Il est fréquent que les meilleures solutions soulèvent à terme de nouveaux problèmes. La séparation des Églises et de l’Etat en France répondait magnifiquement à un besoin de séparer des sphères foncièrement différentes, que l’histoire avait trop mêlées. Il fallait rendre à César ce qui était à César et à Dieu ce qui était à Dieu, désacraliser l’Etat et rendre aux Églises la liberté critique qui était celle du christianisme primitif. Les prêtres devaient cesser d’être des fonctionnaires publics, les religions devenaient une affaire de choix personnel, et allaient s’entretenir toutes seules.
Au début ce fut une libération mutuelle, et les Églises émancipées ont poursuivi leur mouvements de Réveil en s’appuyant sur la puissance sociologique de l’élan acquis, vaquant libres à toutes sortes d’actions bénévoles. On peut dire que la qualité évangélique des Eglises en a été améliorée. À la longue cependant l’élan s’est dissipé : les bénévoles se sont fatigués de ne pas voir la relève, le tissu des corps intermédiaires s’est défait, et il ne reste que des militants, de moins en moins nombreux, de plus en plus mobilisés, « croyants », agrippés à leur fidélité, ou nouveaux convertis par pur choix individuel. Et comme les jeunes générations s’investissent sur des projets ponctuels et limités, mais ne se sentent plus tenus de cotiser régulièrement, les fidèles vieillissants doivent porter des cotisations de plus en plus lourdes.
Plus grave peut-être, à terme ainsi, on s’aperçoit que ce régime de séparation des Eglises et de l’Etat, qui nous semblait pourtant si conforme à la fois à la modernité démocratique et au message évangélique, favorise malgré nous ce que nos religions comportent de plus crispé, sectaire et insomniaque. Ces superbes petites églises confessantes et militantes, qui avaient tourné le dos aux Églises officielles, endormies dans leur pouvoir et leur richesse, se retrouvent de plus en plus en plus épuisées, repoussées vers des marges de radicalité et de dénonciation du monde, trop militantes pour parvenir à transmettre durablement leur confession ou leur enthousiasme à leurs enfants.
Tout cela ne va pas sans une crise profonde de l’institution, entendue justement comme ce qui demeure quand tout repose, comme ce qui est plus durable que nos paroles et actions fugaces. Il n’est pas jusqu’à nos théologies qui n’aient privilégié la spontanéité, et le Pape précédent était bien contemporain de cette désaffection de l’institution, de cette immédiateté médiatique, ou de cet évangélisme fondamentaliste ou pentecôtiste des born again, rescapés d’un monde considéré comme foutu. Comme si le présentisme si général de notre époque affectait les Églises en les réduisant à une sorte de charité charismatique ou thérapeutique, sans aucune dimension plus large de mémoire ou d’espérance.
Cette même crise touche au vieillissement des Églises, comme si la dialectique de l’ancien et du nouveau était brisée, comme si les jeunes n’avaient plus la force d’hériter, et les anciens plus le courage de laisser la place. Elle touche enfin la faculté même de vigilance. Le discours du « réveil » a fait long feu : jamais il ne pourra être vigilant, celui que l’on a tenu sans cesse sur le qui-vive, dans une mobilisation et une conscientisation qui finit par le laisser incapable d’une véritable action éveillée, le jour où elle s’impose.
Sans revenir au vieil appareil des religions d’Etat, qui a longtemps porté dans ses flancs le pire, il faudrait inventer un régime intermédiaire qui permette à ces institutions de rouvrir, pour le bien de tous, un rapport au temps long, à la durée. On y trouverait alors un rythme plus vaste et plus tranquille entre le sommeil et l’éveil, entre la part onirique et la part critique de notre humanité, et la faculté donnée à chacun, tour à tour, de se retirer ou de se montrer.
Olivier Abel