* Justice de Dieu, justice des hommes :
a-t-on raison d’opposer ces deux termes ?
Certainement car l’une n’est pas l’autre. Il faut tendre à réaliser la justice des hommes à la lumière de la justice de Dieu. Mais nous ne connaissons celle-ci qu’indirectement. Nous l’interprétons à travers de grandes traditions, principalement la tradition biblique.
* Comment la Bible conçoit-elle la justice ?
Je vois trois grandes lignes. Selon la première, fondamentale, ce qui est juste et bon implique qu’il y ait une égalité de fond entre les hommes et une alliance entre égaux. Idée présente dans notre tradition juridique dans le refus de faire deux poids, deux mesures. Deuxième ligne : ce principe formel d’égalité est remis en cause par la prise en compte qu’il y a des forts et des faibles. Et que, par conséquent, les puissants sont responsables des vulnérables, qu’ils les protègent pour qu’ils deviennent à leur tour forts. Troisième orientation, particulièrement présente dans les Evangiles et les livres sapientaux : le constat que la justice demeure toujours bancale. Qu’elle tient, au fond, dans chaque situation particulière, à la justesse du compromis aboutissant au moindre mal.
* Vous-même, philosophe moraliste chrétien, quelle est votre idée du juste ?
Je suis constamment tiraillé entre plusieurs approches. Par exemple, à la question de fond : « l’homme est-il totalement responsable de ses actes ? Ou la fragilité, la faiblesse humaine étant ce qu’elles sont, sa responsabilité n’est-elle que partielle ? », il m’est très difficile d’apporter une réponse définitive. Au cas par cas, j’oscille d’un bord à l’autre. Une décision éthique, selon moi, doit répondre à trois critères. Un : partir d’une expérience concrète. Deux : être partageable, universalisable. Trois : être praticable dans des situations singulières. Comme moraliste, ce qui est essentiel pour moi c’est de ne pas démoraliser les hommes mais d’avoir une approche du juste qui les encourage à aller de l’avant, à modifier quand il le faut la réalité. Les textes bibliques inspirent souvent cette force imaginative de refus de la fatalité …
* Vous avez confiance dans la capacité et le désir des hommes de construire un monde plus juste ?
Oui. Je crois au désir de l’homme de vivre pleinement, à sa capacité à dire oui à la vie en s’orientant vers le bon, tout en acceptant sa fragilité. Cette conviction me vient de ma foi chrétienne : si Dieu a tant aimé les hommes, jusqu’à leur envoyer Son Fils, c’est qu’ils sont dignes de son amour. L’élan de la rédemption, de la construction du Royaume de Dieu– dont Jésus nous dit que celui-ci est déjà entre nous et en nous – , ne sont pas le seul fait des hommes spirituels. Cet élan a une dimension politique et s’exprime aussi bien dans le code de justice pénale ou le code de justice économique. Autrement dit : l’amour de Dieu travaille la justice humaine car « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant. » (saint Irénée). De là, l’idée de justice absolument universelle, telle qu’ illustrée par le thème du jubilé.
* Qu’est-ce-à-dire ?
Selon le Deutéronome, le jubilé incarne, tous les 49 ans, le pardon des pardons. Comment ? En abolissant toutes les dettes et en redistribuant toutes les terres. Bref, c’est un recommencement radical où tous les rôles sociaux sont remis à plat, où les pauvres cessent d’être pauvres, où toutes les données hiérarchiques sont abolies. Dans cet idéal biblique, la justice se convertit en amour, et l’amour en justice. Idéal que parachève le Christ.
* Comment ?
Dans les paroles de Jésus, ce qui émerge, c’est une justice entièrement juste avec chacun. Tellement singularisée, au cas par cas, qu’elle conduit à bâtir une société où chacun aurait sa juste place et pourrait montrer aux autres ce dont il est vraiment capable. Une société qui redonnerait régulièrement à chacun la chance d’affirmer ce qu’il est. Mais aussi, corollairement, une société qui permettrait à qui le veut de s’effacer avec allégresse pour s’adonner à la contemplation.
* Pourquoi ?
Selon moi, plus on prend conscience de sa singularité, plus en retour on peut rechercher l’effacement de soi. Car plus on s’interroge : « Qui suis-je pour exister ? », plus on prend conscience que vivre est une grâce ; plus on est conduit à se demander ce que l’on fait en retour de ce magnifique cadeau de Dieu qu’est la vie. Et donc, plus on désire rendre grâce, en contemplant Dieu en ses multiples visages : particulièrement dans le prochain, que l’on désire servir. C’est la parabole des talents.
* Quand on évoque la justice de Dieu, on pense à la justice dans l’au-delà ? Qu’est-ce que cela signife pour vous ?
Personnellement, je n’ai pas besoin de cette idée. Si j’ose dire, j’ai déjà eu mon salaire (ma récompense) en ce monde. Punition ou rétribution après la mort pour les actes bienfaisants ou malfaisants que nous aurions commis ? Ces catégories ont pour effet, me semble-t-il, de maintenir en enfance les croyants. On est juste pour être juste, par amour du prochain, et non pas pour être récompensé. Calvin disait : « Il faut se vider de tout souci de soi et de son propre salut ». De même, je pense que la Résurrection devrait être déliée du thème du Jugement dernier et de celui de la prolongation interminable de la vie mortelle. Pour moi, la Résurrection implique plutôt que la singularité de mon existence trouvera un écho dans la « mémoire » de Dieu. Qu’Il me fera une place en son sein.
* Si Dieu est juste et bon, pourquoi permet-il que le mal existe. Pourquoi des enfants innocents meurent-ils dans d’atroces souffrances ?
Un philosophe que j’aime beaucoup, Bayle, faisait valoir qu’en toute bonne logique, la doctrine chrétienne ne peut expliquer le mal. Encore faut-il distinguer entre le mal qu’on peut réparer et partager et celui qu’on ne peut ni réparer ni partager, et qui, dès lors, rend les gens méchants. Quitte à choquer, je dirai qu’il faut prendre au sérieux trois hypothèses théologiques. Un : Dieu est plus faible qu’on le dit, il y a de la passibilité et même de la souffrance en lui. Deux : il est capable de méchanceté, comme l’affirment la tragédie grecque ancienne ou le Premier Testament. Trois : Il ne sait pas tout. Hypothèse certes encore plus inattendue de la « bêtise » de Dieu. Mais n’accorde-t-on pas, en général, un trop grand crédit à l’intelligence ? Celle-ci ne peut-elle pas être diabolique ?
* Bonté-méchanceté, bêtise-intelligence, puissance-faiblesse : l’erreur n’est-elle pas de donner à Dieu des attributs trop humains ?
Absolument. Dieu est au-delà de ce que croyons. La question centrale : « Qui est-Il ? » est infiniment plus grande que toutes nos réponses. Dieu, au fond, se fiche de notre salut. Et nous les humains, nous avons tort de nous donner trop d’importance. Il nous faut remettre notre confiance dans un Dieu plus vaste que nos misères.
* Les épreuves que nous subissons ne peuvent-elles pas être comprises comme une invitation à nous tourner vers Lui ?
Je dirais à laisser place en soi pour l’autre, qu’on l’écrive avec un minuscule ou une majuscule., à être moins égocentrique. C’et une invitation spirituelle mais nullement une obligation morale. Ce qui est en jeu, c’est que notre plainte, face au malheur, se purifie peu à peu de toute accusation et acquiers une dimension élégiaque.
* Homme de réflexion et de discours (comme philosophe et écrivain), doublé d’un homme de foi, quelle place faites-vous à la prière ?
Précisément, la prière prend source dans la prise de conscience que le discours vient buter sur l’innommable, qu’il tourne en rond sur lui-même et ne pourra jamais percer le mystère… Pour moi, la prière, dès lors, est synonyme d’effacement silencieux et allègre. Effacement du discours ressenti comme un silence-éparpillement en Dieu. Non pas silence monastique, qui veut faire place au surgissement du Un. Mais silence ouvert, offert à toutes les détresses qui viennent retentir en Dieu. Ainsi compris, prier c’est entendre toutes les questions, toutes les souffrances, toutes les voix qui n’ont plus ou pas encore de porte-voix parce qu’elles sont trop éloignées dans le temps ou dans l’espace. J’essaye d’autant plus de les remettre, de les porter dans ma prière que trop peu de gens n’en ont cure. Que ce soient les voix des pauvres du Tiers-monde ou les voix des générations futures à qui nous allons laisser en héritage une planète invivable. D’où l’urgence de la question écologique.
Paru dans Prier n°286 nov.2006, p.6-9
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)