En traitant d’un tel sujet, nous allons comparer des incomparables; il nous faudra donc construire notre jugement, c’est à dire nos comparaisons, en tenant compte des décalages de toutes sortes qui existent, entre les sociétés turque et française, ou d’autres pays européens. La place donnée à l’État n’est pas partout la même, ni sous la même forme, non plus que celle donnée à la société civile (laquelle, d’ailleurs?), et il ne s’agit pas partout de la même forme sociale de religion (l’Islam ne connaît pas de véritable clergé, et en tous cas pas de papauté, et n’a donc pas structuré en face de lui un anti-cléricalisme de même forme qu’en France). Le différend redouble sur cette difficile articulation du politique et du religieux dans la laïcité: personne ne parle vraiment de la même chose, ni dans le même langage ni dans le même vécu, et les adversaires s’opposent en répondant à des questions différentes. Il faudrait avoir alors la sagesse critique, au sens de Kant, de distinguer les questions; c’est la seule ambition, plus philosophique que directement informative, des propos qui suivent.
Le problème de la laïcité en Turquie, qui renvoie comme en creux au problème de l’Islam (ou plus particulièrement de l’Islam turc, qui est assez particulier) en Europe, est en effet exemplaire à sa manière du vieux problème politico-religieux qui a fait tant couler d’encre. Son actuelle vivacité tient au fait que la laïcité est désormais quelque chose de fragile, de vulnérable, qui doit être placé sous la sauvegarde de tous conjointement (et non sous l’apanage sourcilleux de quelques-uns qui s’en feraient les officiels « protecteurs »), et que dans le même temps la laïcité est équivoque, que chacun peut lui donner le sens qu’il lui préfère. Il est donc nécessaire d’ouvrir le débat à l’amplitude entière des significations possibles du terme, même s’il s’agit ensuite de donner une certaine clôture à l’espace de ce débat). En tout état de cause, la crise de la « laïcité », aussi bien en Europe qu’en Turquie, manifeste l’importance de cette délicate articulation du politique et du cultuel. Je développerai six hypothèses, réparties deux par deux sur trois plans, celui des rapports entre culture et politique, de l’écrasement actuel de l’espace proprement politique, et de l’instrumentalisation du religieux.
Une crise de culture
En Turquie, la laïcité est prise à contre-pied à la fois par la sécularisation européenne qui demande davantage de pluralisme et de libéralisme religieux réels (car la propagande religieuse n’est pas libre en Turquie), et par la laïcité à la française qui exige une séparation plus stricte entre les religions et l’État, voit d’un mauvais oeil le monopole de la religion sunnite officielle, et qui par exemple ne comprend pas que la religion puisse être mentionnée sur la carte d’identité. Peut–être précisément Mustapha Kemal, le fondateur de la Turquie moderne sur les débris de l’Empire Ottoman, a–t–il été trop loin, ou trop vite. Comme on l’a parfois vu en France un laïcisme radical peut se retrouver soudain très proche d’un extrême cléricalisme! Je tenterai de montrer que la laïcité est un mixte: qu’elle est moins le geste par lequel une force anti–religieuse sépare le politique du religieux, que celui par lequel une pluralité de confessions ou d’idéologies (religieuses ou anti–religieuses, nationales, ou autres) se désaisissent ensemble de la prétention à légiférer pour les autres, et cherchent ensemble les règles qui leur permettront de coexister dans une société possible.
La crise de la laïcité turque est probablement aussi due au fait que Kemal Atatürk, en laïcisant le pays, a imposé un modèle juridique, une tenue vestimentaire, une réforme de l’écriture, etc, qui manquaient de bases sociales. Bref, il s’est attaqué aux aspects « superficiels » de la question alors que la réussite de la « greffe laïque » aurait nécessité des points d’ancrage dans une infrastructure sociale mieux assise. Certes la « révolution » kémaliste s’est faite dans le difficile contexte d’une longue guerre (1912-1922). Certes elle a eu des effets extrêmement positifs et importants: évoquons simplement le droit de vote donné aux femmes au début des années trente, bien avant la France! Certes il y avait dans les villes une bourgeoisie qui soutenait ses vues, et le kémalisme s’est constitué autour d’un bloc de fonctionnaires (notamment l’Ecole et la Santé) qui furent le vecteur social du laïcisme, avec des valeurs sécularisées qui servirent de modèle de modernisation et d’identification, au-delà même de la Turquie (et dans les luttes de décolonisation).
Même les militaires, qui furent longtemps le vecteur direct de la « modernisation » ou de l’occidentalisation (technique oblige) devinrent les instituteurs et les médecins du corps social. Il suffit malheureusement de voir les salaires de l’ensemble de ces fonctionnaires aujourd’hui, surtout ceux de l’Education, pour comprendre que ni la modernisation ni l’identification sociale ne se font plus tellement par ce vecteur–là! Et puis, on y reviendra, les bases sociales de la laïcité doivent se situer au niveau des structures religieuses elles–mêmes. Or les réformes kemalistes ont finalement plutôt servi à renforcer la tendance légaliste et ritualiste du sunnisme officiel, comme appareil d’Etat, au détriment des tendances plus hétérodoxes, qui sont souvent plus mystiques, mais aussi moins ritualistes, insistant davantage sur la conversion du coeur ou sur la nécessité de penser ensemble la foi et la science (on y reviendra).
Par deux fois j’ai distingué tout en les confondant laïcité et sécularisation. La première hypothèse que je voudrais proposer est que les réalisations historiques de la laïcité sont et ont été des compromis complexes et délicats entre un principe républicain, qui préfère le mot « laïcité », et qui exige de laisser la religion au vestiaire en entrant dans l’espace public, et un principe démocratique, qui préfère le mot sécularisation, et qui exige de laisser faire le jeu des processus socioculturels de privatisation, de subjectivisation et de pluralisation des croyances. Il faut remarquer au passage que l’on ne peut pas aller très loin dans le sens d’une véritable laïcisation républicaine si l’on ne laisse pas faire une certaine sécularisation, subjectivisation et libéralisation religieuse; et que l’on ne peut pas aller très loin dans le sens d’une véritable sécularisation démocratique sans établir de cadres institutionnels laïcs, qui protègent les droits civils (le mariage, par exemple) et notamment ceux des minorités contre la majorité (à cet égard le droit égal des minorités d’accéder aux charges politiques, judiciaires et militaires, est un bon baromètre).
La seconde hypothèse que je risque est qu’aujourd’hui ce compromis historique et délicat est déchiré. Son cadre classique, l’Etat-Nation, est en train d’exploser ou d’imploser; et si la laïcité a pu, à l’époque des nationalismes, définir à peu près une surface de légitimité en faisant tenir ensemble appartenance à une tradition nationale et modernisation rationnelle, ce n’est plus le cas: l’écart entre les deux exigences est actuellement trop grand. La « nation moderne » est un cadre trop vide pour l’identification et trop étroit pour la modernisation. C’est pourquoi la laïcité est partout en crise, prise entre ces deux exigences contradictoires.
Les uns sont surtout terrifiés par l’uniformisation culturelle mondiale qui avance comme un bulldozer, et voudraient approfondir la République pour réunir à nouveau l’État et la Nation, c’est à dire la politique et la culture (y compris la langue et éventuellement la religion), contre la mondialisation. Le principe républicain, jadis plutôt soutenu par la référence à Rousseau ou à Kant et à leur idées morales régulatrices et critiques, semble avoir rencontré l’herméneutique heideggerienne de l’appartenance à un « monde vécu » de langage, et l’avoir intégré à son discours: la République n’a pas besoin de s’expliquer ni de se justifier! Les autres sont surtout terrifiés par la balkanisation nationaliste ou religieuse qui fait partout surgir les barbelés des cicatrices frontalières, et ils voudraient plutôt élargir la Démocratie, le jeu des droits de l’homme et la confiance faite à l’autonomie de la culture, de son pluralisme spontané. Le principe démocratique, jadis plutôt romantiquement gagé sur l’idée hégélienne de la Sittlichkeit, d’une sorte d’esprit des moeurs réelles d’une société, de culture « populaire », semble s’être converti à une démarche plus critique et plus procédurale, plus universaliste, bien décrite par Habermas, avec tout ce que cela comporte d’idéologie de la communication réussie. Cette double obsession, philosophiquement argumentée de manière aussi hétérogène, n’est pas sans alimenter une controverse certes passionnante, mais sourde et insoluble.
Politique et laïcité
Au plan proprement politique du système de la laïcité ou de la démocratie que nous cherchons, sous l’horizon de ce que j’appelais une laïcité fragile et placée sous notre sauvegarde conjointe, c’est à dire sous l’obligation commune qui nous est faite de la réinventer à nouveau, les implications politiques sont nombreuses, mais je les réunirai encore sous deux hypothèses.
La première, ici, c’est que le destin de l’idée de « laïcité » n’est pas entièrement indexé à celui de l’idée de « nation ». Au contraire, je pense que la laïcité trouvera son plein développement lorsqu’elle aura pu se dissocier du cadre étroit de la nation, qui en fut peut–être la gangue primitive, mais qui maintenant l’étouffe. Même si la nation est probablement l’une des formes les plus opératoires de la mobilisation d’un pays pour sa défense, aucune nation ne saurait se prétendre native d’un territoire à titre légitime et exclusif. Aucune nation n’est « pure » et sans mélange, identique à tous égards (ethnique, linguistique, religieux, historique, etc.). Non seulement la laïcité a du mal à s’établir dans un pays mono–religieux, mais elle a du mal à se développer dans un pays « mono–national », surtout dans un temps où les nationalismes sont devenues de terribles religions. Les droits des minorités sont ainsi la pierre de touche des véritables droits laïcs.
En même temps il faut savoir que l’on ne change pas de régime de tolérance et de cohabitation politique par un coup de baguette magique. L’ancien système ottoman des « millet » protégeait la diversité des communautés mais en incarcérant les individus dans ces communautés. Dans l’effondrement de ce système sous l’idée de « libération nationale » a surgi une liberté laïque des individus-citoyens dans le cadre de l’État-Nation, mais cela a supposé la dénégation de toute appartenance à une culture, un peuple, ou une tradition particulière. Il faut trouver une troisième solution, sans doute, mais sans détruire le cadre trop vite le cadre existant; car l’éclatement de la Turquie nationale pourrait aujourd’hui faire beaucoup plus encore de dégats, et la forme qu’elle a prise était liée à une modernisation nécessaire pour riposter à une agression colonialiste des puissances européennes. Plutôt que la contraindre de l’extérieur à rentrer dans des normes qu’elle perçoit comme des agressions injustes, sans doute vaut-il mieux tout faire pour pluraliser de l’intérieur le fonctionnement de l’État en Turquie. Comment faire? Cela suppose de repenser la situation du « politique », et l’articulation laïque du politique et du religieux qui est l’intense lieu de toutes les crises récentes en Turquie.
Ma seconde hypothèse est que nous devons renoncer à l’illusion double que si nous avions tous le même Dieu nous serions enfin réconciliés, et que si nous étions complètement débarrassés de la religion nous serions réconciliés. Ce que cette illusion, sous son double visage, comporte de plus puéril, c’est de croire à la possibilité de débarrasser le politique de toute conflictualité, de tout désaccord, de toute contradiction. Sous ce présupposé, deux candidats se présentent pour occuper la place du politique. Le premier réduit le politique à la gestion technocratique et instrumentale: c’est la figure de l' »expert », pour lequel les choix portent sur le rapport des moyens et des résultats (le débat sur les finalités de l’agir est éliminé comme idéologique). Le second réduit le politique à la manipulation démagogique et corporatiste du désir d’unanimité du « corps social » dans l’exclusion de tout ce qui le fait souffrir: c’est la figure du « chef » (qui élimine comme « intello » et abstrait tout débat sur la complexité des interactions). Des deux côtés la conflictualité est supprimée.
Voici donc aujourd’hui le politique écrasé entre ces deux figures d’une barbarie « apolitique », deux figures d’ailleurs complémentaires et complices dans leur élimination de l’espace proprement politique du débat, c’est à dire du conflit organisé, institué, honoré. Barbarie qui couvre d’ailleurs, remarquons le au passage, le spectre entier du totalitarisme, c’est à dire à la fois la conception d’une humanité sans mémoire et sans immémorial, malléable à merci par la technique, et la conception bouchère d’une humanité incarcérée dans sa condition ethnique, le crime d’être né (nous retrouvons les deux terreurs évoquées plus haut et qui bordent notre siècle).
Pour terminer sur ce point et le vérifier en quelque sorte, il n’est pas tout à fait déplacé de parler un peu de la mafia, des mafias, si puissantes en Turquie. Mais parler de la mafia ce n’est pas parler des lointains Méchants qui trament leur complot occulte. Une analyse politique doit nous faire comprendre qu’il s’agit de « nous », chaque fois que nous faisons passer un proche, un neveu, les amis de nos amis, avant leur place « normale » (pour un concours, un emploi, un mariage, etc.): « après nous le déluge ». Je décris la désinstitution générale qui fait le lit de la mafia comme le fait que nous ne croyons plus aux institutions. Quand on ne met plus nos enfants dans les écoles publiques, quand on instrumentalise toutes les institutions y compris l’armée, quand on modifie la constitution et le droit selon les intérêts du moment, quand on instrumentalise les moyens d’information, quand on instrumentalise même la religion, c’est qu’on ne croit pas aux institutions communes. On ne croit pas aux institutions comme lieu d’expression nécessaire des désaccords, des conflits, de la pluralité. La mafia n’est donc pas seulement un archaïsme, une régression à des modes anciens de sociabilité quand les autres s’effondrent. La mafia est ultra-moderne, parfaitement contemporaine et corrélative de ce partage du monde que nous avons décrit au plan précédent, entre le libéralisme économique mondialisé et l’autoritarisme militaro-politique de bien des régimes assis sur la géopolitique de la « périphérie » américaine. Cet alliage du libéralisme économique et de l’autoritarisme démagogique (avec les passe-droits de la nomenklatura) qui fait le fromage des mafia, donne finalement des régimes d’une très grande stabilité, contrairement aux pieuses ou cyniques illusions des démocraties libérales.
Religion et laïcité
Si nous repartons maintenant du plan proprement religieux de l’Islam turc, avant de conclure, nous ferons l’hypothèse que pour que la laïcité et la greffe laïque puisse prendre sur le tissu social et culturel de la Turquie, il y a des conditions religieuses, une structure d’accueil théologique pour que cette laïcité-là soit compatible, acceptable et jouable y compris par ceux qui tiennent à leurs croyances. C’est cette préparation culturelle et religieuse à la laïcité, à une laïcité non empruntée et importée sans être comprise, comme une langue restée étrangère), qui doit retenir notre attention. L’Islam turc traditionnel n’est pas une église au sens occidental du terme, et s’organise pour partie derrière des figures de « saints », et dans une « littérature » qui oscille entre les récits hagiographiques et la poésie mystique. Il y a probablement là un germe de profond pluralisme théologique qui pourrait développer une certaine « subjectivisation » de la croyance; si le sujet croyant est un sujet parlant, énonçant sa foi, il est essentiel que ce sujet ne soit pas seulement assujetti au langage institutionnel, à la langue de cette énonciation, mais qu’il soit aussi, par la singularité de sa parole même, porteur à son tour d’un langage instituant. Cette capacité à réinterpréter les Ecritures dans des contextes neufs, de réouvrir les traditions pour montrer en elles des réserves de sens inédites, cette capacité à accepter la pluralité des interprétations, à renoncer au monopole de l’interprétation légitime, est probablement la meilleure manière de réarticuler dans la religion même la possibilité de la laïcité.
On dira que l’Islam peut difficilement se résoudre à une telle subjectivisation, à ne pas imposer sa Loi à l’espace public, et à s’en tenir à n’être que l’un des termes dans l’équation de la société civile. L’objection est importante. Mais quand on entend des étudiants musulmans dire que : « dans cette société personne n’est musulman, la religion n’est qu’une hypocrisie », que « la société turque est un monde à reconvertir et que le vrai Islam n’est pas seulement un rite avec quelques gestes extérieurs mais que c’est dans le coeur qu’on se convertit », que « être juste, c’est faire que Dieu puisse sourire à ce que nous faisons (God smiles), car Dieu n’est pas lointain, sévère et abstrait: il est proche et il peut sourire »; bref, que « l’Islam n’est pas une croyance, une hypothèse: c’est de pratiquer le Coran, de vivre dans le texte; l’Islam doit être vécu entièrement, et sinon il vaut mieux le renier », que font–ils d’autres, ces étudiants, sinon de proposer précisément le schème d’une subjectivisation de l’Islam? L’islamisme actuel, surtout au moment où il doit survivre à sa pure instrumentalisation politique pour la prise de pouvoir, doit inventer de nouveaux équilibres, et c’est par lui que progresse probablement le plus vite la sécularisation réelle de la société turque aujourd’hui.
Cette sécularisation, contrepoint nécessaire de la laïcité militante, on l’a dit, relance un très ancien processus. L’Empire ottoman, qui se proclamait lui–même héritier de Rome et de Byzance, avait bien dû trouver les techniques juridiques pour faire coexister des langues, des religions et même des droits différents. La dualité entre la loi islamique et la législation impériale est un des rythmes fondamentaux du monde ottoman, et c’est d’ailleurs un des arguments de Pierre Bayle dans sa polémique pour la tolérance civile contre « La France toute catholique » de Louis XIV. Il ne faut donc pas oublier cette distinction fondatrice entre le kanun qui définit l’ordre juridique impérial (dans le prolongement du droit byzantin et du « yasak » turco-mongol) et la sheri’a qui définit la loi propre aux musulmans de l’Empire, leur code civil (mais ils n’étaient pas les seuls, et les « minoritaires » avaient, en matière de code civil, recourt à des tribunaux spécifiques à leurs communautés). Par ailleurs le monde ottoman, même s’il était plutôt de tradition « hanéfite », comportait une pluralité d’écoles juridiques sur le même territoire, afin de permettre la cohabitation de plusieurs islams, de plusieurs religions et de plusieurs langues. Enfin, depuis la fin du 18ème siècle, toute une série de réformes, les tanzimat, avaient eu pour conséquence une sécularisation assez avancée de la société, avec un pluralisme accepté (la question étant plutôt de lui trouver des formes de cohérence institutionnelle), une individualisation des choix de vie (y compris pour les femmes dont certaines prennent dès lors des responsabilités pédagogiques, par exemple), etc. Le processus de sécularisation en ce sens est déjà très ancien, et il n’est pas entièrement faux de se demander si l’établissement de la laïcité, qu’il avait permis, ne l’a pas bloqué.
C’est en tous cas cette mémoire dormante qu’il s’agirait de rouvrir, pour ouvrir la possibilité d’un nouveau palier de laïcisation. Cela est d’ailleurs valable pour les deux rives de la Méditerranée, et pour toute l’Europe. Faute de quoi l’inculture religieuse laisse le champ libre soit à un retour du religieux imaginaire, fanatique, magique (c’est un paradoxe apparent que la rationalité instrumentale brise les institutions religieuses mais attise les croyances magiques), et inculte. C’est le choc des incultures de l’Orient et de l’Occident, dont certains se frottent déjà les mains. Ou bien l’inculture religieuse, qui est aussi une incapacité critique car les religions ont toujours développé un sens critique des idéologies du pouvoir, laisse le champ libre à une religion de la laïcité, à une laïcité en position de monopole religieux: sorte de « religion civile », qui n’a pas grand chose à voir avec ce que Rousseau entendait par là, mais qui comporte ses cultes et ses rituels d’unanimité, d’unité du corps social.
C’est ici ma dernière hypothèse. Pour sortir de ce face à face entre deux pseudo-religions, il faut rouvrir la mémoire vraiment religieuse, faire crédit à l’inventivité théologique, qui seule peut donner à nouveau frais une structure d’accueil plausible pour une laïcité redéfinie ensemble, qui permettrait la sécularisation pluraliste et ne la bloquerait pas. Le fondement de la laïcité, c’est d’abord l’existence concrète dans un pays de plusieurs confessions sensiblement égales en force ou en prestige. Je ne dis pas que la multi–confessionnalité soit la laïcité: mais elle est la condition nécessaire de sa concrétisation. Cela suppose deux conditions, l’une interne à l’Islam turc, et l’autre interne à la culture commune européenne quand elle rencontre la situation en Turquie.
Le pluralisme théologique réside dans l’acceptation par les religions qu’elles ne sont que des langues, et qu’il ne saurait pas plus y avoir une religion universelle et unique qu’il n’y a de langue universelle. L’Islam turc a ici une position intéressante, c’est que la langue du prophète est pour lui une langue étrangère, et que la foi s’y avance visiblement au risque de la traduction. Ce dont je fais ici l’éloge, c’est d’une sorte de « polyglottisme », de « multilinguisme » religieux. On dira que c’est du relativisme. Mais la religion n’a quand même pas pour seul but l’identification de soi ni la légitimation d’une société! Pour un esprit vraiment religieux Dieu est plus vaste que nos langues. Il faut que les diverses confessions religieuses reconnaissent la diversité des langues de Dieu, et que le « Dieu » qu’elles honorent est plus grand que l’honneur qu’elles lui rendent. La laïcité n’est possible que pour des religions qui acceptent de se plier un minimum à cette simple exigence. Mais c’est une exigence théologique qui me semble portée par ce que l’Islam porte de plus sincère.
Du côté européen cela suppose également d’accepter de cesser de croire que l’Europe a inventé la laïcité. En Islam un sujet doit être jugé selon l’école de droit islamique dont il relève, et plusieurs écoles peuvent exister sur le même territoire; il y a là en germe un pluralisme juridique dont nous aurions beaucoup à apprendre.
Conclusions
Concluons. Ce qui menace la laïcité, la sécularité ou simplement l' »urbanité » en Turquie, ce qui l’empêche de devenir un atout majeur pour entrer dans l’Europe et pour faire évoluer l’Europe entière sur ce point, c’est cette double-instrumentalisation du religieux et du politique que nous avons examinée.
D’un côté nous avons un Islam nationaliste, ou bien la récupération de cette étiquette de « propreté » musulmane par tous les partis. Mais l’Islam sincèrement religieux pense l’Umma, la communauté des croyants, et non la Nation-Patrie au sens occidental du terme; et l’Islam turc sincèrement religieux, qui a affaire à la question spécifique de la traduction et donc de l’interprétation théologique du Coran, qui est aussi anciennement sécularisé que nous l’avons dit, et qui ne demande qu’à poursuivre librement sa sécularisation sans qu’on se mêle sans cesse de ses affaires, est au fond politiquement irrécupérable par aucun parti.
De l’autre côté nous avons une instrumentalisation de la laïcité et du kémalisme, par des gens qui ont des liens avec la mafia, et que Mustafa Kemal honnirait probablement. Et nous avons d’ailleurs une instrumentalisation de l’argument européen. Mais l’on voit aussi le réveil d’un autre kémalisme, qui réagit sincèrement à l’effondrement des institutions, qui demande une véritable laïcité et une restitution des institutions républicaines contre les clientélismes mafieux de la « nomenklatura » d’État.
Entre cet islam sincère en voie de sécularisation et cette laïcité sincèrement républicaine, la confrontation serait non à éviter mais à souhaiter, à honorer, à organiser, à instituer. La confrontation de ces deux forces, une confrontation bien pondérée, est possible et féconde. C’est là que quelque chose s’inventera, pour l’Islam comme pour la laïcité, pour l’Europe comme pour la Turquie. Et pour l’invention d’une nouvelle manière de faire coexister sur les même territoires des peuples divers. C’est une tâche difficile, mais qui est placée sous notre responsabilité conjointe. Ou bien nous résignons-nous à la guerre?
Olivier Abel
Paru dans Migrations Société, n°mai 2000, p.105-114.