, et l’autre plutôt sur la flibuste et les formes de loyauté politique qui surgissent dans son sillage. Voyons d’abord comment la flibuste puritaine (à laquelle j’ai consacré un film et un dossier dans Esprit 2009-7) est à l’origine de l’invention politique d’une forme d’institution décisive dans l’histoire de la démocratie. Pour Milton, le libre partage des idées, les pamphlets sans censure, sont la condition pour sortir de la minorité sans attendre d’être mûrs pour la liberté — maturité qui sinon ne viendra jamais! La sortie du paradis figure cette épopée satanique, terrible mais nécessaire si Dieu veut être aimé librement. L’esthétique nouvelle est celle de la tempête où tout se délie. Du point de vue géo-politique comme du point de vue théo-politique, on est passé à l’océan, où il n’y a ni Roi ni Pape. Milton trace les grandes lignes d’une pensée de la dissidence, celle des puritains Diggers qui refusent la propriété et les frontières, celle des Quakers qui demandent une tolérance religieuse sans entrave, mais aussi celle des boucaniers des îles qui, à l’instar des anciens grecs, et même si cela exige une dureté inédite, recommencent ailleurs une vie nouvelle sur une plage blanche. La règle fondamentale de la flibuste est le droit de partir sans qu’on vous tire dans le dos. Cette généralisation du droit de partir est une des plus grandes inventions modernes.

Mais il est important de pointer que dans cette théologie la liberté de partir, de quitter, de rompre, est corrélative et solidaire d’une liberté de prendre part, de refaire pacte et alliance, d’un droit de participer, et c’est ici le cœur des philosophies politiques du contrat. Les individus ne sont donc déliés que pour contracter des alliances nouvelles, des libres alliances : le droit de partir n’est que la condition du pouvoir de se lier, du devoir de refaire le pacte fondateur, d’aller recommencer ailleurs — son mariage, son église, sa cité. Des marins, les flibustiers ont d’ailleurs développé les traditions de solidarité, qu’atteste le mot matelot (du hollandais « compagnon de hamac ») : on s’engageait dans la flibuste par deux avec un pacte de défense mutuelle et de partage égal des gains. Même le trésor, le fameux trésor pirate, était d’abord conçu comme un fond commun pour les invalides et les vieux. Or tout cela rouvre aussi les figures théologiques et bibliques de l’alliance, qui permettent justement de repenser le rapport aux autres, au monde et à Dieu comme série de pactes. L’influence politique de ces idées sera déterminante dans la formation des Etats-Unis d’Amérique. Nous sommes ici dans l’imaginaire de la Nouvelle Alliance, du nouveau monde ouvert par cette alliance, et dont Milton est le chantre. Cette règle de sécession et de libre-pacte devient un formidable agent de mixage. Langues, nations et religions se sont mêlées dans ce qu’on a pu appeler l’utopie des « frères de la côte ». Chez eux, ce qui assure la fidélité du pacte, c’est justement l’emprise mutuelle, l’idée qu’on se tient mutuellement, et que l’un ne peut lâcher l’autre de façon unilatérale : il faut être deux pour se délier. S’engager, c’est laisser prise à l’autre, lui donner une part de soi-même en gage pour assurer la durabilité de cette prise réciproque.

Notre dernière ligne, non moins miltonienne, concerne la fidélité conjugale. Le titre initial du livre publié chez Bayard sous l’intitulé Le mariage a-t-il un avenir ? était Le divorce peut-il encore nous émanciper ? C’est que les temps ont changé. Si jadis, dans une société qui luttait contre la servitude, le divorce était le signe d’une émancipation, dans un monde désormais gangrené par l’exclusion, le divorce produit des ruptures de solidarité et voile les conflits sous une façade de consensus et de consentement. L’idée pourtant était superbe. En revenant sur l’invention simultanée du divorce et du mariage au sens moderne, notamment dans la Genève de Calvin et dans l’Angleterre de la Révolution puritaine, j’ai d’abord mesuré combien ils ne se réduisent pas à une affaire privée mais impliquent une dimension politique. Quand on étudie le Paradis perdu de John Milton, et sa façon de raconter l’histoire du couple fondateur, quand on lit sa Doctrine et discipline du divorce (1644) dans le contexte de la révolution puritaine, on est frappé de voir la simultanéité du droit de divorcer, du droit de rompre le pacte politique qui nous lie au souverain, et du droit de quitter l’Église (bientôt de rompre avec Dieu), justement pour pouvoir nouer à chaque fois un libre-lien, une libre alliance. On ne peut penser le lien sans la déliaison, l’accord sans le désaccord, la conversation sans la dispute, plus intimement associés qu’on ne le croit. Tel est le cœur de l’institution nouvelle du divorce et du mariage : droit de se marier, possibilité d’un mariage civil hors de sa communauté, relative autonomie du couple et de la conjugalité par rapport à la génération et à la filiation, etc. Et d’abord : droit à un divorce qui ne soit pas répudiation, mais institution limite d’une possibilité de rupture qui donne au mariage son sens, sa fragile importance. Le régime du mariage traditionnel et indissoluble comprenait l’adultère et une certaine dose de mensonge, mais ce mariage moderne d’origine puritaine, qui suppose la possibilité du divorce, exige la sincérité sinon l’exclusivité. Chacun de ces régimes a ses vertus et ses effets pervers. L’intérêt des travaux de Stanley Cavell et notamment de son grand livre A la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, qui porte justement sur le thème de la nouvelle alliance, est de montrer l’inversion de la question : non pas « comment s’associer, comment parvenir à se mettre ensemble en dépit des obstacles ? » mais « comment rester ensemble, alors que la séparation nous tend les bras ? » La question de la fidélité est ainsi posée dans des termes nouveaux : on ne part pas d’individus atomiques qui ensuite se lieraient ou se délieraient. On commence avec des individus toujours déjà pris dans de nombreux liens, mais qui peuvent se délier et se lier autrement.

Autrement dit, pour se lier, il faut pouvoir se délier. Mais pour se délier, il faut se découvrir toujours déjà lié. Il faut quitter son père et sa mère pour se marier vraiment, etc. En ce sens l’opposition forcenée entre la radicalité de l’appartenance et la radicalité de la rupture est aussi stupide que la querelle de la poule et de l’œuf. Et s’il y a une illusion de l’Origine, de la Racine, de l’attachement absolu, il y a aussi une illusion de la Coupure radicale, de croire qu’on puisse tout choisir. Déliaison et attachement sont relatifs. Déjà on n’a pas choisi d’être né, on est coincé dans l’étroitesse de notre point de vue sur le monde. Est émancipé alors celui qui a reconnu ses attachements. Mais le travail de l’attachement consiste justement à reconnaître la pluralité des attaches, et à les élargir encore. D’où mon présent propos : il fut un temps où la critique servait à rompre les attachements excessifs. Maintenant il s’agit peut-être de compliquer et retenir les ruptures excessives… D’ailleurs aux USA, il y a deux ans, c’est la déréliction des liens familiaux qui a entraîné la non solvabilité des individus pris dans leur trajectoire solitaire, et l’affaissement du système bancaire. Et en Russie comme partout, aujourd’hui, ce que la crise économique réveille, c’est tout simplement l’importance des solidarités, d’abord conjugales, mais aussi familiales, amicales, etc. Nous n’existons que par un prodigieux endettement mutuel et nul ne peut dire qu’il ne doit rien à personne. Oui, en ce sens là, le mariage, l’amitié, les fidélités ont de belles années devant elles, au fur et à mesure que l’on découvrira que rien ne tient sans ces attachements.

Esquissons une conclusion à ces trois parcours, qui diversement pointent vers cette question délicate : qu’est-ce qu’être librement fidèle ? Le problème moderne de la fidélité me semble contemporain d’une nouvelle réflexion sur le statut de la parole et de la confiance que l’on peut lui accorder. Cette question de la fiabilité langagière touche les liens interpersonnels comme les liens politiques : comment faire entrer dans le cadre d’un engagement durable des sentiments qui arrivent, qu’on ne commande pas, ni par la contrainte ni même par la volonté ? Comment maintenir une certaine cohérence de soi au travers des vicissitudes de la vie ? Le soi pas plus que le nous ne sont assurés de leur identité, ils ne la découvre souvent qu’au travers de ses altérations, et sur les limites de ses variations mêmes, comme le montre Ricœur. C’est aussi la question que pose Bayle pour la foi dans son traité sur la tolérance religieuse. La fidélité soulève la question de la sincérité de la personne devant les autres, devant elle-même ou « devant Dieu », question qui devient centrale chez Kierkegaard. Dans cette ligne, Emerson écrit de la « confiance en soi » qu’elle n’a rien à faire du souci de cohérence (« autant se préoccuper de son ombre sur le mur »). Il écrit même : « Je rejette père et mère, femme et frère, quand mon génie m’appelle. Je voudrais écrire sur les poteaux et sur les portes : Caprice. J’espère qu’en fin de compte, il s’agit de quelque chose de mieux qu’un caprice, mais nous ne saurions passer la journée en explications ». Toute la question est de pouvoir interpréter cela encore comme une fidélité, qui fait confiance à l’autre autant qu’à soi. La fidélité tient à la confiance accordée à sa propre parole, autant qu’à la parole d’autrui, à la solidité fragile de cette fiabilité mutuelle. « Notre parole c’est notre engagement », disait le philosophe britannique Austin, dans son Quand dire c’est faire : mais cela veut dire aussi que nos engagements ne sont que des paroles, qu’ils n’ont pas d’autre force.

Olivier Abel

Publié in Foi et Vie, n°5 décembre 2010, p.58-74.